SUR LA RECEVABILITÉ de la requête N° 27696/95 par Halit YALÇIN contre la Turquie La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 12 janvier 1998 en présence de M. S. TRECHSEL, Président MM. J.-C. GEUS E. BUSUTTIL G. JÖRUNDSSON A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.-C. SOYER H. DANELIUS F. MARTINEZ C.L. ROZAKIS Mme. J. LIDDY MM. L. LOUCAIDES M.A. NOWICKI I. CABRAL BARRETO B. CONFORTI N. BRATZA I. BÉKÉS J. MUCHA D. SVÁBY G. RESS A. PERENIC C. BÎRSAN P. LORENZEN K. HERNDL E. BIELIUNAS E.A. ALKEMA M. VILA AMIGÓ Mme. M. HION MM. R. NICOLINI A. ARABADJIEV M. M. de SALVIA, Secrétaire de la Commission ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 2 mai 1995 par Halit Yalçin contre la Turquie et enregistrée le 26 juin 1995 sous le N° de dossier 27696/95 ; Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : EN FAIT Le requérant, ressortissant turc, né en 1966, est journaliste. Lors de l'introduction de la requête, il était détenu à la maison d'arrêt de Bursa. Dans la procédure devant la Commission, le requérant est représenté par Maître Özcan Kiliç, avocat au barreau d'istanbul. Les faits, tels qu'ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit. Le 7 août 1992, le requérant, à la suite des perquisitions effectuées par la police à son domicile privé et à son bureau, fut arrêté et placé en garde à vue. Le procès-verbal de déposition du 15 août 1992, établi par les policiers de la section antiterroriste de la direction de la sûreté de Hakkari, fit état des activités du requérant au sein d'une organisation illégale, à savoir le PKK (Parti des travailleurs de Kurdistan). Le requérant ne fut assisté par aucun avocat lors de sa garde à vue. Le 17 août 1992, le juge de paix près le tribunal d'instance (pénal) de Hakkari (Hakkari Sulh Ceza Mahkemesi) ordonna la mise en détention provisoire du requérant. Par acte d'accusation déposé le 10 septembre 1992, le procureur de la République près la Cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakir intenta une action pénale contre le requérant, sur la base de l'article 168 du Code pénal turc, réprimant la formation des bandes armées pouvant commettre des délits contre l'Etat et les pouvoirs publics. Par jugement du 19 janvier 1994, la Cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakir condamna le requérant à douze ans et six mois d'emprisonnement. La Cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakir, afin d'établir la culpabilité du requérant, tint compte, entre autres, de deux documents qui avaient été saisis lors des perquisitions effectuées par la police au domicile privé et au bureau du requérant, à savoir un tract écrit de la main du requérant intitulé "le noble enfant du peuple opprimé dont le sang jaillit de la veine de la terre" et destiné aux lycéens de Hakkari ainsi qu'une lettre écrite par le requérant mentionnant: "mon pays c'est le Kurdistan, je dois être absolument au Kurdistan et mourir là-bas". La Cour releva en outre que le requérant avait envoyé une note à une personne (L.B.) demandant une certaine somme d'argent, des chaussures, des chaussettes et des cigarettes. La cour observa que l'authenticité des documents mis en cause avait été démontrée par des rapports d'expertise. Par arrêt du 31 octobre 1994, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance, considérant que les motifs invoqués dans celui-ci étaient conformes aux règles de fond et de procédure. Cet arrêt fut prononcé le 9 novembre 1994. GRIEFS 1. Le requérant allègue en premier lieu la violation des paragraphes 1 et 3 de l'article 5 de la Convention combiné avec son article 14. Il allègue en particulier: - que sa garde à vue n'était pas conforme à l'article 5 par. 1 de la Convention; - qu'il n'avait pas été aussitôt traduit devant un juge; - que la législation turque entraîne une discrimination entre les droits des personnes gardées à vue dans la procédure devant les cours de sûreté de l'Etat et ceux devant les juridictions pénales ordinaires; - que les personnes jugées et condamnées par les cours de sûreté de l'Etat ne peuvent bénéficier de la libération conditionnelle que si elles purgent les trois quarts de leur peine, alors que la loi sur l'exécution des peines prévoit la libération conditionnelle après avoir purgé la moitié de la peine encourue. 2. Le requérant allègue en outre la violation des paragraphes 1, 2 et 3 de l'article 6 de la Convention. Il se plaint en particulier: - de ce que sa cause n'aurait pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial, contrairement à l'article 6 par. 1 de la Convention. Il expose à cet égard qu'un juge militaire, dont l'indépendance vis-à-vis de ses commandants militaires n'est pas assurée, siégeait au sein de la Cour de sûreté de l'Etat; - d'une atteinte au principe de la présomption d'innocence énoncé à l'article 6 par. 2, dans la mesure où sa condamnation était basée sur des documents dont l'authenticité était contestée; - de n'avoir pu disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et bénéficier de l'assistance d'un avocat lors de sa garde à vue. 3. Le requérant se plaint également de ce que les perquisitions effectuées par la police à son domicile et à son bureau n'avaient pas de base légale et que la saisie d'une lettre et des écrits professionnels constituent une atteinte à son droit au respect de la vie privée. Il invoque à cet égard l'article 8 de la Convention. 