SUR LA RECEVABILITÉ de la requête No 19392/92 par le TBKP (Parti communiste unifié de Turquie), Nihat SARGIN et Nabi YAGCI contre la Turquie La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 6 décembre 1994 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président S. TRECHSEL F. ERMACORA G. JÖRUNDSSON A.S. GÖZÜBÜYÜK H.G. SCHERMERS H. DANELIUS Mme G.H. THUNE MM. L. LOUCAIDES J.-C. GEUS G.B. REFFI M.A. NOWICKI I. CABRAL BARRETO B. CONFORTI N. BRATZA I. BÉKÉS J. MUCHA D. SVÁBY G. RESS M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 7 janvier 1992 par le TBKP, Nihat Sargin et Nabi Yagci contre la Turquie et enregistrée le 21 janvier 1992 sous le N° de dossier 19392/92 ; Vu les rapports prévus à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 18 juillet 1993 ; Vu les observations en réponse présentées par les requérants le 4 et le 12 octobre 1993 ; Vu les conclusions développées par les parties à l'audience du 6 décembre 1994 ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : EN FAIT Le premier requérant, parti communiste unifié turc (TBKP), est un parti politique fondé le 4 juin 1990 et dissous par un arrêt de la Cour constitutionnelle rendu le 16 juillet 1991. Le deuxième requérant, M. Nihat Sargin, né en 1926, est médecin et réside actuellement à istanbul. Il était président du TBKP. Le troisième requérant, M. Nabi Yagci, né en 1944, est journaliste et réside à istanbul. Il était secrétaire-général du TBKP. Devant la Commission, les requérants sont représentés par Maître Güney Dinç, avocat au barreau d'izmir, Maître Ersen Sansal, avocat au barreau d'Ankara, et Maître Ergin Cinmen, avocat au barreau d'istanbul. Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. 1. Circonstances particulières de l'affaire Le 4 juin 1990, le TBKP fut fondé par 36 personnes, parmi lesquelles se trouvaient MM. Sargin et Yagci. Le jour même, la déclaration concernant la formation de ce parti politique fut déposée auprès du ministère de l'Intérieur. Toujours le 4 juin 1990, le conseil des fondateurs désigna les membres du conseil exécutif provisoire chargé de gouverner le parti jusqu'au rassemblement de la première assemblée générale. MM. Nihat Sargin et Nabi Yagci furent désignés respectivement président et secrétaire général du parti par le conseil des fondateurs. Le TBKP constitua, dans les mois qui suivirent, sa formation et sa structure locale dans 16 départements (y compris dans les villes d'istanbul, Ankara et izmir) ainsi que dans 22 sous-préfectures. Le TBKP réunit également son assemblée générale, étape nécessaire pour participer aux élections générales. Le 14 juin 1990, le procureur général de la République (le procureur de la République près la Cour de cassation) intenta devant la Cour constitutionnelle une action en dissolution du TBKP. Dans son réquisitoire, le procureur général reprocha au TBKP d'avoir tenté d'établir l'hégémonie d'une classe sociale sur les autres, de porter le nom de "communiste" prohibé par la loi et d'avoir porté atteinte à l'intégrité de l'Etat. Le 29 juin 1990, le président de la Cour constitutionnelle transmit le réquisitoire du procureur général de la République au président du TBKP et invita ce dernier à présenter ses observations en défense. Le 13 juillet 1990, les avocats du TBKP présentèrent leurs observations écrites et demandèrent la tenue d'une audience. Cette demande ayant été acceptée, la Cour constitutionnelle tint une audience en date du 2 octobre 1990. Lors de cette audience, le président du TBKP et le bâtonnier du barreau d'istanbul, en sa qualité d'avocat du TBKP, présentèrent oralement leurs observations. Entre-temps, avant que la Cour constitutionnelle n'eût rendu son arrêt dans cette affaire, la loi anti-terroriste no 3713 fut promulguée le 12 avril 1991. Cette loi apporta, entre autres, plusieurs modifications à la législation en vigueur : elle abrogea notamment les dispositions du Code pénal turc réprimant les activités communistes (articles 140, 141 et 142) et annula la loi no 2932 portant interdiction de publications dans des langues régionales. Le président du TBKP présenta, le 25 avril 1991, ses conclusions écrites complémentaires et demanda à