DEUXIÈME SECTION
DÉCISION SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 42393/98 présentée par Lucia DAHLAB contre la Suisse
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 15
février 2001 en une chambre composée de
MM. C.L. Rozakis,
président,
A.B. Baka,
L. Wildhaber,
G. Bonello,
Mme V. Strážnická,
M. M. Fischbach,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska, juges,
M.
E. Fribergh, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des
Droits de l’Homme le 16 mai 1998 et enregistrée le 23 juillet 1998,
Vu l’article 5 § 2 du Protocole n° 11 à la Convention, qui a transféré à la
Cour la compétence pour examiner la requête,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles
présentées en réponse par la requérante,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
La requérante, ressortissante suisse née en 1965, est institutrice et
réside à Genève (Suisse). Devant la Cour, elle est représenté par Mes
Lironi et Aellen, avocats à Genève.
A. Les
circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent
se résumer comme suit.
La requérante fut nommée institutrice le 1er septembre 1990 par le Conseil
d’Etat de Genève, après avoir exercé, dès l’année scolaire 1989‑1990, à
l’école primaire de Châtelaine, dans le canton de Genève.
Après avoir entrepris une démarche de recherche spirituelle, la requérante
abandonna la religion catholique et se convertit à l’islam en mars 1991. Elle
épousa, le 19 octobre 1991, un ressortissant algérien, A. Dahlab. Trois enfants
sont nés de ce mariage en 1992, 1994 et 1998.
La requérante porta un foulard islamique pour la première fois en classe à
la fin de l’année scolaire 1990-1991, entendant respecter une prescription
coranique enjoignant aux femmes « de ramener leurs voiles sur elle »
devant les adultes de sexe masculin et pubère.
La requérante prit des congés de maternité du 21 août 1992 au
7 janvier 1993 et du 12 janvier au 1er juin 1994.
En mai 1995, l’inspectrice de la circonscription scolaire de Vernier
informa la direction générale de l’enseignement primaire du canton de Genève que
la requérante portait régulièrement le foulard islamique à l’école, ajoutant
n’avoir jamais eu de remarque de parents à ce propos.
Le 27 juin 1996, une rencontre eut lieu entre la requérante et la
directrice générale de l’enseignement primaire (ci-après la directrice
générale) et le directeur du service du personnel enseignant à propos du port
du foulard islamique. Par lettre du 11 juillet 1996, la directrice générale
confirma la position qu’elle avait adoptée lors de cet entretien en l’invitant
à renoncer à porter le foulard islamique dans ses activités et responsabilités
professionnelles, son port étant incompatible avec le respect de l’article 6 de
la loi sur l’instruction publique.
Par lettre du 21 août 1996, la requérante invita la directrice générale à
statuer formellement sur la question.
Le 23 août 1996, la direction générale de l’enseignement primaire confirma
sa décision antérieure. Elle interdit le port du foulard dans l’exercice de ses
activités et responsabilités professionnelles, aux motifs qu’une telle pratique
entrait en contradiction avec l’article 6 de la loi sur l’instruction publique
et où le port du voile constituait « un modèle ostensible d’identification
imposé par l’enseignante aux élèves, de surcroît dans un système scolaire
public et laïc ».
La requérante forma un recours contre cette décision auprès du Conseil
d’Etat de Genève le 26 août 1996.
Le Conseil d’Etat rejeta le recours par arrêté du 16 octobre 1996, aux
motifs suivants :
« L’enseignant doit (...) faire siens tant les objectifs
assignés à l’école publique que les obligations imposées aux autorités
scolaires, y compris la stricte obligation de neutralité confessionnelle (...)
La tenue vestimentaire litigieuse (...) représente (...),
indépendamment même de la volonté de la recourante, le vecteur d’un message
religieux, d’une manière en l’occurrence suffisamment forte (...) pour quitter
la sphère purement personnelle de la recourante et rejaillir sur l’institution
que cette dernière représente, à savoir l’école publique. »
Saisi d’un recours de droit public formé le 25 novembre 1996 par la
requérante, qui invoquait au soutien de son recours la violation de l’article 9
de la Convention estimant que l’interdiction de port du foulard était une
atteinte au « noyau intangible de sa liberté de religion », le
tribunal fédéral confirma la décision du Conseil d’Etat de Genève par arrêt du
12 novembre 1997, notifié le 18 novembre 1997.
Il se prononça notamment en ces termes :
« Préalablement, il faut observer que la recourante
déclare à titre principal que son habillement, dont les éléments peuvent être
acquis en grande surface, ne doit pas être traité comme un symbole religieux,
mais comme n’importe quel vêtement plus ou moins anodin qu’un enseignant
déciderait de porter pour des motifs qui lui seraient propres, notamment pour
des raisons esthétiques ou pour mettre en valeur, voire cacher, une partie de
son anatomie (foulard autour du cou, gilet, petit chapeau ...). La décision
attaquée reviendrait ainsi à interdire à un enseignant, sans justification
suffisante, de s’habiller selon son désir.
Toutefois il ne fait aucun doute que la recourante porte
le foulard et des vêtements amples non pas pour des raisons esthétiques mais
afin d’obéir à une exigence religieuse, qu’elle tire des passages suivants du
Coran.
