SUR LA RECEVABILITÉ de la requête No 24095/94 présentée par Petros, Anastassia et Sophia EFSTRATIOU contre la Grèce La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 16 octobre 1995 en présence de MM. S. TRECHSEL, Président H. DANELIUS C.L. ROZAKIS A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.-C. SOYER H.G. SCHERMERS Mme G.H. THUNE M. F. MARTINEZ Mme J. LIDDY MM. L. LOUCAIDES J.-C. GEUS M.P. PELLONPÄÄ G.B. REFFI M.A. NOWICKI I. CABRAL BARRETO B. CONFORTI N. BRATZA I. BÉKÉS J. MUCHA E. KONSTANTINOV G. RESS A. PERENIC C. BÎRSAN P. LORENZEN K. HERNDL M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 25 avril 1994 par Petros, Anastassia et Sophia EFSTRATIOU contre la Grèce et enregistrée le 5 mai 1994 sous le N° de dossier 24095/94 ; Vu les rapports prévus à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 6 avril 1995 et les observations en réponse présentées par les requérants le 9 juin 1995 ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : EN FAIT Les deux premiers requérants, Petros et Anastassia Efstratiou, sont des ressortissants grecs nés respectivement en 1953 et 1960. Ils sont mariés et résident à Komotini. Ils sont les parents de la troisième requérante, Sophia, née en 1978. Devant la Commission les requérants sont représentés par Maître Panayiotis Bitsaxis, avocat au barreau d'Athènes. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. 1. Circonstances particulières de l'affaire Les trois requérants sont des témoins de Jéhovah. La troisième requérante, âgée de 15 ans, est élève au lycée de Komotini. Au début de l'année scolaire 1993-1994, les deux premiers requérants demandèrent, selon une déclaration écrite, que la troisième requérante fût exemptée des cours de religion dispensés à l'école, de la messe orthodoxe, ainsi que de toute autre manifestation contraire à ses convictions religieuses, y compris la commémoration des fêtes nationales et les défilés publics. En octobre 1993, la troisième requérante ne participa pas au défilé scolaire qui eut lieu, pendant un jour férié, à l'occasion de la fête nationale du 28 octobre qui commémore le début de la guerre gréco-italienne en 1940. Le 1er novembre 1993, le comité des professeurs du lycée sanctionna la troisième requérante de "renvoi de l'école" pour une durée de deux jours, au motif qu'elle s'était absentée du défilé de l'école à l'occasion de la fête nationale du 28 octobre. Cette décision fut prise conformément à la circulaire No C1/1/1 du 2 janvier 1990 du ministère de l'Education nationale et de la Religion. Le 11 novembre 1994, la troisième requérante fut de nouveau sanctionnée de "renvoi de l'école" pour une durée d'un jour, au motif qu'elle s'était absentée du défilé de l'école à l'occasion de la fête nationale en octobre 1994. 2. Droit et pratique interne pertinents a. La circulaire No C1/1/1 du 2 janvier 1990 du ministère de l'Education nationale et de la Religion dispose que : "Les écoliers, qui sont des témoins de Jéhovah, sont dispensés des cours de religion, de la prière à l'école et de la messe. (...) Pour que les écoliers bénéficient de la dispense, leurs deux parents ou, en cas de divorce, le parent investi de l'autorité parentale, conformément à une décision de justice, ou la personne chargée de la garde de l'enfant, doivent déposer une déclaration écrite indiquant qu'eux- mêmes, ainsi que leur enfant, ou l'enfant dont ils ont la garde, sont des témoins de Jéhovah. (...) Les écoliers ne seront, en aucun cas, dispensés de l'obligation de participer à d'autres activités scolaires et notamment aux manifestations de caractère national." b. L'article 27 du décret présidentiel N° 104 des 29 janvier et 7 février 1979 prévoit des sanctions infligées aux élèves en cas de mauvaise conduite, à savoir avertissement, blâme, renvoi d'une heure et renvoi de trois ou cinq jours maximum. c. Selon la jurisprudence constante du Conseil d'Etat (Symvoulio tis Epikrateias), "les actes des organes de l'école par lesquels sont infligées aux élèves les peines prévues à l'article 27 du décret présidentiel N° 104/1979 (avertissement, blâme, renvoi d'une heure, renvoi de trois ou cinq jours maximum), ont pour but de maintenir la discipline nécessaire à l'intérieur de l'école et de contribuer au bon fonctionnement de celle-ci ; il s'agit là de mesures d'ordre interne dépourvues de force exécutoire et qui ne peuvent faire l'objet d'un recours en annulation" (Jugements Nos 1820/89, 1821/89, 1651/90). d. Selon l'article 57 du Code civil grec, une personne dont le droit à la personnalité a été violé peut demander aux tribunaux civils d'ordonner la cessation immédiate de toute violation de ses droits, ainsi que d'interdire à la personne responsable de commettre cette violation à l'avenir. e. L'article 105 de la loi introductive (Eisagogikos Nomos) du Code civil prévoit la possibilité pour une personne d'obtenir une indemnisation si elle a subi un préjudice par des actes illicites des pouvoirs publics. f. Aux termes de l'article 10 de la Constitution grecque, toute personne a le droit d'adresser des pétitions aux autorités qui sont tenues d'agir au plus vite et de fournir au demandeur une réponse écrite et motivée. GRIEFS 1. Les deux premiers requérants se plaignent que la sanction qui a été infligée à la troisième requérante, leur fille, porte atteinte au droit des deux premiers requérants découlant de l'article 2 du Protocole N° 1 à ce que l'éducation scolaire de la troisième requérante soit conforme à leurs convictions religieuses ou philosophiques. Les deux premiers requérants soutiennent également que cette sanction s'analyse en une atteinte discriminatoire à leurs droits au respect de leur vie familiale. Ils invoquent sur ce point les articles 8 et 14 de la Convention. 