SUR LA RECEVABILITE des requêtes No 14116/88 et No 14117/88 présentées par Nihat SARGIN et Nabi YAGCI contre la Turquie __________ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 11 janvier 1993 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président J.A. FROWEIN G. SPERDUTI E. BUSUTTIL G. JÖRUNDSSON A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.C. SOYER H.G. SCHERMERS H. DANELIUS Mme G.H. THUNE Sir Basil HALL MM. F. MARTINEZ C.L. ROZAKIS Mme J. LIDDY MM. L. LOUCAIDES J.C. GEUS M.P. PELLONPÄÄ B. MARXER G.B. REFFI M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu les requêtes introduites le 3 juillet 1988 par Nihat Sargin et Nabi Yagci contre la Turquie et enregistrées le 18 août 1988 sous les nos de dossier 14116/88 et 14117/88 ; Vu la décision partielle du 11 mai 1989, Vu la décision du 13 juillet 1989 d'ajourner l'examen de ces griefs, Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 9 avril 1992 et les observations en réponse présentées par le requérant le 4 juin 1992 ; Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : EN FAIT Le requérant Nabi Yagci (connu sous le nom de Haydar Kutlu au sein de son parti), ressortissant turc, est né en 1944. Il est journaliste et secrétaire général du parti communiste unifié turc, considéré comme illégal en Turquie au moment de l'introduction de la requête. Le requérant Nihat Sargin, ressortissant turc, né en 1926 est domicilié à Istanbul. Il est docteur en médecine et président du parti communiste unifié turc, considéré comme illégal en Turquie au moment de l'introduction de la requête. Dans la procédure devant la Commission, ils sont représentés par Maître Güney Dinç, avocat au barreau d'izmir et par Maître Ersen Sansal, avocat au barreau d'Ankara. Les faits tels qu'ils ont été exposés par les requérants peuvent se résumer comme suit : En novembre 1987, les requérants décidèrent de rentrer en Turquie après une longue absence. Arrêtés à leur descente d'avion le 16 novembre 1987, ils furent gardés à vue jusqu'au 5 décembre 1987, sur ordonnances rendues par le procureur de la République près la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara . Le 4 décembre 1987, le parquet a demandé à la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara la mise en détention provisoire des requérants. Le 5 décembre 1987, après avoir entendu les requérants à partir de 8h30 du matin, le juge assesseur de cette cour ordonna leur détention provisoire en vertu de l'article 104 du Code de procédure pénale turc. Il considéra qu'il existait de forts indices de culpabilité contre les requérants d'avoir enfreint les articles 140, 141, 142, 158, 159, 311 et 312 du Code pénal turc ; que les infractions mentionnées constituaient une atteinte à l'autorité de l'Etat et qu'elles pouvaient être qualifiées de crime, entraînant une présomption de danger de fuite. Le 10 décembre 1987, les conseils des requérants ont formé opposition contre l'ordonnance de mise en détention provisoire. Le 16 décembre 1987, cette opposition a été rejetée à l'unanimité par la cour de sûreté de l'Etat qui a estimé que l'ordonnance du 5 décembre 1987 était conforme aux lois et aux procédures en vigueur. Après leur mise en détention provisoire, les requérants déposèrent une plainte, datée du 9 décembre 1987, au parquet de Yenimahalle-Ankara se plaignant à la fois des mauvais traitements qu'ils auraient subis pendant leur garde à vue et de la durée de celle- ci. Les requérants demandèrent au parquet d'engager des poursuites contre les agents de police qui, selon eux, leur auraient infligé des mauvais traitements et les auraient privés de leur liberté de manière illégale. Le 21 décembre 1987, le parquet de Yenimahalle-Ankara rendit une ordonnance de non-lieu. Le 7 janvier 1988, les avocats des requérants attaquèrent l'ordonnance de non-lieu du parquet de Yenimahalle devant le président de la cour d'assises d'Altindag-Ankara. Ils demandèrent au président de charger de l'affaire le juge d'instance compétent, et ce dans le but de compléter l'instruction et d'entamer une action pénale contre les agents de police. Le 18 janvier 1988, le président de la cour d'assises d'Altindag- Ankara rejeta l'opposition des avocats à l'ordonnance de non-lieu du parquet. Par acte d'accusation du 11 mars 1988, le parquet de la cour de sûreté de l'Etat intenta une action pénale contre les requérants, leur reprochant les mêmes infractions que celles soulevées par le juge assesseur, à savoir avoir été les dirigeants d'une organisation ayant pour but d'asseoir la domination d'une classe sociale sur les autres, avoir fait de la propagande dans ce but et dans l'intention de supprimer les droits garantis par la Constitution, avoir répandu de fausses informations portant atteinte à l'honneur de l'Etat, avoir suscité parmi la population un sentiment d'hostilité et de haine fondé sur la distinction des classes sociales, avoir porté atteinte à la réputation de la République turque, de son Président et de ses organes gouvernementaux. La première audience devant la cour de sûreté de l'Etat eut lieu le 8 juin 1988. Jusqu'au 9 octobre 1991, date du jugement, la cour a tenu cinquante audiences, à savoir une audience par mois. Le 4 