ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)
14 mars 2017 (*)
« Renvoi préjudiciel – Politique sociale –
Directive 2000/78/CE – Égalité de traitement – Discrimination fondée sur la
religion ou les convictions – Exigence professionnelle essentielle et
déterminante – Notion – Souhait d’un client de ne pas voir les prestations
assurées par une travailleuse portant un foulard islamique »
Dans l’affaire C‑188/15,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Cour de cassation (France), par décision du 9 avril 2015, parvenue à la Cour le 24 avril 2015, dans la procédure
Asma Bougnaoui, Association de défense des droits de l’homme (ADDH)
contre
Micropole SA, anciennement Micropole Univers SA,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. K. Lenaerts, président, M. A. Tizzano, vice-président, Mme R. Silva de Lapuerta, MM. M. Ilešič, L. Bay Larsen, Mme M. Berger, MM. M. Vilaras et E. Regan, présidents de chambre, MM. A. Rosas, A. Borg Barthet, J. Malenovský, E. Levits, F. Biltgen (rapporteur), Mme K. Jürimäe et M. C. Lycourgos, juges,
avocat
général: Mme E. Sharpston,
greffier:
M. V. Tourrès, administrateur,
vu la procédure
écrite et à la suite de l’audience du 15 mars 2016,
considérant
les observations présentées :
– pour Mme
Bougnaoui et l’Association de défense des droits de l’homme (ADDH), par Me C. Waquet,
avocate,
– pour Micropole SA, par Me D. Célice, avocat,
– pour le
gouvernement français, par MM. G. de Bergues, D. Colas et R. Coesme,
en qualité d’agents,
– pour le
gouvernement suédois, par Mmes A. Falk, C. Meyer‑Seitz,
U. Persson et N. Otte Widgren ainsi que par MM. E. Karlsson
et L. Swedenborg, en qualité d’agents,
– pour le
gouvernement du Royaume-Uni, par Mme S. Simmons, en qualité
d’agent, assistée de M. A. Bates, barrister,
– pour la
Commission européenne, par MM. D. Martin et M. Van Hoof, en
qualité d’agents,
ayant entendu
l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 13 juillet 2016,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle
porte sur l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, de la directive
2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre
général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail
(JO 2000, L 303, p. 16).
2 Cette demande a été présentée dans le
cadre d’un litige opposant Mme Asma Bougnaoui et
l’Association de défense des droits de l’homme (ADDH), d’une part, à Micropole
SA, anciennement Micropole Univers SA (ci-après « Micropole »),
d’autre part, au sujet du licenciement par cette dernière de Mme Bougnaoui
au motif que celle-ci refusait de retirer son foulard islamique lorsqu’elle
était en mission auprès des clients de cette entreprise.
3 Les considérants 1, 4 et 23 de la
directive 2000/78 prévoient :
« (1)
Conformément à l’article 6 du traité sur l’Union européenne, l’Union européenne
est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des
droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit,
principes qui sont communs à tous les États membres et elle respecte les droits
fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils
résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant
que principes généraux du droit communautaire.
[...]
(4) Le
droit de toute personne à l’égalité devant la loi et la protection contre la
discrimination constitue un droit universel reconnu par la Déclaration
universelle des droits de l’homme, par la Convention des Nations unies sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, par
les pactes des Nations unies relatifs aux droits civils et politiques et aux
droits économiques, sociaux et culturels et par la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales signés par tous
les États membres. La Convention n° 111 de l’Organisation internationale
du travail interdit la discrimination en matière d’emploi et de travail.
[...]