la Cour de prendre en considération les récents développements législatifs qui confirmaient les thèses soutenues par les requérants dans cette affaire. Le 16 juillet 1991, la Cour constitutionnelle décida de dissoudre le TBKP. Cette décision fut communiquée au procureur général de la République et au cabinet du Premier Ministre mais les requérants n'en furent pas informés. Le 22 juillet 1991, les journaux publièrent l'information selon laquelle la Cour constitutionnelle avait décidé la dissolution du TBKP. Par ordonnance du Conseil des Ministres, rendue le 7 octobre 1991 et publiée dans le Journal Officiel du 18 octobre 1991, la liquidation des biens du TBKP, qui devaient être transmis au Trésor public suite à la dissolution du parti, fut confiée au ministère des Finances et des Douanes. Sur demande des avocats du TBKP et par lettre du 13 novembre 1991, le président de la Cour constitutionnelle les informa officiellement que l'arrêt concernant le TBKP avait été rendu en date du 16 juillet 1991, que le texte de cet arrêt était en train d'être rédigé et qu'il deviendrait définitif dès sa publication au Journal Officiel. L'arrêt de la Cour constitutionnelle, rendu le 16 juillet 1991, fut publié dans le Journal Officiel daté du 28 janvier 1992. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle considéra en premier lieu que l'examen du statut du TBKP ainsi que des observations qu'il avait présentées à la Cour, révélait que ce parti avait respecté les institutions démocratiques, les principes d'une participation politique pluraliste et d'élections générales. La Cour conclut dès lors que l'allégation du procureur général selon laquelle le TBKP soutenait et envisageait l'hégémonie d'une classe sociale sur les autres devait être rejetée. En deuxième lieu, la Cour constata que le TBKP portait le nom de "communiste". Elle rappela que la loi no 2820 sur les partis politiques, à laquelle se référait l'article 15 provisoire de la Constitution, interdisait aux partis politiques d'insérer dans leur nom, entre autres, le mot "communiste". Elle considéra que cette interdiction, de pure forme, était distincte du point de savoir si le parti politique en cause poursuivait réellement des activités contraires à la Constitution. Pour ce motif, la Cour conclut que le TBKP devait être dissous. La Cour constitutionnelle examina en dernier lieu l'allégation du procureur général selon laquelle le statut du TBKP contenait des objectifs et des orientations de nature à porter atteinte à l'intégrité territoriale de l'Etat et à l'unité de la nation. Elle releva tout d'abord que les déclarations figurant dans le statut du TBKP établissaient une distinction entre la nation kurde et la nation turque. Or, d'après elle, il ne peut y avoir deux nations dans la République de Turquie et tous les ressortissants turcs, quelle que soit leur origine ethnique, ont la nationalité turque. La Cour estima qu'on ne pouvait remplacer le concept historique de "nation turque" par des considérations basées sur une distinction d'ordre ethnique ou racial. La Cour considéra que le TBKP, sous couvert de favoriser le développement des langues et des cultures autres que turques, visait en fait à créer des minorités au détriment de l'intégrité du territoire et de l'unité de la nation turque. La Cour estima que les régions ne pouvaient avoir d'identité nationale. Elle rappela que la Constitution turque ne permettait pas aux régions d'avoir un régime d'autonomie ou d'autogestion. La Cour constitutionnelle développa ces thèses en considérant que l'Etat est unitaire, son territoire indivisible et sa nation unique : "L'unité nationale se réalise par l'unification des personnes et des communautés fondatrices de l'Etat, quelle que soit leur origine ethnique, dans le cadre d'une notion de la 'nationalité', d'une nature non discriminatoire.... Les minorités nationales, sauf celles qui sont citées dans le traité de Lausanne, n'existent pas en Turquie. Ainsi que les autres citoyens turcs d'origine ethnique différente, les citoyens turcs d'origine kurde ne sont pas empêchés d'exprimer leur identité kurde, mais ils ne forment pas au sein de la République de Turquie une nation ou