SUR LA RECEVABILITE de la requête No 14524/89 présentée par Kemal YANASIK contre la Turquie __________ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 6 janvier 1993 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président J.A. FROWEIN S. TRECHSEL F. ERMACORA E. BUSUTTIL A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.C. SOYER H.G. SCHERMERS H. DANELIUS Sir Basil HALL MM. F. MARTINEZ C.L. ROZAKIS Mme J. LIDDY MM. L. LOUCAIDES J.C. GEUS M.P. PELLONPÄÄ G.B. REFFI M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 2 août 1988 par Kemal Yanasik contre la Turquie et enregistrée le 9 janvier 1989 sous le No de dossier 14524/89 ; Vu la décision de la Commission, en date du 5 novembre 1990, de ne pas soumettre la requête à une Chambre ; Vu la décision de la Commission, en date du 5 novembre 1990, de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur et d'inviter ce dernier à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête ; Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 7 février 1991 et les observations en réponse présentées par le requérant le 5 avril 1991 ; Vu les observations complémentaires présentées par le Gouvernement défendeur le 7 janvier 1992 et les observations complémentaires en réponse présentées par le requérant le 11 février 1992 ; Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : EN FAIT Le requérant, ressortissant turc, né en 1966, réside à Izmir. A l'époque des faits il était étudiant à l'académie militaire d'Ankara. Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. En septembre 1983, le requérant s'est enrôlé dans l'académie militaire de l'armée de terre d'Ankara. Ses frais d'enseignement et de pension lui furent avancés par l'Etat. En revanche, le requérant s'engagea à accomplir son service au sein de l'armée pour une durée fixée par la loi. Au début de l'année académique 1986-1987, n'ayant commis aucune faute disciplinaire jusqu'en quatrième année, il avait obtenu la note maximum de 160 points. En automne 1986, il fit l'objet d'une enquête disciplinaire au motif qu'il avait participé à des activités intégristes. Le requérant fut toutefois relaxé des accusations portées contre lui par le haut conseil disciplinaire en janvier 1987, faute de preuves. Toujours en janvier 1987, le commandement de l'académie militaire infligea au requérant une sanction disciplinaire de 28 jours d'arrêts pour avoir visité les locaux d'organisations intégristes, avoir lu des publications fondamentalistes islamiques et avoir participé à des réunions idéologiques. Le requérant vit alors sa note disciplinaire se réduire de 112 points. Par la suite et dans un très court laps de temps, les autorités de l'académie militaire infligèrent au requérant d'autres sanctions qui diminuèrent sa note disciplinaire à -71 points. Les autres actes d'indiscipline du requérant peuvent être énumérés comme suit : son manque de sérieux (il se promenait en tenue de prière pendant les heures de travail, arrivait en retard aux cours) ; la détérioration des biens de l'école (il mettait sa couverture par terre pour faire sa prière, il avait endommagé une cabine téléphonique); le non-respect des ordres de ses supérieurs (il avait quitté les locaux où on l'avait mis aux arrêts et les locaux où il devait passer son congé maladie). Le 2 juin 1987, le conseil disciplinaire du régiment saisit le haut conseil disciplinaire en vue de son expulsion, en exprimant l'avis que le requérant n'avait ni le profil d'un étudiant de l'académie militaire, ni celui d'un officier. Par décision du 5 juin 1987, le haut conseil disciplinaire de l'académie militaire décida de licencier le requérant. Cette décision fut confirmée le 21 août 1987 par le commandant en chef de l'armée de terre. Le 24 juillet 1987, les avocats du requérant saisirent le tribunal administratif militaire suprême d'un recours en annulation de la décision précitée. Ils soutinrent que les infractions reprochées à leur client étaient sans fondement. En effet, les poursuites disciplinaires entamées à l'encontre du requérant par les autorités de l'académie militaire étaient fondées sur l'hypothèse que le requérant avait participé à des mouvements intégristes islamiques. Les avocats soulignèrent que leur client n'avait fait que manifester sa religion conformément à la liberté en cette matière, garantie par la Constitution. Par arrêt rendu le 3 février 1988 et notifié le 15 mars 1988, le tribunal administratif militaire suprême rejeta le recours du requérant aux motifs que les sanctions disciplinaires avaient été prononcées après que les observations du requérant aient été recueillies, que le requérant avait admis avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées, qu'il n'avait pas dit la vérité en ce