(23) Dans
des circonstances très limitées, une différence de traitement peut être
justifiée lorsqu’une caractéristique liée à la religion ou aux convictions, à
un handicap, à l’âge ou à l’orientation sexuelle constitue une exigence
professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit
légitime et que l’exigence soit proportionnée. Ces circonstances doivent être
mentionnées dans les informations fournies par les États membres à la
Commission. »
4 L’article 1er de la directive
2000/78 dispose :
« La
présente directive a pour objet d’établir un cadre général pour lutter contre
la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, le handicap, l’âge
ou l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de
mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de
traitement. »
5 L’article 2, paragraphes 1 et 2, de
ladite directive prévoit :
« 1. Aux
fins de la présente directive, on entend par “principe de l’égalité de
traitement” l’absence de toute discrimination directe ou indirecte, fondée sur
un des motifs visés à l’article 1er.
2. Aux fins du
paragraphe 1 :
a) une
discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière
moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une
situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er ;
b) une
discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une
pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage
particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap,
d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres
personnes, à moins que :
i) cette
disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un
objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient
appropriés et nécessaires, [...]
[...] »
6 L’article 3, paragraphe 1, de la même
directive dispose :
« Dans les
limites des compétences conférées à la Communauté, la présente directive
s’applique à toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le
secteur privé, y compris les organismes publics, en ce qui concerne:
[...]
c) les
conditions d’emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et
de rémunération ;
[...] »
7 L’article 4, paragraphe 1, de la
directive 2000/78 prévoit :
« Nonobstant
l’article 2, paragraphes 1 et 2, les États membres peuvent prévoir qu’une
différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à l’un des motifs
visés à l’article 1er ne constitue pas une discrimination lorsque,
en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son
exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle
essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que
l’exigence soit proportionnée. »
8 Les dispositions de la directive 2000/78
ont fait l’objet d’une transposition en droit français, notamment, aux articles
L. 1132-1 et L. 1133-1 du code du travail tels qu’issus de la loi n°
2008-496, du 27 mai 2008, portant diverses dispositions d’adaptation au
droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations
(JORF du 28 mai 2008, p. 8801).
9 L’article L. 1121-1 du code du
travail dispose :
« Nul ne
peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et
collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la
tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »
10 L’article L. 1132-1 dudit code, dans
sa version en vigueur à la date des faits en cause au principal,
prévoyait :
« Aucune
personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de l’accès à un
stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être
sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou
indirecte, telle que définie à l’article 1er de la loi
n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au
droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations,
notamment en matière de rémunération, au sens de l’article L. 3221-3, de
mesures d’intéressement ou de distribution d’actions, de formation, de
reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion
professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison de son
origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son âge,
[...], de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes,
de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de
famille ou en raison de son état de santé ou de son handicap. »
11 L’article L. 1133-1 du même code est
libellé comme suit :
« L’article
L. 1132-1 ne fait pas obstacle aux différences de traitement, lorsqu’elles
répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour
autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée. »
12 L’article L. 1321-3 du code du
travail, dans sa version en vigueur à la date des faits en cause au principal,
disposait :
« Le règlement intérieur ne peut contenir :
1° Des
dispositions contraires aux lois et règlements ainsi qu’aux stipulations des
conventions et accords collectifs de travail applicables dans l’entreprise ou
l’établissement ;
2° Des
dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles
et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de
la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ;
3° Des dispositions
discriminant les salariés dans leur emploi ou leur travail, à capacité
professionnelle égale, en raison de leur origine, de leur sexe, de leurs mœurs,
de leur orientation sexuelle, de leur âge, [...], de leurs opinions politiques,
de leurs activités syndicales ou mutualistes, de leurs convictions religieuses,
de leur apparence physique, de leur nom de famille ou en raison de leur état de
santé ou de leur handicap. »
13 Il ressort des éléments du dossier dont
dispose la Cour que Mme Bougnaoui a rencontré, au mois
d’octobre 2007, lors d’une foire étudiante, préalablement à son embauche par
l’entreprise privée Micropole, un représentant de celle-ci, qui l’a informée du
fait que le port du foulard islamique pourrait poser problème quand elle serait
en contact avec les clients de cette société. Lorsque Mme Bougnaoui
s’est présentée, le 4 février 2008, à Micropole pour y effectuer son stage de
fin d’études, elle portait un simple bandana. Par la suite, elle a porté un
foulard islamique sur son lieu du travail. À la fin de ce stage, Micropole l’a
engagée, à compter du 15 juillet 2008, sur la base d’un contrat de travail à
durée indéterminée, en qualité d’ingénieur d’études.
