SUR LA RECEVABILITÉ de la requête N° 27873/95 présentée par Jean-Gabriel MOUESCA contre la France __________ La Commission européenne des Droits de l'Homme (Deuxième Chambre), siégeant en chambre du conseil le 27 juin 1996 en présence de M. H. DANELIUS, Président Mme G.H. THUNE MM. G. JÖRUNDSSON J.-C. SOYER F. MARTINEZ L. LOUCAIDES J.-C. GEUS M.A. NOWICKI I. CABRAL BARRETO J. MUCHA D. SVÁBY P. LORENZEN E. BIELIUNAS Mme M.-T. SCHOEPFER, Secrétaire de la Chambre ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 8 juin 1995 par Jean-Gabriel MOUESCA contre la France et enregistrée le 17 juillet 1995 sous le N° de dossier 27873/95 ; Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : EN FAIT Le requérant, né en 1961, de nationalité française, a été détenu à la maison d'arrêt de Bois d'Arcy. Il est actuellement incarcéré à la maison d'arrêt de la Santé. Devant la Commission, il est représenté par Maître Alain Larrea, avocat au barreau de Bayonne. A. Circonstances particulières de l'affaire Les faits, tels qu'ils ont été présentés par le requérant, peuvent se résumer comme suit : 1. Les condamnations antérieures du requérant. Le requérant fut condamné définitivement pour actes de terrorisme. Il purge actuellement différentes peines de prison y relatives, dont l'une assortie d'une période de sûreté qui expirera le 15 juin 2004. 2. La procédure pénale en cours. Parallèlement à sa condamnation définitive, le requérant est actuellement mis en examen pour tentative d'homicide volontaire, complicité de meurtre, vol avec arme, vol, transport d'armes et munitions, détention d'explosifs, falsification et usage de documents administratifs. En effet, à la suite d'une fusillade qui eut lieu le 7 août 1983 et au cours de laquelle un gendarme fut blessé et un autre tué, le requérant fut interpellé le 1er mars 1984 et déféré devant le juge d'instruction qui l'inculpa et le plaça sous mandat de dépôt le 7 mars 1984. Le 19 août 1987, un arrêt de la chambre d'accusation de la cour d'appel de Pau renvoya le requérant devant la cour d'assises des Landes, avec ordonnance de prise de corps. Le requérant se pourvut en cassation. Par arrêt du 19 janvier 1989, la chambre criminelle cassa l'arrêt déféré et renvoya les parties devant la chambre d'accusation de la cour d'appel de Toulouse. Par arrêt du 7 mars 1989, la chambre d'accusation de la cour d'appel de Toulouse renvoya le requérant devant la cour d'assises des Landes, avec ordonnance de prise de corps. Un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation cassa l'arrêt de la chambre d'accusation et renvoya les parties devant la chambre d'accusation de la cour d'appel de Montpellier. Cette dernière fut dessaisie, par arrêt de la Cour de cassation du 25 octobre 1989, au profit de la chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris, en raison de la détention du requérant à Fleury-Mérogis. Le 28 décembre 1995, le requérant demanda sa mise en liberté. Par arrêt du 16 janvier 1996, la chambre d'accusation de Paris, "constatant qu'il n'existait aucun titre de détention dans la présente procédure contre (le requérant) depuis le 6 mars 1990 à minuit" en raison de l'absence de renouvellement du titre de détention, déclara la requête sans objet. 3. La détention d'un drapeau basque et d'une machine à écrire en prison. Le requérant fut successivement détenu dans différentes maisons d'arrêt. Durant sa détention, il acheta auprès des services pénitentiaires deux machines à écrire, l'une mécanique, l'autre électronique, qu'il put utiliser à sa guise. Il conservait également depuis neuf ans dans sa cellule un drapeau basque, d'une dimension de 110 centimètres sur 70. Cependant, le 7 avril 1995, lors de son transfèrement à la maison d'arrêt de Bois d'Arcy (Yvelines), le directeur de la maison d'arrêt lui confisqua sa machine mécanique et son drapeau basque. Par lettre du 26 avril 1995, le requérant présenta par l'intermédiaire de son avocat une requête au chef de l'établissement en vue de réexaminer la décision de confiscation. Par lettre du 12 mai 1995, le directeur répondit en ces termes : "[Le requérant] est arrivé à l'établissement avec deux machines à écrire, je lui ai donc demandé dans un souci de moindre encombrement de la cellule, de choisir l'une ou l'autre de ces machines à détenir en cellule. Il s'agit d'une mesure d'ordre interne sur laquelle je ne reviendrai pas. J'ai en effet refusé l'attribution d'un drapeau basque à votre client, en raison notamment de la taille de celui-ci (plus d'un mètre de longueur) et ce type d'objet n'étant pas autorisé en cellule. Je ne reviendrai donc pas sur cette décision." Le 18 mai 1995, le