mai 1990, la cour ordonna la mise en liberté provisoire des requérants qui furent libérés le même jour. Cette décision se basait sur les travaux poursuivis au sein du Gouvernement en vue d'élaborer un projet de loi visant la modification ou l'abrogation des dispositions du Code pénal turc qui réprimaient les activités communistes en Turquie. La cour, au cours de chaque audience, avait examiné soit d'office, soit à la demande des requérants, le maintien de la détention préventive de ceux-ci. Elle avait rejeté toutes les demandes de mise en liberté en s'appuyant sur des motifs tels que la nature des délits reprochés, le "contenu du dossier" ou les motifs de la mise en détention. Le 12 avril 1991, les articles 140 et 141 du Code pénal turc furent abrogés (loi N° 3713). Par jugement du 9 octobre 1991, la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara relaxa les requérants des accusations portées contre eux au titre, d'une part, des articles 140, 141 et 142 et, d'autre part, des articles 311 et 312 (instigation à la commission de délits ou faire l'apologie d'un acte qui constitue un délit) du Code pénal turc. La cour de sûreté de l'Etat se déclara incompétente et renvoya l'affaire devant la cour d'assises d'Ankara pour ce qui est des accusations tirées des articles 158 et 159 du Code pénal (insulter ou vilipender la personnalité morale de l'Etat ou de ses organes gouvernementaux). GRIEFS 1. Les requérants se plaignent en premier lieu des insuffisances dans l'enquête menée par le parquet de Yenimahalle-Ankara dans le cadre des poursuites pénales engagées contre les agents de sécurité d'Ankara pour mauvais traitements et invoquent à cet égard l'article 6 par. 1 et 3 c) de la Convention. 2. Les requérants allèguent en outre une violation de l'article 6 par. 3 de la Convention dans la mesure où il leur a été interdit, lors de leur garde à vue, de communiquer avec leurs avocats et où ils ont dû faire, sous la contrainte, des dépositions pouvant leur être opposées tout au long de la procédure. 3. Les requérants prétendent que les mauvais traitements qu'ils auraient subis lors de la garde à vue, ainsi que leur détention et les poursuites pénales engagées contre eux, ont été la conséquence directe des divergences de vue entre les requérants et les autorités turques sur le régime politique en place. Ils invoquent à cet égard les articles 9, 10 et 14 de la Convention. PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION Les requêtes ont été introduites le 3 juillet 1988 et enregistrées le 18 août 1988. Par décision partielle du 11 mai 1989, la Commission a déclaré recevables les griefs des requérants tirés de l'article 5 par. 1, par. 3, par. 4 et de l'article 3 de la Convention. Elle a ajourné l'examen des autres griefs des requérants tirés des articles 6 par. 1, par. 3 c) et d), 9, 10 et 14 de la Convention. Le 13 juillet 1989, la Commission a décidé d'ajourner à nouveau l'examen de ces griefs. Le 6 janvier 1992, la Commission a décidé, en application de l'article 48 par. 2 b) du Règlement intérieur, d'inviter le Gouvernement défendeur à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé des griefs formulés au titre de l'article 6 par. 3 c) et des articles 9, 10 et 14 de la Convention. Le Gouvernement a présenté ses observations le 9 avril 1992. Les observations en réponse des requérants sont parvenues le 4 juin 1992. EN DROIT 1. Les requérants se plaignent en premier lieu d'une violation de leurs droits garantis par l'article 6 par. 1 et 3 c) (art. 6-1, 6-3-c) de la Convention dans la procédure engagée par eux contre les agents de police responsables de leur garde à vue. Il est vrai que l'article 6 (art. 6) de la Convention garantit à toute personne un procès équitable devant un tribunal qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute "accusation pénale dirigée contre elle". Le droit à un procès équitable conféré par cette disposition ne s'applique cependant qu'à l'accusé et non à la victime de l'infraction pénale alléguée ou à quiconque profère une accusation contre autrui. Par ailleurs, les requérants n'ayant pas sollicité le dédommagement d'un préjudice qu'ils auraient subi, leurs droits et obligations de caractère civil n'étaient pas, non plus, en cause. En conséquence, l'article 6 (art. 6) de la Convention ne peut être valablement invoqué par les requérants qui avaient la qualité de plaignants dans la procédure incriminée (cf. N° 10877/84, déc. 16.5.85, D.R. n° 43, p. 184 ; mutatis mutandis Cour Eur. D.H., arrêt Agosi du 24 octobre 1986, série A n° 108, p. 22, par. 65-66). Il s'ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de celle-ci. 2. Les requérants se plaignent de ce qu'ils n'ont pu se mettre en contact avec leurs avocats lors de leur garde à vue et allèguent une violation de l'article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c) de la Convention. Cette disposition se lit comme suit : "3. Tout accusé a droit notamment à : ... c) se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent ;" Le Gouvernement se réfère en premier lieu, pour cette partie de la requête, aux exceptions d'irrecevabilité qu'il avait soulevées pour les griefs déclarés recevables par la décision partielle