SUR LA RECEVABILITÉ de la requête N° 18673/91 par Cemal HAMARATTÜRK contre la Turquie La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 10 janvier 1995 en présence de MM. H. DANELIUS, Président en exercise C.L. ROZAKIS E. BUSUTTIL G. JÖRUNDSSON S. TRECHSEL A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.-C. SOYER H.G. SCHERMERS Mme G.H. THUNE M. F. MARTINEZ Mme J. LIDDY MM. L. LOUCAIDES J.-C. GEUS M.P. PELLONPÄÄ B. MARXER M.A. NOWICKI I. CABRAL BARRETO B. CONFORTI N. BRATZA I. BÉKÉS J. MUCHA D. SVÁBY E. KONSTANTINOV G. RESS M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 21 septembre 1990 par Cemal Hamarattürk contre la Turquie et enregistrée le 14 août 1991 sous le N° de dossier 18673/91 ; Vu les rapports prévus à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Vu la décision de la Commission, en date du 29 novembre 1993, de communiquer la requête ; Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 18 février 1994 et la réponse des requérants présentée le 29 septembre 1994 ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : EN FAIT Le requérant, ressortissant turc, né en 1965, réside à Malatya. Il était sous-officier dans l'armée de l'air avant d'être mis à la retraite anticipée. Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. Le requérant, qui travaillait à la base militaire aérienne de Malatya, reçut, le 8 mai 1990, l'ordre de se rendre à la base militaire d'Etimesut à Ankara. Un capitaine, en qualité de supérieur hiérarchique du requérant, lui expliqua qu'il allait être interrogé sur ses activités intégristes de tendance d'extrême-droite. Le requérant décida de ne pas se plier à cet ordre de peur de faire l'objet de mauvais traitements lors de l'interrogatoire. Ses commandants lui assurèrent que ses craintes n'étaient pas fondées, lui passèrent les menottes et l'envoyèrent à Ankara. Le requérant subit également un examen médical avant son départ. A la base aérienne d'Ankara, le requérant fut interrogé pendant dix jours. A la fin des interrogatoires, il signa une déclaration selon laquelle "il n'avait aucune plainte à formuler". De retour à Malatya, le requérant prit sept jours de repos pour dépression nerveuse. Le requérant porta plainte d'une part auprès du parquet militaire de Malatya contre ses supérieurs qui l'avaient envoyé de force à Ankara en lui passant les menottes, d'autre part auprès du parquet militaire de l'armée de l'air d'Ankara contre les officiers qui l'auraient interrogé sous la contrainte, insulté et qui lui auraient fait subir de mauvais traitements. Le 7 septembre 1990, le parquet militaire de Malatya rendit une ordonnance de non-lieu. Il considéra que le fait que le requérant avait pris l'avion sous escorte avec des menottes aux poignets constituait une contrainte nécessaire et proportionnée au but qui était d'exécuter l'ordre de conduire le requérant à Ankara. Le parquet rappela, par ailleurs, que selon l'article 49 par. 1 du Code pénal turc " celui qui a commis un acte en vertu ... d'un ordre de l'autorité compétente n'est pas punissable" (celui qui a donné l'ordre incriminé sera puni). Par ailleurs, le 7 décembre 1990, le parquet militaire de l'armée de l'air d'Ankara rendit une ordonnance de non-lieu après avoir entendu, en qualité de témoins, les officiers chargés d'interroger le requérant et les responsables de la maison d'arrêt militaire et après avoir examiné les rapports médicaux concernant le requérant. Le parquet militaire constata que les officiers interrogateurs rejetaient les allégations du requérant, qu'ils indiquaient que le requérant avait toujours été placé sous contrôle médical lors des interrogatoires et que des tests de vérité appliqués au requérant n'auraient de toute façon pas donné de résultats fiables en cas de mauvais traitements. L'ordonnance fit également état des déclarations des responsables de la maison d'arrêt militaire selon lesquelles le requérant ne s'était jamais plaint de mauvais traitements auprès d'eux. Le requérant avait d'ailleurs subi régulièrement des examens médicaux qui n'avaient révélé aucune trace de mauvais traitements. Le parquet, après examen du registre tenu par l'infirmière de la maison d'arrêt, constata que le requérant s'était plaint une seule fois d'une douleur à l'oreille et que les médecins n'avaient décelé chez lui aucun symptôme de maladie. Le parquet militaire observa, en outre, que pendant la période de détention de dix jours mise en cause, le requérant avait été mis aux arrêts sur ordre du commandant de l'armée de l'air. Cette détention avait constitué, selon le