14 Après avoir été convoquée, le 15 juin
2009, à un entretien préalable à un éventuel licenciement, Mme Bougnaoui
a été licenciée par une lettre du 22 juin 2009 rédigée comme suit:
« [...] Dans
le cadre de vos fonctions, vous êtes amenée à intervenir sur des missions pour
le compte de nos clients.
Nous vous avons
demandé d’intervenir pour le client [...] le 15 mai dernier sur [son] site
[...] À la suite de cette intervention, le client nous a indiqué que le port du
voile, que vous portez effectivement tous les jours, avait gêné un certain
nombre de ses collaborateurs. Il a également demandé à ce qu’il n’y ait “pas de
voile la prochaine fois”.
Lors de votre
embauche dans notre société et de vos entretiens avec votre Manager
opérationnel [...] et la Responsable du recrutement [...], le sujet du port du
voile avait été abordé très clairement avec vous. Nous vous avions précisé que
nous respections totalement le principe de liberté d’opinion ainsi que les
convictions religieuses de chacun, mais que, dès lors que vous seriez en contact
en interne ou en externe avec les clients de l’entreprise, vous ne pourriez
porter le voile en toutes circonstances. En effet, dans l’intérêt et pour le
développement de l’entreprise, nous sommes contraints, vis-à-vis de nos
clients, de faire en sorte que la discrétion soit de mise quant à l’expression
des options personnelles de nos salariés.
Lors de notre
entretien du 17 juin dernier, nous vous avons réaffirmé ce principe de
nécessaire neutralité que nous vous demandions d’appliquer à l’égard de notre
clientèle. Nous vous avons à nouveau demandé si vous pouviez accepter ces
contraintes professionnelles en acceptant de ne pas porter le voile et vous
nous avez répondu par la négative.
Nous considérons
que ces faits justifient, pour les raisons susmentionnées, la rupture de votre
contrat de travail. Dans la mesure où votre position rend impossible la
poursuite de votre activité au service de l’entreprise, puisque nous ne pouvons
envisager, de votre fait, la poursuite de prestations chez nos clients, vous ne
pourrez effectuer votre préavis. Cette inexécution du préavis vous étant
imputable, votre préavis ne vous sera pas rémunéré.
Nous regrettons
cette situation dans la mesure où vos compétences professionnelles et votre
potentiel nous laissaient espérer une collaboration durable. »
15 Considérant que ce licenciement était
discriminatoire, Mme Bougnaoui a introduit, le 8 septembre 2009, un
recours devant le conseil de prud’hommes de Paris (France). Celui-ci a, le 4
mai 2011, condamné Micropole au paiement d’une indemnité de préavis pour ne pas
avoir indiqué dans sa lettre de licenciement la gravité de la faute reprochée à
Mme Bougnaoui et a rejeté le recours pour le surplus, au motif que
la restriction à la liberté de Mme Bougnaoui de porter le foulard
islamique était justifiée par le contact de cette dernière avec des clients de
cette société et proportionnée au but recherché par Micropole tendant à la
préservation de l’image de celle-ci et à ne pas heurter les convictions de ses
clients.