du 11 mai 1989. La Commission, se référant à sa décision partielle du 11 mai 1989, estime qu'il n'y pas lieu de s'écarter des motifs pour lesquels elle avait rejeté ces exceptions d'irrecevabilité soulevées par le Gouvernement défendeur. Le Gouvernement défendeur soulève en outre une exception tirée de l'inapplicabilité de l'article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c) à la phase de l'instruction préparatoire. Il soutient qu'en droit turc l'accusation portée contre les prévenus est formulée pour la première fois dans l'acte d'accusation présenté par le procureur de la République à la Cour devant laquelle se déroule la phase finale de l'instruction. Lors de la période de l'instruction préliminaire, y compris la période de la garde à vue, les requérants n'avaient pas encore la qualité d'accusé. Le Gouvernement défendeur fait observer que les requérants ont été autorisés à s'entretenir avec leurs avocats aussitôt après la fin de la garde à vue. Les requérants soutiennent que les personnes détenues et interrogées pendant des jours lors de la garde à vue doivent être considérées comme ayant fait l'objet d'une accusation. Ils font observer, par ailleurs, que la Commission considère que la date du placement en garde à vue constitue le point de départ du "délai raisonnable" au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Les requérants font observer en outre qu'en droit turc le prévenu peut recourir à l'assistance d'un ou plusieurs avocats à tous les stades de la procédure. Ils ajoutent que le juge ne peut empêcher le contact du prévenu avec son avocat mais que lui seul peut apporter des limitations à l'échange d'informations entre le prévenu et son avocat lors de l'instruction préliminaire. La Commission a procédé à un examen préliminaire des arguments des parties à la lumière de la jurisprudence des organes de la Convention. Elle estime que les requêtes posent à cet égard des questions de droit et de fait complexes et ne sauraient dès lors être déclarées manifestement mal fondées. Elles doivent par conséquent être déclarées recevables, aucun autre motif d'irrecevabilité n'ayant été relevé. 3. Les requérants se plaignent d'avoir fait l'objet de poursuites pénales et d'une détention en raison de leur opinion politique et notamment du fait de leur appartenance au parti communiste. Ils prétendent être victimes d'une discrimination à cet égard, étant donné que les activités politiques d'une autre inspiration ne subissent aucune restriction de ce genre. Les requérants allèguent dès lors une violation des articles 9 et 10 de la Convention combinés avec l'article 14 (art. 9+14, 10+14) de la Convention. En ce qui concerne la recevabilité de ce grief, et pour autant que le Gouvernement défendeur se réfère à ses exceptions d'irrecevabilité présentées avant la décision partielle du 11 mai 1989, la Commission rappelle ses considérations formulées dans la décision précitée et rejette les exceptions d'irrecevabilité soulevées par le Gouvernement. Quant au bien-fondé du grief, le Gouvernement défendeur fait observer que le seul fait de poursuivre des activités au sein d'un parti politique n'enfreint aucune disposition du Code pénal. Le seul délit concernant indirectement un parti politique était celui prévu par l'article 141 du Code pénal qui réprimait toute organisation non démocratique ayant pour but d'imposer la domination d'une classe sociale et de supprimer une autre classe sociale. Le Gouvernement défendeur rappelle que les articles 140, 141 et 142 du Code pénal ne sont plus en vigueur : le législateur turc qui les avait maintenus longtemps afin de sauvegarder les droits et libertés fondamentaux d'autrui, a estimé qu'ils ne s'imposaient plus dans les circonstances actuelles et les a abrogés par la loi n° 3713 du 12 avril 1991. Le Gouvernement défendeur conclut que les limitations imposées par les dispositions mentionnées du Code pénal étaient compatibles avec les restrictions prévues dans les paragraphes 2 des articles 9 et 10 (art. 9-2, 10-2) de la Convention. Les requérants contestent la thèse du Gouvernement et rappellent que les libertés de pensée et d'expression constituent l'un des fondements de la société démocratique et pluraliste. Ils soutiennent avoir subi une détention pour avoir défendu des idées nouvelles qui heurtaient celles qui sont dominantes sur le plan politique. Ils affirment n'avoir jamais encouragé l'usage de la force comme un moyen de lutte politique. Selon les requérants, la répression pénale de la défense de certaines idées ne peut être considérée comme étant "nécessaire dans une société démocratique". La Commission a procédé à un examen préliminaire des arguments des parties. Elle estime que cette partie des requêtes pose également des questions de droit et de fait complexes et ne saurait, dès lors, être rejetée comme manifestement mal fondée. Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité, DECLARE LES REQUETES IRRECEVABLES pour autant qu'elles concernent les poursuites pénales déclenchées par les requérants, DECLARE LES REQUETES RECEVABLES pour le surplus. Le Secrétaire de la Commission Le Président de la Commission (H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)