une minorité distincte .... Les injustices dont toute personne peut faire l'objet, partout et à tout moment, peuvent être redressées dans le cadre des règles d'Etat de droit (rule of law) ; elles ne peuvent être exploitées afin d'appuyer l'idée d'une nation ou d'un Etat séparés." La Cour constitutionnelle rappela également dans ce contexte que la Charte de Paris pour une nouvelle Europe condamnait le racisme, la haine d'origine ethnique et le terrorisme. Cette charte encourage la lutte contre les groupements et les organisations visant à détruire l'unité territoriale et le régime démocratique. Elle ne permet pas non plus de soutenir un séparatisme qui utiliserait l'identité kurde et le nom kurde. Pour ce motif également, la Cour constitutionnelle décida que le TBKP devait être dissous. 2. Droit interne pertinent Constitution turque Article 14 : Nul droit et nulle liberté mentionnés par la Constitution ne peuvent être exercés dans le but de détruire l'intégrité indivisible de l'Etat avec son territoire et son peuple, de mettre en péril l'existence de l'Etat turc et de la République, de supprimer les droits et libertés fondamentaux, de confier la direction de l'Etat à un seul individu ou groupe, d'assurer l'hégémonie d'une classe sociale sur d'autres, d'établir entre les individus une discrimination fondée sur la langue, la race, la religion ou la secte, ou d'instituer par tout autre moyen un régime fondé sur de telles conceptions. Article 68 : Les citoyens ont le droit de créer des partis politiques et, conformément aux règlements en vigueur, d'y adhérer et de s'en retirer. ... Les partis politiques sont un élément indispensable de la vie politique d'une démocratie. Les partis politiques sont fondés sans autorisation préalable et exercent leurs activités dans le respect des dispositions de la Constitution et des lois. Les statuts et programmes des partis politiques ne peuvent être contraires à l'intégrité indivisible de l'Etat avec son territoire et son peuple, aux droits de l'homme, à la souveraineté nationale et aux principes de la République démocratique et laïque. Il ne peut être créé de parti politique ayant pour objet de préconiser et d'instaurer la suprématie d'une classe ou d'une catégorie ou toute forme de dictature. Article 69 : Les partis politiques ne peuvent pas se livrer à des activités étrangères à leurs statuts et à leurs programmes. Ils sont également soumis aux restrictions prévues à l'article 14 de la Constitution sous peine d'être définitivement dissous. ... Le fonctionnement et les décisions internes des parti politiques ne doivent pas être contraires aux principes de la démocratie. ... C'est au procureur général de la République qu'il appartient de contrôler en priorité la conformité aux dispositions constitutionnelles et législatives des statuts et programmes des partis politiques nouvellement fondés et de la situation juridique de leurs fondateurs. Il contrôle aussi leurs activités. La Cour constitutionnelle est l'autorité compétente pour prononcer la dissolution des partis politiques à la requête du procureur général de la République. Les fondateurs et les dirigeants à tous les échelons de partis politiques définitivement dissous ne peuvent être fondateurs, dirigeants ou commissaires aux comptes d'un nouveau parti politique, et il ne peut être créé de parti politique dont la majorité des membres serait constituée par des adhérents d'un parti politique dissous. La loi n° 2820 sur les partis politiques Article 78 : Les partis politiques ... ne peuvent avoir pour but ou mener des activités dans le but : - de modifier les dispositions légales concernant l'intégrité indivisible de l'Etat avec son territoire et son peuple, sa langue officielle ... - de mettre en péril l'existence de l'Etat turc et de la République, de supprimer les droits et libertés fondamentaux, d'établir entre les individus une distinction fondée sur la langue, la race, la couleur, la religion ou la secte, ou d'instituer par tout autre moyen un régime fondé sur de telles conceptions. Les partis politiques ne peuvent pas inciter les tiers à agir en fonction de ces buts. Article 80 : Les partis politiques ne peuvent avoir