2. La troisième requérante se plaint que la sanction en cause s'analyse en une atteinte à sa liberté de religion, garantie par l'article 9 de la Convention, et constitue un traitement dégradant prohibé par l'article 3 de la Convention. La troisième requérante soutient également que cette sanction s'analyse en une atteinte discriminatoire à son droit au respect de sa vie familiale. Elle invoque sur ce point les articles 8 et 14 de la Convention. 3. Les trois requérants se plaignent enfin de ne pas disposer en droit grec d'un recours leur permettant de faire valoir leur droits garantis par la Convention. Ils invoquent l'article 13 de la Convention. PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION La requête a été introduite le 25 avril 1994 et enregistrée le 5 mai 1994. Le 13 janvier 1995, la Commission a décidé, en application de l'article 48 par. 2 b) de son Règlement intérieur, de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur, en l'invitant à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête. Le Gouvernement a présenté ses observations le 6 avril 1995, et les requérants y ont répondu le 9 juin 1995. EN DROIT 1. Les deux premiers requérants se plaignent que la sanction qui a été infligée à la troisième requérante, leur fille, porte atteinte au droit des deux premiers requérants découlant de l'article 2 du Protocole N° 1 (P1-1) à ce que l'éducation scolaire de la troisième requérante soit conforme à leurs convictions religieuses ou philosophiques. Les deux premiers requérants soutiennent en outre que cette sanction s'analyse en une atteinte discriminatoire à leur droit au respect de leur vie familiale, en violation des articles 8 et 14 (art. 8, 14) de la Convention. La Commission examinera cet aspect de la requête au regard de l'article 2 du Protocole N° 1 (P1-2) à la Convention qui apparaît en l'espèce en tant que lex specialis par rapport aux droits garantis aux articles 8 et 14 (art. 8, 14) de la Convention. L'article 2 du Protocole N° 1 (P1-2) est ainsi libellé : "Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'Etat, dans l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques." Le Gouvernement note que si l'enseignement ou l'instruction vise notamment la transmission des connaissances et la formation individuelle, l'éducation des enfants est la somme des procédés par lesquels, dans toute société, les adultes tendent d'inculquer aux plus jeunes leurs croyances, coutumes et autres valeurs. Il se réfère sur ce point à l'arrêt Campbell et Cosans (Cour eur. D.H., arrêt du 25 février 1982, série A n° 48, par. 33, p. 14). Le Gouvernement souligne, en outre, que la commémoration de la fête nationale du 28 octobre fait partie de la mémoire historique du pays et de la conscience nationale, et ne peut aucunement être considérée comme contraire aux convictions pacifistes des témoins de Jéhovah. Le Gouvernement observe, par ailleurs, que la discipline et les sanctions disciplinaires représentent un élément inhérent, voire indispensable, à tout système éducationnel. La sanction infligée à la troisième requérante, faute pour elle d'avoir participé au défilé en cause, revêtait, notamment en raison de sa durée limitée, une importance réduite et n'avait pas pour but de la punir, mais de lui indiquer, pour son propre bien, le comportement approprié. Les deux premiers requérants combattent cette argumentation. Ils affirment que la sanction infligée à la troisième requérante visait à la punir pour ses convictions religieuses. Les deux premiers requérants soutiennent, en outre, qu'ils ont eux-mêmes dicté à leur enfant, en raison de leurs convictions philosophiques et religieuses, le comportement qui, par la suite, lui a été reproché. Pour eux, la sanction infligée à la troisième requérante constitue une tentative d'endoctrinement contraire à leurs convictions religieuses. La Commission a procédé à un examen préliminaire des thèses développées par les parties. Elle estime que cet aspect de la requête soulève des questions de fait et de droit qui ne sauraient être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. 