qui concerne les infractions pour lesquelles une sanction de vingt-huit jours d'arrêts avait été infligée, que les peines infligées au requérant ne dépassaient pas les limites indiquées dans le règlement, que les supérieurs qui avaient infligé ces peines n'avaient pas outrepassé leur compétence, que la décision avait été rendue conformément à la procédure indiquée dans l'article 5 de la Loi no 1462 sur les écoles militaires, dans les articles 15 et 16 du Règlement général des écoles militaires ainsi que dans le Règlement disciplinaire et était devenue définitive et par conséquent que l'acte administratif licenciant le requérant était régulier. GRIEFS Le requérant allègue en premier lieu une violation de l'article 7 de la Convention. Il prétend avoir été licencié de l'académie militaire pour avoir participé à des mouvements intégristes islamiques, infraction non prouvée et non prévue en droit national. Le requérant allègue en outre une violation de son droit à l'instruction garanti par l'article 2 du Protocole N° 1. Il prétend avoir perdu la possibilité de poursuivre ses études universitaires. Le requérant se plaint également d'une atteinte à son droit au respect de ses biens garanti par l'article 1 du Protocole N° 1. Il explique qu'il se trouve désormais dans l'obligation de rembourser tous les frais d'enseignement et de pension que l'Etat lui avait avancés pendant ses études à l'académie militaire. Le requérant se plaint en dernier lieu de ce que les reproches dirigés contre lui par les responsables de l'école militaire pour activités et propagande intégristes, tout en étant non fondés, avaient pour but de le punir en raison de ses convictions religieuses. Il invoque à cet égard l'article 9 de la Convention. PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION La requête a été introduite le 2 août 1988 et a été enregistrée le 9 janvier 1989. Le 5 novembre 1990, la Commission a décidé, conformément à l'article 48, par. 2 litt. b) de son règlement intérieur, de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur en invitant celui- ci à présenter des observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête pour autant qu'elle concerne l'article 7 de la Convention et l'article 2 du Protocole N° 1. Le Gouvernement a fait parvenir ses observations le 7 février 1991. Le requérant a présenté ses observations en réponse le 5 avril 1991. Le 2 décembre 1991, la Commission a décidé, conformément à l'article 50 de son règlement intérieur, d'inviter le Gouvernement à lui présenter par écrit des observations complémentaires sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête pour autant qu'elle concerne l'article 9 de la Convention. Le Gouvernement a présenté ses observations complémentaires le 6 janvier 1992. Le requérant a répondu le 11 février 1992. EN DROIT 1. Le requérant se plaint d'avoir été licencié de l'académie militaire pour avoir participé aux mouvements intégristes islamiques, infraction non prouvée et non prévue en droit national. Il invoque à cet égard l'article 7 (art. 7) de la Convention. Le Gouvernement défendeur soulève en premier lieu une exception d'irrecevabilité tirée de l'incompatibilité ratione materiae du grief avec les dispositions de la Convention dans la mesure où le paragraphe 3 de la déclaration du Gouvernement faite en vertu de l'article 25 (art. 25) de la Convention exclut de la compétence de la Commission "les matières concernant le statut légal du personnel militaire et, en particulier, le régime disciplinaire des forces armées". Le requérant conteste cette thèse et soutient que cette restriction apportée par le Gouvernement ne concerne pas le système disciplinaire de l'école militaire et, d'autre part, ne respecte pas les dispositions de l'article 25 (art. 25) de la Convention selon lequel "toute personne physique" peut saisir la Commission d'une requête. La Commission se réfère, à cet égard, à sa jurisprudence selon laquelle il n'existe pas de base légale dans la Convention pour restreindre la déclaration faite au sens de l'article 25 (art. 25) de celle-ci, sauf la limitation ratione temporis prévue par le deuxième paragraphe de cet article (N° 15299/89, 15300/89, 15318/89, déc. 4 mars 1991, par. 29). Cette exception du Gouvernement défendeur ne saurait donc être retenue. Cependant, la Commission rappelle que l'article 7 (art. 7) de la Convention interdit une application rétroactive de la loi pénale (cf. entre autres N° 8988/80, déc. 10.3.81, D.R. 24 p. 198). Or, en l'espèce, le licenciement du requérant de l'école militaire ne correspond pas à une sanction pénale. La Commission considère donc que cette disposition n'est pas applicable en l'espèce. Il s'ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. 