pour but de modifier le principe d'Etat unitaire sur lequel se fonde la République turque et ne peuvent proposer une telle modification. Article 81 : Les partis politiques a) ne peuvent arguer l'existence sur le territoire turc de minorités nationales ou de minorités fondées sur la distinction de religion ou de secte, de race ou de langue, b) ne peuvent avoir pour but de détruire l'intégrité nationale en essayant de créer des minorités sur le territoire de la République turque en protégeant, développant et propageant une langue ou une culture autre que la langue ou culture turque ... Article 90 (premier article du chapitre 4) : Le statut, le programme et les activités des partis politiques ne peuvent être en contradiction avec les dispositions de la Constitution et de la présente loi. Article 96 par. 3 : Il ne peut être créé de parti politique dont la dénomination porte le terme de "communiste", "anarchiste", "fasciste", "théocratique", "national socialisme" ou le nom d'une religion, d'une langue, d'une race, d'une secte ou d'une région. Article 101 : La dissolution d'un parti politique est prononcée par la Cour constitutionnelle dans les cas suivants : a) Lorsque le programme et le statut du parti ... sont en contradiction avec les dispositions du chapitre 4 de cette loi ; b) Lorsque le grand congrès du parti ou son conseil d'administration ou son comité central, ... prennent des décisions, font des communications ... ou le président du parti ou son secrétaire général font des déclarations écrites ou orales ... en contradiction avec les mêmes dispositions... Article 107 : Les biens appartenant aux partis politiques dont la dissolution est prononcée par la Cour constitutionnelle sont transférés au Trésor public. GRIEFS 1. Les requérants se plaignent en premier lieu de ce que la Cour constitutionnelle a décidé de dissoudre le TBKP, alors que ni son statut ni les opinions soutenues par ses membres n'enfreignaient les dispositions du Code pénal turc. Ils allèguent à cet égard la violation de l'article 6 par. 2 de la Convention. 2. Ils se plaignent également d'une atteinte à leur liberté de pensée et à leur liberté d'expression du fait de la dissolution du TBKP, contrairement aux articles 9 et 10 de la Convention. Ils soutiennent que ces libertés concernent notamment la possibilité de propager leurs opinions dans le cadre d'une organisation politique et par l'utilisation de moyens de communication médiatiques. Ils prétendent que le fait que la Cour constitutionnelle ait dissous un parti politique au motif que sa dénonciation comportait le mot "communiste" ne peut être considéré comme une mesure nécessaire dans une société démocratique pour la protection des priorités citées au paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention. Ils soutiennent que les considérations développées par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 16 juillet 1991 au sujet du problème kurde en Turquie ne sont que des opinions politiques que l'on peut soutenir lors d'un débat politique, mais certainement pas des considérations juridiques. Ils prétendent que la Cour constitutionnelle reflète un point de vue strictement nationaliste. Les requérants réfutent d'autre part tout soutien du séparatisme. 3. Les requérants allèguent en outre la violation de l'article 11 de la Convention en raison de la dissolution du TBKP. Ils soutiennent que le TBKP était un parti politique pacifiste, moderniste et démocratique et que l'arrêt de la Cour constitutionnelle mis en cause constitue une atteinte à la liberté d'association. 4. Ils allèguent également la violation de l'article 14 de la Convention combiné avec les articles mentionnés ci-dessus en ce que cette dissolution constitue une discrimination à l'égard du parti communiste en raison des opinions politiques qu'il représente. Les requérants font observer qu'en Turquie tout autre parti politique peut librement participer à la vie politique. 5. Les requérants se plaignent par ailleurs d'une violation de l'article 18 de la Convention dans la mesure où les restrictions énoncées au paragraphe 2 des articles 9, 10 et 11 de la Convention n'ont pas été appliquées dans le but pour lequel elles ont été prévues, mais interprétées et appliquées de manière à ralentir le processus de démocratisation en Turquie. 