parquet, une sanction disciplinaire infligée au requérant en raison de sa participation à des activités intégristes islamiques. Le requérant ne fit pas opposition contre les ordonnances de non-lieu. Entre-temps, le requérant fit, de nouveau, l'objet de poursuites disciplinaires pour avoir adopté et manifesté des opinions intégristes. Il fut tout d'abord traduit devant le conseil disciplinaire du régiment dont la décision fut confirmée par le commandant général de l'armée de l'air. Celui-ci transmit le dossier au quartier général du chef d'état major en exprimant l'avis selon lequel le requérant n'avait pas le profil d'un officier. Le chef d'état major saisit de cette affaire le Haut Conseil militaire qui, par décision du 1er août 1990, prononça la révocation du requérant. Le 3 octobre 1990, le requérant introduisit un recours en annulation de la décision du 1er août 1990 devant la Haute Cour administrative militaire. Celle-ci, par arrêt du 7 mai 1991, déclara irrecevable le recours du requérant au motif que l'article 125 de la Constitution et l'article 21 de la loi sur la Haute Cour administrative militaire stipulaient que les décisions du Haut Conseil militaire n'étaient pas susceptibles d'être attaquées devant les tribunaux. GRIEFS 1. Le requérant, invoquant l'article 3 de la Convention, se plaint en premier lieu de mauvais traitements qu'il prétend avoir subis lors des interrogatoires pendant les 10 jours d'arrêts. Il affirme notamment avoir été interrogé les yeux bandés, avoir été insulté et avoir été soumis à des électrochocs. 2. Le requérant allègue en outre la violation de l'article 5 de la Convention en raison de sa mise aux arrêts pendant 10 jours afin d'être interrogé sur les faits qui lui étaient reprochés. 3. Le requérant se plaint également de ce qu'il n'a pas eu la possibilité de faire examiner par un tribunal les reproches dont il avait fait l'objet et qui avaient entraîné la sanction de 10 jours d'arrêts. Le requérant soutient que les arrêts infligés pour manquement à la discipline sont exécutés dans des conditions similaires à celles des peines d'emprisonnement. Il invoque, à cet égard, l'article 6 de la Convention. 4. Le requérant allègue aussi la violation de l'article 9 de la Convention dans la mesure où son éviction de son poste à l'armée constitue une sanction portant atteinte à sa liberté de religion et à sa liberté de manifester sa religion. 5. Le requérant se plaint enfin de n'avoir pas disposé d'un recours effectif en droit turc afin de contester sa mise à la retraite anticipée pour ses croyances religieuses. Il fait observer que la Haute Cour administrative militaire s'est déclarée incompétente pour examiner son recours contestant la décision prise par le Haut Conseil militaire. Il n'invoque à l'appui de ce grief aucune disposition particulière de la Convention. PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION La présente requête a été introduite le 21 septembre 1990 et enregistrée le 14 août 1991. Le 29 novembre 1993, la Commission a décidé d'inviter le Gouvernement défendeur à lui présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête. Le 18 février 1994, le Gouvernement a présenté ses observations. Après de nombreuses lettres de rappel, le requérant a présenté ses observations en réponse le 29 septembre 1994. EN DROIT Le requérant se plaint d'avoir fait l'objet de mauvais traitements lors de sa mise aux arrêts (article 3 (art. 3)), d'avoir été privé de sa liberté de manière irrégulière (article 5 (art. 5)), d'avoir été privé de la possibilité de se défendre devant un tribunal (article 6 (art. 6)), d'avoir été évincé de son poste à l'armée en raison de ses convictions religieuses (article 9 (art. 9)) et, finalement, de n'avoir pas disposé d'un recours effectif pour contester son éviction de son poste à l'armée. 1. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d'irrecevabilité. Il excipe en premier lieu de l'incompatibilité ratione materiae des griefs avec les dispositions de la Convention dans la mesure où le paragraphe 3 de la déclaration du Gouvernement faite en vertu de l'article 25 (art. 25) de la Convention exclut de la compétence de la Commission "les matières concernant le statut légal du personnel militaire et, en particulier, le régime disciplinaire des forces armées". Le requérant conteste cette thèse. La Commission se réfère, à cet égard, à sa jurisprudence selon laquelle il n'existe pas de base légale dans la Convention pour restreindre la déclaration faite au sens de l'article 25 (art. 25) de celle-ci, sauf la limitation ratione