16 Mme Bougnaoui, soutenue par
l’ADDH, a introduit un appel contre cette décision devant la cour d’appel de
Paris (France). Par décision du 18 avril 2013, celle-ci a confirmé la
décision du conseil de prud’hommes de Paris. Dans sa décision, elle a notamment
jugé que le licenciement de Mme Bougnaoui ne procédait pas d’une
discrimination tenant aux convictions religieuses de la salariée, puisque
celle-ci était autorisée à continuer à les exprimer au sein de l’entreprise, et
qu’il était justifié par une restriction légitime procédant des intérêts de
l’entreprise alors que l’exercice, par la salariée, de la liberté de manifester
ses convictions religieuses allait au-delà du périmètre de l’entreprise et
s’imposait aux clients de cette dernière sans considération pour leurs sensibilités,
ce qui empiétait sur les droits d’autrui.
17 Mme Bougnaoui et l’ADDH ont formé un pourvoi devant la Cour de cassation (France) contre la décision du 18 avril 2013. Elles ont fait valoir devant cette juridiction que la cour d’appel de Paris avait notamment violé les articles L. 1121-1, L. 1321-3 et L. 1132-1 du code du travail. En effet, les restrictions à la liberté religieuse devraient être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour autant que l’objectif est légitime et l’exigence est proportionnée. Or, le port du foulard islamique par une salariée d’une entreprise privée, en contact avec la clientèle, ne porterait pas atteinte aux droits ou aux convictions d’autrui et la gêne ou la sensibilité de la clientèle d’une société commerciale, prétendument éprouvée à la seule vue d’un signe d’appartenance religieuse, ne constituerait un critère ni opérant ni légitime, étranger à toute discrimination, justifiant de faire prévaloir des intérêts économiques ou commerciaux de ladite société sur la liberté fondamentale de religion d’un salarié.
18 La chambre sociale de la Cour de
cassation, saisie du pourvoi formé par les requérantes au principal, relève
que, dans son arrêt du 10 juillet 2008, Feryn (C‑54/07, EU:C:2008:397), la Cour
s’est bornée à dire pour droit que le fait pour un employeur de déclarer
publiquement qu’il ne recrutera pas de salariés ayant une certaine origine
ethnique ou raciale constitue une discrimination directe à l’embauche au sens
de la directive 2000/43/CE du Conseil, du 29 juin 2000, relative à la mise en
œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans
distinction de race ou d’origine ethnique (JO 2000, L 180, p. 22),
mais ne s’est pas prononcée sur le point de savoir si l’article 4, paragraphe
1, de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens que constitue une
exigence professionnelle essentielle et déterminante, en raison de la nature
d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, le souhait
d’un client d’un employeur de ne plus voir les prestations de services de
celui-ci assurées par un travailleur pour l’un des motifs visés par cette
dernière directive.
19 Dans ces conditions, la Cour de cassation
a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle
suivante :
« Les
dispositions de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78
doivent-elles être interprétées en ce sens que constitue une exigence
professionnelle essentielle et déterminante, en raison de la nature d’une
activité professionnelle ou des conditions de son exercice, le souhait d’un
client d’une société de conseils informatiques de ne plus voir les prestations
de service informatiques de cette société assurées par une salariée, ingénieur
d’études, portant un foulard islamique ? »
20 Après la présentation des conclusions de
Mme l’avocat général, Micropole a introduit, le 18 novembre 2016,
une demande de réouverture de la procédure orale au titre de l’article 83 du
règlement de procédure de la Cour.
21 À l’appui de sa demande, Micropole a
avancé que la Cour devait prendre connaissance de ses observations après le
prononcé desdites conclusions et qu’elle souhaitait apporter des informations
complémentaires à la Cour.
22 À cet égard, il convient de rappeler que
la Cour peut, à tout moment, l’avocat général entendu, ordonner la réouverture
de la phase orale de la procédure, conformément à l’article 83 de son règlement
de procédure, notamment si elle considère qu’elle est insuffisamment éclairée
ou lorsque l’affaire doit être tranchée sur la base d’un argument qui n’a pas
été débattu entre les parties ou les intéressés visés à l’article 23 du statut
de la Cour de justice de l’Union européenne.