4. Le requérant se plaint enfin d'une atteinte à ses libertés d'opinion et d'expression, contrairement aux articles 9 et 10 de la Convention, dans la mesure où il a été condamné au pénal sur la base d'une lettre et des documents saisis se rapportant à ses activités de journaliste. EN DROIT 1. Le requérant se plaint d'abord de ce que sa cause n'a pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial en raison de la composition de la Cour de sûreté de l'Etat ayant eu à connaître de son affaire. Il invoque à cet égard l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Le requérant se plaint également de ce qu'il n'a pas pu disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ni bénéficier de l'assistance d'un avocat lors de sa garde à vue. A cet égard, il invoque l'article 6 par. 3 (art. 6-3) de la Convention. Le requérant se plaint enfin d'une atteinte au principe de la présomption d'innocence énoncé à l'article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention, dans la mesure où sa condamnation était basée sur des documents dont l'authenticité était contestée. La Commission considère qu'en l'état actuel du dossier, elle n'est pas en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ces griefs et juge nécessaire de porter cette partie de la requête à la connaissance du gouvernement défendeur, en application de l'article 48 par. 2 b) du Règlement intérieur. 2. En invoquant l'article 5 (art. 5) de la Convention, le requérant se plaint, également, de n'avoir pas été aussitôt traduit devant un juge et de la durée de sa garde à vue. Il soutient que la législation turque entraîne une discrimination entre les droits des personnes gardées à vue dans la procédure devant les cours de sûreté de l'Etat et ceux devant les juridictions pénales ordinaires. Il invoque à cet égard l'article 14 de la Convention combiné avec son article 5 (art. 14+5). Toutefois, la Commission n'est pas appelée à se prononcer sur le point de savoir si les faits allégués par le requérant révèlent l'apparence d'une violation desdites dispositions. En effet, l'article 26 in fine (art. 26) de la Convention prévoit que la Commission ne peut être saisie que "dans le délai de six mois à partir de la décision interne définitive". En l'espèce, la Commission relève qu'une garde à vue de dix jours étant conforme à la législation interne, le requérant ne disposait en droit turc d'aucune voie de recours pour contester la durée de sa garde à vue. La Commission se réfère à sa jurisprudence bien établie selon laquelle, en l'absence de voie de recours interne, le délai de six mois court à partir de l'acte incriminé dans la requête (cf., entre autres, N° 10389/83, déc. 17.7.86, D.R. 47, p. 72). La Commission observe qu'en l'espèce, la garde à vue du requérant a pris fin le 17 août 1992, alors que la requête a été introduite le 2 mai 1995. Cette partie de la requête est donc tardive et doit être rejetée, conformément aux articles 26 et 27 par. 3 (art. 26, 27-3) de la Convention. 3. Le requérant se plaint enfin de ce qu'il a fait l'objet d'une discrimination quant à l'application des dispositions de la loi sur l'exécution des peines relatives à la mise en liberté conditionnelle. Il allègue que les personnes jugées et condamnées par les cours de sûreté de l'Etat ne peuvent bénéficier de la libération conditionnelle que si elles purgent les trois quarts de leur peine, alors que la loi sur l'exécution des peines prévoit la libération conditionnelle après avoir purgé la moitié de la peine encourue. Il invoque à cet égard l'article 5 de la Convention combiné avec son article 14 (art. 5+14). Dans la mesure où le requérant se plaint d'une détention après condamnation par un tribunal compétent, la Commission estime que ce grief peut relever de l'article 5 par. 1 a) (art. 5-1-a) de la Convention, qui se lit comme suit : "1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales: a. s'il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent (...)" Toutefois, la Commission estime que l'article 5 par. 1 a) (art. 5-1-a) de la Convention ne reconnaît pas, en tant que tel, à un condamné le droit d'être mis en liberté conditionnelle. Par ailleurs, il est vrai que l'article 14 (art. 14) de la Convention prohibe toute discrimination dans l'exercice des droits garantis par la Convention, y compris le droit à la liberté énoncé à l'article 5 (art. 5) de celle-ci. Cependant, une différence de traitement qui vise un but légitime et pour laquelle existe un rapport raisonable de proportionnalité entre ce but et les moyens utilisés, ne constitue pas une discrimination au sens de l'article 