6. Ils se plaignent encore de ce que, suite à la dissolution du TBKP, ses biens mobiliers et immobiliers ont été transférés au Trésor public, en application de l'article 107 de la loi n° 2820 sur les partis politiques. Ils invoquent à cet égard l'article 1 du Protocole N° 1. 7. Les requérants se plaignent enfin d'une atteinte aux dispositions de l'article 3 du Protocole N° 1, qui garantissent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif dans la mesure où le TBKP était un parti politique qui allait se présenter aux élections générales et où sa dissolution a empêché les requérants et les électeurs potentiels de faire usage de leur droit à des élections libres. PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION La présente requête a été introduite le 7 janvier 1992 et enregistrée le 21 janvier 1992. Le 29 mars 1993, la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur en l'invitant à présenter ses observations écrites sur la recevabilité et le bien-fondé de celle-ci. Le Gouvernement a présenté ses observations écrites le 18 juillet 1993, après une prolongation du délai imparti. Celles du requérant en réponse ont été présentées le 4 et le 12 octobre 1993. Le 6 juillet 1994, la Commission a décidé de tenir une audience sur la recevabilité et le bien-fondé des requêtes. L'audience a eu lieu le 6 décembre 1994. Les parties y étaient représentées comme suit : Pour le Gouvernement Bakir Çaglar Agent Münci Özmen Conseiller Deniz Akçay Conseiller Mehmet Turhan Expert idil Boivin Expert Pour les requérants Güney Dinç Avocat Nihat Sargin Requérant Nabi Yagci Requérant EN DROIT 1. Les requérants se plaignent de la dissolution par la Cour constitutionnelle turque du parti communiste unifié turc (TBKP). Ils soutiennent en particulier que cette dissolution constitue une ingérence dans leur liberté de pensée et d'expression ainsi que dans leur liberté d'association, en violation des articles 9, 10 et 11 (art. 9, 10, 11) de la Convention. Invoquant l'article 14 (art. 14) de la Convention, ils font aussi état d'une prétendue discrimination à l'égard du TBKP en raison des opinions politiques qu'il représente. Les requérants soutiennent encore que la Cour constitutionnelle, en se fondant sur les restrictions énoncées au paragraphe 2 des dispositions précitées de la Convention pour justifier la dissolution du TBKP, est allée au-delà de ses compétences au regard de l'article 18 (art. 18) de la Convention. Selon les requérants, cette dissolution a également enfreint le droit des électeurs potentiels de faire usage de leur droit à des élections libres, en violation de l'article 3 du Protocole N° 1 (P1-3). Enfin, ils prétendent que la confiscation des biens du TBKP à la suite de sa dissolution méconnait les dispositions de l'article 1 du Protocole N° 1 (P1-1). Le Gouvernement défendeur soulève, à titre préliminaire, la question de l'applicabilité de l'article 11 (art. 11) de la Convention aux partis politiques. Selon lui, la mention explicite des syndicats dans le premier paragraphe de cette disposition montre que les auteurs de la Convention n'avaient pas la volonté expresse d'étendre les dispositions de cet article à toutes les formations politiques. Par ailleurs et pour expliquer que la dissolution du parti communiste était justifiée au sens des restrictions apportées par le paragraphe 2 des articles 9, 10 et 11 (art. 9-2, 10-2, 11-2) de la Convention, le Gouvernement fait observer que les raisons pour lesquelles un parti politique peut être dissous par la Cour constitutionnelle sont clairement prévues par la loi n° 2820 sur les partis politiques. Il soutient en outre que la Cour constitutionnelle turque, à l'instar de la Cour constitutionnelle fédérale allemande ou du Conseil constitutionnel français a, dans une série d'arrêts concernant les partis politiques, développé la théorie de l'ordre constitutionnel, aux termes de laquelle les principes caractérisant le régime constitutionnel de l'Etat, y compris celui concernant l'indivisibilité de la nation, constituent des valeurs absolues que les