temporis prévue par le deuxième paragraphe de cet article (N° 15299/89, 15300/89, 15318/89, déc. 4 mars 1991, par. 29 ; N° 14524/89, Yanasik c/Turquie, déc. 6 janvier 1993, non publiée). Cette exception du Gouvernement défendeur ne saurait donc être retenue. Le Gouvernement défendeur excipe en outre du non-épuisement des voies de recours internes au regard de l'article 26 (art. 26) de la Convention et qui peut s'analyser en trois branches. i. Dans la mesure où le requérant se plaint de mauvais traitements qu'il aurait subis lors de ses arrêts, en violation de l'article 3 (art. 3) de la Convention, le Gouvernement soutient que le requérant n'a pas fait opposition contre les ordonnances de non-lieu rendues par le parquet militaire. Ces oppositions devaient être présentées au tribunal correctionnel militaire le plus proche de celui auprès duquel se trouvait le parquet militaire concerné. Le Gouvernement expose en outre que selon l'article 107 et suivants du Code de procédure pénale militaire, le tribunal militaire saisi de cette opposition pouvait, le cas échéant, l'infirmer et ordonner que le parquet intente une action pénale contre les présumés responsables de mauvais traitements. Le requérant s'oppose à cette thèse. La Commission rappelle que la plainte pénale constitue en droit turc un recours normalement utilisé pour contester les mauvais traitements prétendument infligés lors d'une détention (cf., mutatis mutandis, Nos 14116/87 et 14117/87, Sargin et Yagci c/Turquie, D.R. 61, p. 250). Elle se réfère également à sa jurisprudence constante selon laquelle un requérant doit saisir la plus haute autorité nationale compétente du grief qu'il formule par la suite devant la Commission (cf., par exemple, No 17128/90, Erdagöz c/Turquie, Rapport Comm. 8.04.93, Annexe II, déc. 10.07.91, p. 19). La Commission observe qu'en l'espèce, la plus haute autorité nationale compétente pour statuer sur la nécessité d'engager des poursuites pénales contre les responsables de la mise aux arrêts du requérant était le tribunal correctionnel militaire, comme il a été indiqué par le Gouvernement. Or, le requérant a omis de saisir cette instance. Il ne démontre pas non plus l'existence de circonstances particulières qui auraient pu le dispenser d'épuiser les voies de recours internes. Il s'ensuit que le requérant, quant à son grief tiré de l'article 3 (art. 3) de la Convention, n'a pas satisfait à la condition relative à l'épuisement des voies de recours internes et que cette partie de sa requête doit être rejetée conformément aux articles 26 et 27 par. 3 (art. 26, 27-3) de la Convention. ii. Dans la mesure où le requérant se plaint de l'irrégularité de sa mise aux arrêts en violation de l'article 5 (art. 5) de la Convention, le Gouvernement soutient que le requérant a omis de faire opposition auprès de ses supérieurs hiérarchiques contre la sanction disciplinaire, en application des articles 188, 189 et 190 du Code pénal militaire. Le requérant conteste cette argumentation. La Commission rappelle que selon les principes de droit international généralement reconnus, une personne n'est pas tenue, aux termes de l'article 26 (art. 26) de la Convention, d'exercer des recours inefficaces, n'ayant aucune chance d'aboutir (cf., par exemple, Nos 9214/80, 9473/81, 9474/81, déc. 11.05.82, D.R. 29, p. 176). La Commission note que ce grief du requérant porte sur le fait que le supérieur hiérarchique militaire est compétent pour infliger une sanction privative de liberté et que son pouvoir n'est pas soumis à un contrôle judiciaire. Cette compétence est expressément prévue par la législation nationale concernée, qui s'imposerait également à l'autorité de recours. Le recours hiérarchique indiqué par le Gouvernement ne saurait, quant à ce grief particulier, être assimilé à un recours interne efficace permettant d'obtenir le contrôle judiciaire de légalité de la détention du requérant (cf. mutatis mutandis, No. 9107/80, déc. 6.07.83, D.R. 33, p. 76). Cette partie de l'exception du Gouvernement tirée du non- épuisement des voies de recours internes ne saurait donc être retenue. iii. Pour ce qui est du grief du requérant tiré de l'éviction de son poste aux forces armées, le Gouvernement soutient que la requérant, n'invoquant pas expressément devant la Haute Cour administrative militaire l'article 9 (art. 9) de la Convention, n'a pas épuisé les voies de recours internes. Le Gouvernement ajoute que le requérant a introduit sa requête avant l'arrêt rendu dans cette procédure et n'a pas introduit un recours en rectification de cet