23 En l’espèce, la Cour considère, l’avocat
général entendu, qu’elle dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer
sur le recours dont elle est saisie et que celui‑ci ne doit pas être tranché
sur le fondement d’un argument qui n’a pas été débattu devant elle.
24 Par conséquent, il convient de rejeter la
demande de réouverture formée par Micropole.
25 Par sa question, la juridiction de renvoi
demande, en substance, si l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78
doit être interprété en ce sens que la volonté d’un employeur de tenir compte
des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés
par une travailleuse portant un foulard islamique constitue une exigence
professionnelle essentielle et déterminante au sens de cette disposition.
26 En premier lieu, il convient de rappeler
que, conformément à l’article 1er de ladite directive, celle-ci a
pour objet d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination
fondée sur la religion ou les convictions, le handicap, l’âge ou l’orientation
sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en œuvre,
dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement.
27 S’agissant de la notion de
« religion », figurant à l’article 1er de cette directive,
il convient de relever que cette directive ne contient pas de définition de
ladite notion.
28 Néanmoins, le législateur de l’Union
s’est référé, au considérant 1 de la directive 2000/78, aux droits fondamentaux
tels qu’ils sont garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950
(ci-après la « CEDH »), qui prévoit, à son article 9, que toute
personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, ce droit
impliquant, notamment, la liberté de manifester sa religion ou sa conviction
individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte,
l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
29 Au même considérant, le législateur de
l’Union s’est également référé aux traditions constitutionnelles communes aux
États membres, en tant que principes généraux du droit de l’Union. Or, parmi
les droits qui résultent de ces traditions communes et qui ont été réaffirmés
dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la
« Charte »), figure le droit à la liberté de conscience et de
religion consacré à l’article 10, paragraphe 1, de la Charte. Conformément à
cette disposition, ce droit implique la liberté de changer de religion ou de
conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement
ou collectivement, en public, ou en privé, par le culte, l’enseignement, les
pratiques et l’accomplissement de rites. Ainsi qu’il ressort des explications
relatives à la charte des droits fondamentaux (JO 2007, C 303,
p. 17), le droit garanti à l’article 10, paragraphe 1, de celle-ci
correspond au droit garanti à l’article 9 de la CEDH et, conformément à
l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, il a le même sens et la même portée
que celui-ci.
30 Dans la mesure où la CEDH et, par la
suite, la Charte donnent une acception large de la notion de
« religion », en ce qu’elles incluent dans cette notion la liberté
des personnes de manifester leur religion, il y a lieu de considérer que le
législateur de l’Union a entendu retenir la même approche lors de l’adoption de
la directive 2000/78 de sorte qu’il convient d’interpréter la notion de
« religion » figurant à l’article 1er de cette directive
comme couvrant tant le forum internum, à savoir le fait d’avoir des
convictions, que le forum externum, à savoir la manifestation en public de la
foi religieuse.
31 En second lieu, il convient de constater
que la décision de renvoi ne permet pas de savoir si la question de la
juridiction de renvoi repose sur le constat d’une différence de traitement directement
fondée sur la religion ou les convictions ou sur celui d’une différence de
traitement indirectement fondée sur de tels critères.
32 À cet égard, si, ce qu’il appartient à
cette juridiction de vérifier, le licenciement de Mme Bougnaoui a
été fondé sur le non-respect d’une règle interne qui était en vigueur au sein
de cette entreprise, interdisant le port de tout signe visible de convictions
politiques, philosophiques ou religieuses, et s’il devait apparaître que cette
règle en apparence neutre aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour
les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données, telles que
Mme Bougnaoui, il y aurait lieu de conclure à l’existence d’une
différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou sur les
convictions, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive
2000/78 (voir, en ce sens, arrêt de ce jour, G4S Secure Solutions, C-157/15,
points 30 et 34).