14 (art. 14) de la Convention (cf. mutatis mutandis, Cour eur. D.H., arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali du 28 mai 1985, série A n° 94, p. 35, par. 72). En l'espèce, la Commission constate que le fait d'être membre d'une organisation illégale a été considéré par le législateur turc comme un délit particulièrement grave. Elle relève en outre que la durée minimale de la peine à purger avant de bénéficier d'une mesure de liberté conditionnelle est de trois quarts pour les personnes condamnées par les cours de sûreté de l'Etat et de la moitié pour les personnes condamnées par des juridictions ordinaires. De l'avis de la Commission, la différence de traitement dont se plaint le requérant poursuit un but légitime, à savoir moduler l'expiation de la peine en fonction de la gravité de l'infraction. Elle est également d'avis que les modalités d'application peuvent être considérées comme proportionnées au but ainsi défini. Aucun traitement discriminatoire ne saurait, par conséquent, être décelé en l'espèce (cf. N° 18680/91, Ç.Tokat c/Turquie, déc. 18 décembre 1992, non publiée). Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. 4. Le requérant se plaint, par ailleurs, de ce que les perquisitions effectuées par la police à son domicile et à son bureau n'avaient pas de base légale et que la saisie d'une lettre et des écrits professionnnels constituent une atteinte à son droit au respect de la vie privée. Il invoque l'article 8 (art. 8) de la Convention qui dispose que: "1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui." La Commission rappelle que ces perquisitions se fondaient sur une disposition du Code pénal turc. Elles sont dès lors "prévues par la loi", comme l'exige l'article 8 par. 2 (art. 8-2) de la Convention. La Commission relève en outre que le but poursuivi par les perquisitions était de prévenir des infractions qui pourraient être commises par le requérant à l'avenir ou par d'autres personnes. La Commission observe que l'article 8 par. 2 (art. 8-2) autorise des ingérences dans les droits garantis par le paragraphe 1 du même article, notamment pour la "prévention des infractions pénales" (cf. mutatis mutandis No 12592/86, déc. 6.3.89, D.R. 60, p. 207). Quant à la nécessité de l'ingérence dans un pays démocratique, la Commission rappelle que c'est au premier chef aux autorités internes qu'il appartient d'apprécier la nécessité d'une ingérence donnée et qu'à cet effet l'Etat jouit d'une certaine "marge d'appréciation" (cf. Cour eur. D.H., arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A n° 24, p. 23, par. 49). La Commission relève qu'en l'espèce, le requérant a été déclaré coupable par les juridictions d'être membre d'une organisation illégale. Elle considère en outre que l'existence de dispositions législatives accordant un pouvoir de saisie de documents et d'effets personnels s'avère, devant une situation exceptionnelle telle que la lutte contre le terrorisme, nécessaire dans une société démocratique à la sécurité nationale et à la prévention des infractions pénales. Or, des mesures prises à l'encontre des personnes suspectées d'activités terroristes peuvent se justifier par des considérations de sécurité nationale (cf. mutatis mutandis Nos 8022/77, 8025/77, 8027/77, déc. 18.3.81, D.R. 25, p. 15). La Commission en conclut que la mesure prise à l'encontre du requérant ne dépasse pas la marge accordée à l'Etat aux fins de l'article 8 par. 2 (art. 8-2) de la Convention. Le grief formulé à cet égard par le requérant doit en conséquence être rejeté comme étant manifestement mal fondé, au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. 5. Le requérant se plaint en outre d'une atteinte à ses libertés de pensée et d'expression, contrairement aux articles 9 et 10 (art. 9, 10) de la Convention, dans la mesure où il a été condamné au pénal sur la base d'une lettre et de documents se rapportant à ses activités de journaliste. La Commission considère que ce grief relève de l'article 10 (art. 10) de la Convention. La Commission relève que la condamnation du requérant est basée sur l'appartenance à une organisation illégale. Elle constate qu'aucun élément dans le dossier, tel qu'il a été soumis à la Commission, ne montre qu'en réalité la condamnation avait un rapport direct avec une quelconque activité de journaliste du requérant. La Commission estime dès lors qu'il n'y a pas eu d'ingérence dans la liberté d'expression du requérant, au sens de l'article 10 par. 1 (art. 10-1) de la Convention. Il s'ensuit que cette partie de la requête est également manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. Par ces motifs, la Commission, AJOURNE l'examen des griefs du requérant concernant l'indépendance et l'impartialité de la Cour de sûreté de l'Etat qui l'a condamné ainsi que l'équité de la procédure devant celle-ci, à la majorité DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE pour le surplus. M. de SALVIA, S. TRECHSEL Secrétaire Président de la Commission de la Commission