2. Le requérant se plaint en outre de ce que les reproches dirigées contre lui de mener des activités intégristes islamiques, tout en étant non fondés, avaient pour but de le sanctionner pour ses convictions religieuses. Il allègue à cet égard une violation de l'article 9 (art. 9) de la Convention. Le Gouvernement défendeur formule une exception d'irrecevabilité tirée de l'épuisement des voies de recours internes, en ce que le requérant n'a pas invoqué explicitement les dispositions de la Convention devant les tribunaux internes. En réponse, le requérant expose avoir fait valoir devant le Haut Tribunal administratif militaire, la liberté de religion garantie par la Constitution turque. La Commission rappelle à cet égard sa jurisprudence bien établie selon laquelle l'épuisement des voies de recours internes est réalisé lorsque, devant l'instance nationale suprême, le requérant expose la substance du grief soumis à la Commission même sans faire allusion à la Convention (cf entre autres, n° 7299/77 et n° 7496/76, déc. 4.12.79., D.R. 18, p. 5). Cette exception du Gouvernement défendeur ne saurait dès lors être retenue. Quant au bien-fondé de ce grief, le Gouvernement défendeur fait observer que le requérant a été licencié de l'école militaire pour avoir été incapable de se plier à la discipline militaire. Il soutient en premier lieu que la radiation du requérant de l'école militaire pour inaptitude à la discipline ne constitue pas une ingérence dans le domaine de la liberté de religion. Le Gouvernement défendeur expose que le requérant a pu librement observer ses pratiques religieuses et que, d'ailleurs, il n'allègue pas le contraire. Le Gouvernement rappelle également que le fait de pratiquer sa religion ne constitue pas un acte d'indiscipline dans les écoles militaires. Le Gouvernement indique également que les règles disciplinaires sont enseignées aux étudiants de l'école militaire dans le cadre de cours dispensés tout au long de l'année. Le Gouvernement défendeur soutient en deuxième lieu que l'obligation du respect du principe de laïcité imposée aux officiers et aux élèves de l'école militaire doit être considérée comme étant conforme aux restrictions prévues au par. 2 de l'article 9 (art. 9-2) de la Convention. Il fait valoir que le principe de laïcité est l'un des principes fondamentaux de l'armée turque. Il soutient que les activités et agissements contraires à ce principe peuvent engendrer le risque de destruction de l'ordre régnant dans l'armée et qu'il est normal qu'ils soient considérés comme incompatibles avec la discipline militaire. En revanche, le requérant soutient que la diminution de sa note disciplinaire avec une grande rapidité (chute de 160 points à - 74 points en l'espace de deux mois) ne peut s'expliquer que par la volonté implicite des autorités de l'école militaire de le sanctionner pour ses convictions religieuses. Il prétend que ses supérieurs, qui avaient informé le père du requérant de son comportement anti-laïque, ont préféré par la suite "transformer" ses petits manquements à la discipline en des infractions disciplinaires "graves" afin de le licencier de l'école militaire. Le requérant estime que les observations du Gouvernement défendeur selon lesquelles les activités contraires à la laïcité chez les élèves militaires sont considérées comme des actes d'indiscipline,prouvent le manque de respect du Gouvernement à la liberté envers religion et de conviction. La Commission rappelle que l'article 9 (art. 9) protège expressément "le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites" d'une religion ou d'une croyance. La Commission a déjà décidé que l'article 9 (art. 9) de la Convention ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans le domaine public d'une manière dictée par cette conviction. Notamment, le terme "pratiques", au sens de l'article 9 par. 1 (art. 9-1), ne désigne pas n'importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction (cf. N° 7050/75 Arrowsmith c/ Royaume-Uni, rapport Comm. par. 71, D.R. 19 p. 5 et N° 10358/83, déc. du 15.12.83, D.R. 37, p. 142). Pour savoir si cette disposition a été méconnue en l'espèce, il faut d'abord rechercher si la mesure litigieuse constituait une ingérence dans l'exercice de la liberté de religion. La Commission est d'avis qu'en s'enrôlant dans une école militaire, le candidat officier se soumet, de son plein gré, à des règles militaires bien définies dans la réglementation de cette école. Cette réglementation peut soumettre la liberté des étudiants de pratiquer leur religion à des limitations de temps et de lieu, sans toutefois la supprimer totalement, et ce afin d'assurer le bon fonctionnement de l'armée. La Commission note qu'il n'est pas contesté que les étudiants de l'académie