partis politiques sont tenus de respecter. Le Gouvernement explique ensuite les motifs exposés dans l'arrêt de la Cour constitutionnelle turque concernant la dissolution du TBKP. Quant au motif concernant le terme "communiste" figurant dans la dénomination du parti, il fait observer que la législation turque interdit l'utilisation de certains termes, tels que "communiste", "anarchiste", "fasciste", "théocratique", etc. dans la dénomination d'un parti politique. Il relève que cette pratique, qui s'explique par des circonstances historiques et politiques, existe dans des formes similaires dans d'autres Etats européens. S'agissant d'une éventuelle atteinte à l'intégrité indivisible de l'Etat, le Gouvernement fait valoir en premier lieu que le TBKP, en invoquant "le droit à l'auto-détermination du peuple kurde", essayait d'établir, au sein de la nation turque, une discrimination fondée sur l'appartenance ethnique. Or la notion d'intégrité nationale se fonde, selon le Gouvernement, sur l'égalité des droits des citoyens sans aucune distinction. La souveraineté de la nation turque est exercée collectivement par la participation de tous les citoyens. La notion de "nation turque" n'est pas basée sur des considérations ethnologiques ou sociologiques, mais est un concept purement juridique. En effet, aux termes de l'article 66 de la Constitution turque, "est turc quiconque est attaché à l'Etat turc par le lien de citoyenneté". La mention par le TBKP de l'expression de "peuple kurde", par opposition au peuple turc, conduit à créer une minorité fondée sur l'origine ethnique au sein de la nation et s'avère incompatible avec l'intégrité nationale. Elle risque d'inciter certaines composantes ethniques de la population à se mobiliser contre l'ordre constitutionnel, de détruire l'équilibre social et politique et d'entraîner le pays vers un désordre total. Le Gouvernement expose que, dans ces circonstances, la dissolution du TBKP avait pour l'objectif de sauvegarder l'intégrité territoriale, la sécurité nationale et la sûreté publique et de prévenir le désordre social. Elle était également "nécessaire dans une société démocratique", répondant à un besoin social impérieux, à savoir la sauvegarde de la paix civile dans le pays et la protection de l'ordre constitutionnel démocratique de la République. Dans un climat où les activités terroristes séparatistes menées au nom de réclamations similaires à celles faites par le TBKP prennent de l'ampleur, cette mesure était proportionnée aux buts légitimes indiqués ci-dessus. A l'appui de son argumentation, le Gouvernement se réfère à la décision du Conseil constitutionnel français déclarant inconstitutionnelles les dispositions de la loi sur le statut de la Corse qui opérait une distinction entre "peuple corse" et "peuple français". Le Gouvernement tire également argument de la décision de la Commission dans l'affaire Kühnen c/Allemagne (No 12194/86, déc. 12.5.88, D.R. 56 p. 205), déclarant légitime la condamnation d'un journaliste ayant soutenu le retour du national socialisme. Le Gouvernement conclut que la dissolution du TBKP se justifiait au regard du paragraphe 2 des articles 9, 10 et 11 (art. 9-2, 10-2, 11-2) de la Convention. Il expose encore que les restrictions apportées par la Constitution turque à certaines libertés, notamment de pensée, d'expression et d'association, peuvent se justifier au regard de l'article 17 (art. 17) de la Convention. Quant à l'article 3 du Protocole No 1 (P1-3), le Gouvernement expose que cette disposition est également soumise à des restrictions implicites. Il rappelle à cet égard que la représentation distincte des minorités au sein du corps législatif n'est pas garantie par la Convention. Pour le Gouvernement, la Cour constitutionnelle, en sanctionnant un parti politique qui professait une distinction basée sur l'appartenance ethnique, avait en réalité pour but de sauvegarder, de manière efficace, le régime pluraliste moderne qui empêche toute discrimination entre les différentes catégories de citoyens. Pour ce qui est de la confiscation des biens du TBKP au regard de l'article 1 du Protocole No 1 (P1-1), le Gouvernement soutient que cette mesure, qui