2. La troisième requérante se plaint que la sanction en cause s'analyse en une atteinte à sa liberté de religion, garantie par l'article 9 (art. 9) de la Convention, et constitue un traitement dégradant prohibé par l'article 3 (art. 3) de la Convention. La troisième requérante soutient en outre que cette sanction s'analyse en une atteinte discriminatoire à son droit au respect de sa vie familiale, en violation des articles 8 et 14 (art. 8, 14) de la Convention. La Commission examinera cet aspect de la requête au regard de l'article 9 (art. 9) de la Convention qui apparaît en l'espèce en tant que lex specialis par rapport aux droits garantis aux articles 8 et 14 (art. 8, 14) de la Convention. L'article 9 (art. 9) de la Convention est ainsi libellé : "1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui." Aux termes de l'article 3 (art. 3) de la Convention : "Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants." Le Gouvernement note que l'on ne saurait considérer comme protégés par l'article 9 (art. 9) que les faits et gestes de particuliers qui expriment réellement la conviction dont il s'agit. Il se réfère sur ce point à l'affaire Arrowsmith c/Royaume-Uni (rapport Comm. 12.10.78, D.R. 19 p. 5). Dans le cas d'espèce, le Gouvernement considère que la troisième requérante n'a aucunement établi en quoi sa participation au défilé du 28 octobre aurait été contraire à ses convictions religieuses. En tout état de cause, le Gouvernement estime que la sanction infligée à la troisième requérante constitue une mesure proportionnée aux buts légitimes visés dans une société démocratique. Il considère, en outre, qu'en l'espèce, l'ingérence dans le droit de la troisième requérante à la liberté de manifester sa religion se justifie au regard du paragraphe 2 de l'article 9 (art. 9-2) de la Convention. La troisième requérante combat cette thèse. Elle rappelle que ses parents avaient affirmé, par déclaration du 20 septembre 1992, que sa participation aux manifestations de caractère national s'opposerait à leurs convictions religieuses. Cette déclaration était précise, claire et non équivoque. La troisième requérante soutient, en outre, que le fait de rendre punissables des actes et comportements, qui ne sont que l'exercice élémentaire du droit à la liberté de manifester sa religion, ne peut être considéré comme nécessaire dans une société démocratique et que, en tout état de cause, son renvoi de l'école est contraire à la Convention. La Commission a procédé à un examen préliminaire des thèses développées par les parties. Elle estime que cet aspect de la requête soulève des questions de fait et de droit qui ne sauraient être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Quant au grief formulé au titre de l'article 3 (art. 3) de la Convention, la Commission relève que les faits sur lesquels se fonde ce grief sont les mêmes que ceux qui font l'objet des griefs formulés au titre des articles 9 (art. 9) de la Convention et 2 du Protocole N° 1 (P1-2). Elle estime que ces aspects de la requête sont étroitement liés et que ce grief doit aussi être vu dans le cadre d'un examen au fond. 3. Les trois requérants se plaignent enfin de ne pas disposer en droit grec d'un recours leur permettant de faire valoir leurs droits garantis par la Convention. Ils invoquent, sur ce point, l'article 13 (art. 13) de la Convention, qui dispose : "Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles." Le Gouvernement estime que ce grief est dénué de fondement. Il affirme que l'absence d'un recours contre les mesures de droit interne s'explique par le fait qu'elles ne contiennent pas de décision et que leur importance est, le plus souvent, réduite. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que les requérants disposeraient, selon l'article 57 du Code civil, d'une action devant le tribunal civil compétent leur permettant de demander la cessation immédiate de toute violation de leurs droits, ainsi que l'interdiction de commettre cette violation dans l'avenir. Les requérants auraient en outre la possibilité d'obtenir une indemnisation, en vertu de l'article 105 de la loi introductive (Eisagogikos Nomos) du Code civil. Le Gouvernement invoque enfin l'article 10 (art. 10) de la Constitution grecque, selon laquelle toute personne a le droit d'adresser des pétitions aux autorités qui sont tenues d'agir au plus vite et de fournir au demandeur une réponse écrite et motivée. Les requérants rappellent que selon la jurisprudence constante du Conseil d'Etat, les mesures d'ordre interne ne sont pas en soi exécutoires et ne peuvent donc faire, en tant que telles, l'objet d'un recours en annulation. Ils répondent que les moyens proposés par le Gouvernement ne constituent aucunement des recours effectifs étant donné que pareilles actions n'aboutiraient qu'à l'obtention éventuelle d'une réparation et non à l'annulation de la sanction infligée, dont l'impact moral ne saurait être méconnu. Ayant procédé à un examen préliminaire des thèses développées par les parties, la Commission estime que ces questions ne sauraient être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Il s'ensuit que la requête dans son ensemble ne saurait être déclarée manifestement mal fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. En outre, la Commission constate que la requête ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité, DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés. Le Secrétaire Le Président de la Commission de la Commission (H.C. KRÜGER) (S. TRECHSEL)