militaire puissent s'acquitter de leurs obligations religieuses dans les limites apportées par les exigences de la vie militaire. En fait, les militaires disposent, en dehors des heures de travail et dans des locaux réservés au culte, de la possibilité de prier et d'accomplir leurs autres devoirs religieux. La Commission rappelle qu'elle avait estimé compatible avec la liberté de religion, protégée par l'article 9 (art. 9) de la Convention, l'obligation imposée à un enseignant de respecter les heures de travail qui étaient, selon lui, en conflit avec ses devoirs religieux (cf. N° 8160/78, X. c/ Royaume-Uni, déc. 12.3.81, D.R. 22, p. 27). La Commission considère que la discipline militaire implique, par nature, la possibilité d'apporter certaines limitations aux droits et libertés des membres des forces armées qui ne peuvent être imposées aux civils (arrêt Engel du 1er octobre 1975, série A n° 22, par. 57). Ces limitations peuvent comporter également un devoir pour le personnel militaire de renoncer à s'engager dans le mouvement de fondamentalisme islamique, qui a pour but et pour plan d'action d'assurer la prééminence des règles religieuses. La formation dans l'académie militaire avec les restrictions existantes ne constitue donc pas, en tant que telle, une ingérence dans la liberté de religion et de conscience, une fois que le requérant a choisi, de par son libre arbitre, de faire sa carrière militaire dans le cadre de ce système. La Commission relève en l'espèce que les autorités disciplinaires ont constaté que le requérant avait commis plusieurs infractions disciplinaires et qu'il ne présentait pas le profil d'un candidat d'officier de l'armée. Il en résulte que le droit de poursuivre la carrière militaire était en cause et que les activités et les opinions du requérant ont été prises en considération pour savoir s'il présentait les qualifications nécessaires pour devenir officier. La Commission ne relève donc aucune ingérence dans le droit garanti par l'article 9 par. 1 (art. 9-1) de la Convention. Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. 3. Le requérant se plaint également d'avoir perdu la possibilité de poursuivre ses études universitaires. Il invoque, à cet égard, l'article 2 du Protocole N° 1 (P1-2). Le Gouvernement fait observer que la législation turque dispose que le requérant ne peut être admis à nouveau dans une école militaire. Par contre, rien ne s'oppose à ce qu'il poursuive ses études universitaires dans un établissement civil. La Commission rappelle que le droit à l'instruction envisagée par la disposition invoquée concerne avant tout l'enseignement élémentaire et pas nécessairement les études supérieures spécialisées (N° 5962/72, D.R. 2, p. 50 ; N° 7671/76 et 14 autres requêtes, D.R. 9, p. 185). Par ailleurs, la Commission estime qu'en principe, le droit à l'instruction ne saurait faire échec au droit pour l'Etat de réglementer l'enseignement (cf. arrêt de Campbell et Cosans du 25 février 1982, série A, n° 48, p. 19, par. 41) et que ce droit n'exclut pas toute sanction disciplinaire. Il ne serait pas contraire à l'article 2 du Protocole N° 1 (P1-2) que les élèves fassent l'objet d'exclusions temporaires ou définitives si la réglementation nationale ne les empêche pas de s'inscrire dans un autre établissement pour poursuivre leurs études. La Commission constate qu'en l'espèce, le requérant a été renvoyé de l'école militaire suite à une procédure disciplinaire. Il en résulte que ce grief du requérant est manifestement mal fondé, au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. 4. Le requérant se plaint en dernier lieu d'être obligé de rembourser tous les frais d'enseignement et de pension que l'Etat lui avait avancés pour ses études à l'académie militaire. Il allègue une violation de l'article 1er du Protocole N° 1 (P1-1). Toutefois, la Commission considère que la somme des frais d'enseignement et de pension avancée par l'Etat constitue en effet une créance de l'Etat envers le requérant qui s'est engagé, quant à lui, à accomplir son service au sein de l'armée pour une durée obligatoire fixée par la loi. En cas de licenciement ou de démission, l'intéressé se trouve dans l'obligation de régler cette créance à l'Etat. La Commission estime donc que le remboursement des frais d'enseignement et de pension à la suite d'un licenciement pour faute disciplinaire ne soulève aucun problème sur le terrain de l'article 1 du Protocole N° 1 (P1-1). Cette partie de la requête doit être dès lors rejetée comme incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2). Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE. Le Secrétaire de la Commission Le Président de la Commission (H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)