requérant formula un recours hiérarchique auprès du ministre de la Justice qui, le 15 septembre 1995, confirma la décision. Le 13 novembre 1995, le requérant saisit le tribunal administratif de Versailles d'un recours en annulation de la décision du directeur du 7 avril 1995. Il soutenait notamment que "la confiscation du drapeau basque constitue une violation de l'article 9 pris en liaison avec l'article 14 de la Convention, dans la mesure où son drapeau basque permettait (au requérant) d'exprimer la conscience qu'il a d'appartenir au peuple basque, alors que les détenus français ne se voient pas opposer une interdiction de conserver en cellule le drapeau français". Il invoquait également dans ce recours les articles 13 de la Convention et 1 du Protocole N° 1 à la Convention. Le recours est actuellement pendant devant le tribunal administratif, qui n'a pas encore statué. Fin février 1996, le requérant fut incarcéré à la maison d'arrêt de la Santé. Le 7 mars suivant, les deux machines à écrire et le drapeau basque lui furent restitués. Depuis le 9 mai 1996, il est détenu à la maison d'arrêt de Fresnes. B. Eléments de droit interne 1. Les mesures d'ordre intérieur Selon une jurisprudence classique, les mesures d'ordre intérieur sont des actes qui concernent seulement le fonctionnement interne de l'administration, son ordre juridique intérieur. Il s'agit donc de décisions qui sont considérées comme ne faisant pas grief aux administrés (cf. Contentieux administratif, C. Debbaasch et J.-C. Ricci, Précis Dalloz, p. 559 et suivantes). La distinction entre mesures d'ordre intérieur et décisions faisant grief a deux intérêts principaux. D'une part, les mesures d'ordre intérieur ayant une portée limitée, les règles de compétence des autorités administratives sont appréciées plus libéralement que pour les décisions faisant grief, les mesures d'ordre intérieur relèvant, en principe, du pouvoir discrétionnaire de tout chef de service. D'autre part, les administrés ne sont pas recevables à agir contre elles par la voie du recours pour excès de pouvoir. Ces mesures sont censées ne pas leur préjudicier ou ne leur causer qu'un dommage minime. Un certain nombre de mesures par lesquelles l'autorité hiérarchique règle la discipline interne du service placé sous son autorité sont classées par le juge parmi les mesures d'ordre intérieur sur lesquelles il refusait traditionnellement d'exercer son contrôle. Il convient, en effet, d'abandonner à la discrétion du chef de service l'édiction de tels actes. Ainsi, les condamnés ne pouvaient-ils attaquer devant le juge les mesures par lesquelles l'autorité pénitentiaire leur avait infligé une punition (Conseil d'Etat, 6 mars 1935, Bruneaux), les détenus seulement mis en examen, ne pouvaient non plus contester la décision les plaçant en quartier de haute sécurité (Conseil d'Etat, 27 janvier 1984, Caillol). 2. Evolution récente de la jurisprudence administrative française Le 17 février 1995, le Conseil d'Etat a rendu deux arrêts relatifs à la recevabilité de deux recours dirigés respectivement contre des punitions frappant l'une un détenu (M. Marie) et l'autre un militaire (M. Hardouin) (cf. Gazette du Palais 30-31 août 1995, p. 10 et note Otekpo). Dans l'arrêt Marie, le Conseil d'Etat a annulé la décision du directeur de la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis qui avait infligé au détenu la sanction de la mise en cellule de punition pour une durée de huit jours, avec sursis. Le Conseil d'Etat s'est prononcé, quant à la recevabilité du recours, dans les termes suivants : "Considérant qu'aux termes de l'article D. 167 du Code de procédure pénale : 'La punition de cellule consiste dans le placement du détenu dans une cellule aménagée à cet effet et qu'il doit occuper seul (...)' ; que, eu égard à la nature et à la gravité de cette mesure, la punition de cellule constitue une décision faisant grief susceptible d'être déférée au juge de l'excès de pouvoir (...)." De même, le recours de M. Hardouin contre la punition des arrêts qui l'avait frappé fut déclaré recevable dans des termes similaires. Cette nouvelle jurisprudence a déjà fait l'objet d'applications (cf. notamment tribunal administratif de Paris, jugement du 6 décembre 1995, Bekkouche, annulant la punition de cellule infligée à un détenu, Gazette du Palais 4-6 février 1996, p. 11). GRIEFS 1. Le requérant se plaint de ce que la durée de la procédure pénale engagée à son encontre le 1er mars 1984 excède le délai raisonnable prévu à l'article 6 de la Convention. Il précise qu'il se trouve incarcéré depuis douze ans en maison d'arrêt et subirait ainsi des conditions précaires de détention puisqu'il est toujours considéré comme étant en détention provisoire par l'administration pénitentiaire. 