entre davantage dans le cadre de la réglementation de l'usage des biens, était la conséquence directe de la dissolution du TBKP et avait pour but d'empêcher celui-ci de continuer à exercer ses activités dans la clandestinité. Le Gouvernement en conclut que la requête est, quant à ces divers aspects, manifestement mal fondée. Les requérants combattent cette argumentation. Quant à une éventuelle atteinte à leur liberté de pensée et d'expression ainsi qu'à leur liberté d'association, en violation des articles 9, 10 et 11 (art. 9, 10, 11) de la Convention, les requérants font observer que la Cour constitutionnelle turque a sanctionné notamment la dénomination "communiste" de leur parti politique. Le fait que ce parti ne défendait aucunement la dictature du prolétariat, n'y a rien changé. Pour ce qui est du motif de dissolution pour atteinte à l'intégrité de l'Etat, les requérants relèvent que le TBKP était un parti marxiste moderne, qui défendait l'instauration d'une démocratie pluraliste en Turquie. Ils font observer que le TBKP n'était pas un parti nationaliste kurde. Il avait mentionné dans son programme l'existence d'un problème "kurde" en Turquie et avait estimé que les solutions reposant sur l'utilisation de la force pouvaient entraîner la séparation de la population d'origine kurde de la République de Turquie. Le TBKP n'a pas prôné la séparatisme mais a proposé une solution juste, démocratique et pacifique du problème kurde afin d'assurer que les populations d'origine turque et d'origine kurde soient à même de vivre en bonne intelligence au sein de la République et de par leur propre volonté. Quant à l'article 3 du Protocole No 1 (P1-3), les requérants font observer que les dirigeants de TBKP, y compris les requérants Sargin et Yagci, ont été, d'une part, privés à vie de leur droit de fonder un parti politique ou d'occuper un poste de dirigeant et, d'autre part, privés pour dix ans de leur droit d'être élus en tant que député. Selon les requérants, leur droit ainsi que celui de leurs électeurs potentiels à des élections libres ont été ainsi enfreints. Les requérants maintiennent leur point de vue au regard de l'article 14 (art. 14) de la Convention et de l'article 1 du Protocole No 1 (P1-1). La Commission a procédé à un examen préliminaire de l'ensemble de ces griefs et de l'argumentation des parties. Elle estime que la requête pose à cet égard des questions de droit et de fait complexes qui ne sauraient être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Cette partie de la requête ne saurait, dès lors, être déclarée manifestement mal fondée au sens de l'article 27 para. 2 (art. 27-2) de la Convention. La Commission constate par ailleurs que cette partie de la requête ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. 2. Les requérants se plaignent en outre d'une atteinte au principe de la présomption d'innocence garanti par l'article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention dans la mesure où la Cour constitutionnelle a décidé de dissoudre le TBKP, alors que ni son statut ni les opinions défendues par ses membres n'enfreignaient les dispositions du Code pénal turc. Aux termes de l'article 6 par. 2 (art. 6-2) : "Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie." La Commission estime que cette disposition n'est pas applicable en l'espèce. En effet, les mesures prises à l'encontre des requérants ne relevaient pas de la matière pénale, ceux-ci n'ayant pas fait l'objet d'une accusation en matière pénale au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention (cf. par exemple, Cour eur. D.H., arrêt Minelli du 25 mars 1983, série A n° 62, p. 15, par. 27). Il s'ensuit que ce grief est incompatible avec les dispositions de la Convention et doit être rejeté en application de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité, DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE pour autant qu'elle a fait trait au principe de la présomption d'innocence ; DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, pour le surplus, tous moyens de fond réservés. Le Secrétaire Le Président de la Commission de la Commission (H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)