33 Toutefois, conformément à l’article 2,
paragraphe 2, sous b), i), de cette directive, une telle différence de
traitement ne serait pas constitutive d’une discrimination indirecte, si elle
était objectivement justifiée par un objectif légitime, tel que la mise en
œuvre, par Micropole, d’une politique de neutralité à l’égard de ses clients,
et si les moyens de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires
(voir, en ce sens, arrêt de ce jour, G4S Secure Solutions, C-157/15, points 35
à 43).
34 En revanche, pour le cas où le
licenciement de Mme Bougnaoui ne serait pas fondé sur l’existence
d’une règle interne telle que visée au point 32 du présent arrêt, il convient
d’examiner, ainsi qu’y invite la question de la juridiction de renvoi, si la
volonté d’un employeur de tenir compte du souhait d’un client de ne plus voir
de services fournis par une travailleuse qui, telle Mme Bougnaoui, a
été assignée par cet employeur auprès de ce client et qui porte un foulard
islamique, constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante,
au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78.
35 À cet égard, selon les termes de cette
disposition, les États membres peuvent prévoir qu’une différence de traitement
fondée sur une caractéristique liée à l’un des motifs visés à l’article 1er
de ladite directive ne constitue pas une discrimination lorsque, en
raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son
exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle
essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif est légitime et que
l’exigence est proportionnée.
36 Ainsi, il appartient aux États membres de
prévoir, le cas échéant, qu’une différence de traitement fondée sur une
caractéristique liée à l’un des motifs visés à l’article 1er de la
même directive ne constitue pas une discrimination. Tel paraît être le cas en
l’espèce, en vertu de l’article L. 1133-1 du code du travail, ce qu’il
appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier.
37 Cela étant précisé, il convient de
rappeler que la Cour a itérativement jugé qu’il ressort de l’article 4,
paragraphe 1, de la directive 2000/78 que c’est non pas le motif sur lequel est
fondée la différence de traitement, mais une caractéristique liée à ce motif
qui doit constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante
(voir arrêts du 12 janvier 2010, Wolf, C‑229/08, EU:C:2010:3, point 35 ; du 13
septembre 2011, Prigge e.a., C‑447/09, EU:C:2011:573, point 66 ; du 13
novembre 2014, Vital Pérez, C‑416/13, EU:C:2014:2371, point 36, ainsi que du 15
novembre 2016, Salaberria Sorondo, C‑258/15, EU:C:2016:873, point 33).
38 Il convient, par ailleurs, de souligner
que, conformément au considérant 23 de la directive 2000/78, ce n’est que dans
des conditions très limitées qu’une caractéristique liée, notamment, à la
religion peut constituer une exigence professionnelle essentielle et
déterminante.
39 Il importe également de souligner que,
selon les termes mêmes de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78,
la caractéristique en cause ne peut constituer une telle exigence qu’« en
raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son
exercice ».
40 Il résulte de ces différentes indications
que la notion d’« exigence professionnelle essentielle et
déterminante », au sens de cette disposition, renvoie à une exigence
objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité
professionnelle en cause. Elle ne saurait, en revanche, couvrir des
considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir
compte des souhaits particuliers du client.
41 Il convient par conséquent de répondre à
la question posée par la juridiction de renvoi que l’article 4, paragraphe 1,
de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens que la volonté d’un
employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services
dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne
saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et
déterminante au sens de cette disposition.
42 La procédure revêtant, à l’égard des
parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction
de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais
exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites
parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :
L’article 4,
paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000,
portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en
matière d’emploi et de travail, doit être interprété en ce sens que la volonté
d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les
services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard
islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle
essentielle et déterminante au sens de cette disposition.
Lenaerts, Tizzano, Silva de Lapuerta, Ilešič, Bay Larsen, Berger, Vilaras, Regan, Rosas, Borg Barthet, Malenovský, Levits, Biltgen, Jürimäe, Lycourgos
Ainsi prononcé en
audience publique à Luxembourg, le 14 mars 2017.
Le greffier A.
Calot Escobar Le président K.
Lenaerts