arrêt. Le requérant conteste cette thèse. La Commission observe qu'en effet, aucun recours n'était ouvert au requérant contre la décision incriminée rendue par le Haut Conseil militaire au sujet de l'éviction du requérant de son poste. Cette décision était définitive en droit interne, tel qu'il est indiqué dans la Constitution turque. Ce fait a été clairement confirmé par la Haute Cour administrative militaire dans son arrêt du 7 mai 1991. On ne saurait dès lors reprocher au requérant de n'avoir pas tiré partie des ressources offertes par la procédure devant la Haute Cour administrative militaire ou de n'avoir pas attendu la fin de cette procédure, alors que cette juridiction n'était même pas compétente pour connaître de l'affaire. Il s'ensuit que cette partie de l'exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes ne saurait non plus être retenue. 2. Quant au bien-fondé des griefs tirés des articles 5, 6, 9 et 13 (art. 5, 6, 9, 13) de la Convention. Le Gouvernement expose au regard de l'article 5 (art. 5) de la Convention, que le requérant a subi une sanction pour manque de discipline, infligée par son supérieur hiérarchique en application de l'article 162 par. 1 A) du Code pénal militaire. Le Gouvernement soutient que les arrêts de 10 jours infligés au requérant à titre disciplinaire ne constituent pas une sanction relevant du droit pénal. Il précise que la sanction infligée au requérant, compte tenu de sa qualification en droit interne, de sa durée et de son mode d'exécution, ne saurait être considérée comme une condamnation prononcée suite à une "accusation en matière pénale", au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Au regard de l'article 9 (art. 9) de la Convention, le Gouvernement soutient en premier lieu que la sanction disciplinaire infligée au requérant ne constitue pas une ingérence dans sa liberté de croyance religieuse, étant donné que celui-ci a été mis à la retraite anticipée parce qu'incapable de se plier à la discipline militaire. Il ajoute que le fait de pratiquer sa religion n'est pas considéré comme un acte d'indiscipline dans les forces armées. Le Gouvernement soutient que la manifestation des opinions intégristes du requérant avait commencé à avoir des incidences sur la bonne marche du service public. Le Gouvernement soutient à titre subsidiaire que dans l'hypothèse où il y a ingérence dans la liberté de croyance religieuse du requérant, cette ingérence doit être considérée comme étant conforme aux restrictions prévues au paragraphe 2 de l'article 9 (art. 9-2) de la Convention. Il fait valoir que le principe de laïcité est l'un des principes fondamentaux de l'armée turque. Il soutient que les activités contraires à ce principe peuvent engendrer le risque de destruction de l'ordre régnant dans l'armée et peuvent menacer les droits d'autrui. Le requérant combat l'ensemble de ces arguments. La Commission a procédé à un examen préliminaire des arguments des parties à la lumière de la jurisprudence des organes de la Convention. Elle estime que ces griefs soulèvent des questions de fait et de droit complexes qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Dès lors, pour autant qu'elle porte sur la prétendue violation des articles 5, 6 et 9 (art. 5, 6, 9) de la Convention, la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée, en application de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. La Commission constate en outre que ces parties de la requête ne se heurtent à aucun autre motif d'irrecevabilité. Le requérant se plaint enfin de l'absence de recours effectif en droit turc pour contester sa mise à la retraite anticipée qu'il considère comme contraire à sa liberté de religion. La Commission examinera ce grief sous l'angle de l'article 13 (art. 13) de la Convention combiné avec l'article 9 (art. 9). Le Gouvernement ne présente pas d'observations à cet égard. La Commission estime que cette partie de la requête pose également des questions délicates qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen de fond. Dès lors, ce grief ne saurait non plus être déclaré manifestement mal fondé. La Commission constate en outre que cette partie de la requête ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Par ces motifs, la Commission, à la majorité, DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE pour autant qu'elle concerne de prétendus mauvais traitements, DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés, quant au surplus. Le Secrétaire Le Président en exercise de la Commission de la Commission (H.C. KRÜGER) (H. DANELIUS)