2. Du fait de la confiscation de son drapeau basque, il se plaint d'une atteinte à son droit à la liberté de conscience et d'une discrimination à son égard par rapport aux autres prisonniers. Il invoque les articles 9 et 14 de la Convention. 3. Citant les articles 6 et 13 de la Convention, il se plaint de ne pas disposer d'un recours effectif à l'encontre de la décision du directeur de la maison d'arrêt. Il expose que les juridictions administratives se déclarent incompétentes pour juger des mesures d'ordre intérieur. 4. Il allègue la violation de l'article 1 du Protocole N° 1 à la Convention, en ce que l'administration pénitentiaire lui a confisqué sa machine à écrire mécanique et son drapeau basque. EN DROIT 1. Le requérant estime que la cause engagée contre lui n'a pas été jugée dans un délai raisonnable. Il invoque l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention dont les dispositions pertinentes sont ainsi rédigées : "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)." La procédure a commencé le 1er mars 1984 et est actuellement pendante devant la chambre d'accusation de Paris. La Commission considère qu'en l'état actuel du dossier elle n'est pas en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ce grief et estime nécessaire de porter cette partie de la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur, en application de l'article 48 par. 2 b) de son Règlement intérieur. 2. Le requérant considère que son droit à la liberté de conscience n'a pas été respecté, en ce qu'il aurait été privé de la possibilité de conserver son drapeau basque en prison. Il invoque l'article 9 (art. 9) de la Convention, qui est ainsi libellé : "1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui." Il se plaint également d'être victime d'une discrimination dans la jouissance des droits que lui garantit l'article 9 (art. 9) précité et invoque l'article 14 (art. 14) de la Convention qui dispose que : "La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale (...)." Enfin, le requérant se plaint de l'absence d'accès à un tribunal, au sens de l'article 6 (art. 6) de la Convention, ainsi que d'une atteinte à son droit de propriété sur sa machine à écrire et son drapeau basque, au sens de l'article 1 du Protocole N° 1 (P1-1) à la Convention. La Commission rappelle sa jurisprudence selon laquelle l'existence d'un doute sur les chances de succès d'un recours interne ne dispense pas le requérant de l'obligation d'épuiser ce recours (cf. N° 9559/81, déc. 9.5.83, D.R. 33 p. 158 ; N° 13669/88, déc. 7.3.90, D.R. 65 p. 245). A supposer même que le requérant puisse encore se prétendre victime, au sens de l'article 25 (art. 25) de la Convention, la Commission constate qu'en l'espèce il a introduit le 13 novembre 1995 un recours devant le tribunal administratif de Versailles, qui est actuellement pendant, dans lequel il invoque les griefs contenus dans la présente requête. Compte tenu de la jurisprudence récente du Conseil d'Etat sur les mesures d'ordre intérieur (arrêts Marie et Hardouin précités), antérieure à l'introduction du recours, elle estime que ce dernier présente une chance de succès et constitue en conséquence une voie de recours à épuiser. Il s'ensuit qu'à cet égard le requérant n'a pas encore épuisé les voies de recours internes au sens de l'article 26 (art. 26) de la Convention et que ces griefs doivent être rejetés conformément à l'article 27 par. 3 (art. 27-3) de la Convention. 3. Invoquant l'article 13 (art. 13) de la Convention, le requérant se plaint en outre de ne pas disposer d'un recours effectif devant une instance nationale contre la décision du directeur de la prison lui confisquant son drapeau basque et sa machine à écrire mécanique. L'article 13 (art. 13) de la Convention dispose que : "Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles." La Commission rappelle que, lorsque le droit revendiqué est un droit de caractère civil, les garanties de l'article 13 (art. 13) s'effacent devant celles, plus contraignantes, de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention (cf par exemple N° 11949/86, déc. 1.12.86, D.R. 51 p. 195 ; N° 13021/87, déc. 8.9.88, D.R. 57 p. 268). Il s'ensuit que le grief du requérant est manifestement mal fondé, au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité, AJOURNE l'examen du grief tiré de la durée de la procédure pénale ; DECLARE IRRECEVABLE le surplus de la requête. Le Secrétaire de la Le Président de la Deuxième Chambre Deuxième Chambre (M.-T. SCHOEPFER) (H. DANELIUS)