(...)
Le port du foulard et de vêtements amples manifeste dès
lors l’appartenance à une confession déterminée et la volonté de se comporter
conformément aux prescriptions de celle-ci. Cette tenue constitue même un
symbole religieux « fort », c’est-à-dire un signe immédiatement
visible pour les tiers, indiquant clairement que son porteur adhère à une
religion déterminée.
Le litige porte donc sur le port d’un symbole religieux
fort par un enseignant d’une école publique dans le cadre de son activité
professionnelle. Aucune limitation n’a été imposée à la recourante quant à sa
tenue hors de l’enseignement. Il ne s’agit pas non plus du port d’un signe
religieux par un élève, ni du port de vêtements de fantaisie, voire
excentriques mais sans connotation religieuse, par un enseignant à l’école.
(...)
De même, selon l’article 9 par. 2 CEDH, la liberté de
manifester sa religion ou sa conviction peut faire l’objet de restrictions
(arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme du 25 mai 1993 en la cause
Kokkinakis c. Grèce, Série A n° 260-A, § 33 ; Frowein/Peukert, Europäische
Menschenrechtskonvention, 2e éd., 1996, n. 1 ad art. 9 p. 368). A contrario, la
liberté intérieure présente un caractère absolu ; ne pouvant, par nature,
donner lieu à des atteintes à l’ordre public, elle échappe à toute restriction
(Velu/Ergec, la Convention européenne des Droits de l’Homme, Bruxelles 1990,
n. 714, p. 584).
En l’espèce, même s’il est particulièrement important aux
yeux de l’intéressée, et même s’il ne représente pas seulement l’expression
d’une conviction religieuse mais obéit à une exigence impérative de celle-ci,
le port du foulard et de vêtements amples reste une manifestation extérieure
qui, à ce titre, n’appartient pas au noyau intangible de la liberté de
religion.
(...)
3.- La recourante prétend que l’arrêté entrepris ne
repose pas sur une base légale suffisante.
(...)
Les atteintes graves portées à une liberté
constitutionnelle doivent être réglées, pour l’essentiel, de manière claire et
non équivoque dans une loi au sens formel (ATF 122 I 360 consid. 5b/bb p.
363 ; 118 Ia 305 consid. 2a p. 309/310). Toutefois, lorsqu’une atteinte à la
liberté de conscience et de croyance est constituée par une prescription de comportement
très particulière, voire secondaire à l’aune du citoyen moyen (ici,
l’interdiction faite à un enseignant de porter le foulard à l’école), on ne
saurait exiger une base légale trop précise. Il suffit dans ces circonstances
que la prescription de comportement découle d’une obligation plus générale
contenue dans la loi au sens formel.
De plus, en l’espèce, la décision querellée concerne la
recourante en tant que fonctionnaire de l’Etat de Genève. Or, les
fonctionnaires sont soumis à un rapport de puissance publique spécial, auquel
ils ont librement adhéré et auquel ils trouvent un intérêt, ce qui justifie
qu’ils ne puissent bénéficier des libertés publiques que dans une mesure
limitée. Notamment, il n’est pas nécessaire que la base légale qui doit fonder
les restrictions à ces libertés soit particulièrement précise. En effet, la
multiplicité et la variété des rapports quotidiens entre l’agent et l’autorité
dont il dépend excluent que les comportements à limiter ou à interdire puissent
être prévus dans une nomenclature exhaustive. Il suffit dès lors que la loi
indique de manière générale, par des concepts juridiques indéterminés, les
valeurs qui doivent être respectées et qui pourront être concrétisées par
ordonnance ou par décision individuelle. En revanche, dans leur contenu, les
restrictions aux libertés publiques doivent être justifiées par le but et la
bonne marche de l’institution. Enfin, le respect des principes d’intérêt public
et de proportionnalité sera contrôlé d’autant plus rigoureusement que l’atteinte
aux intérêts du fonctionnaire est grave et la base légale imprécise (ATF 120 Ia
203 consid. 3a p. 205 ; 119 Ia 178 consid. 6b p. 188 ; 101 I a 172
consid. 6 p. 181 ; SJ 1995 681 consid. 3 ; ZB1 85/1984 308 consid. 2b ; Pierre
Moor, Droit administratif, Berne, vol. III 1992, n.
5.1.2.3. p. 213/214 et n. 5.3.1.2. p. 223/224 ; vol. I 1994, n. 4.2.4.5.
p. 362 ss ; Thomas Wyss, Die dienstrechtliche Stellung des
Volksschullehrers im Kanton Zürich, thèse Zurich 1986, p. 224 ss ; Paul Richli,
Grundrechtliche Aspekte der Tätigkeit von Lehrkräften, PJA 6/93, p. 673 ss,
spéc. p. 677).
A Genève, l’art. 6 de la loi cantonale du 6 novembre 1940
sur l’instruction publique (LIP) dispose que « L’enseignement public
garantit le respect des convictions politiques et confessionnelles des élèves
et des parents ». Il ressort en outre des art. 164 ss de la
Constitution cantonale que ce canton connaît une séparation nette de l’Eglise
et de l’Etat, au sens d’une laïcité de celui-ci (Ueli Friederich, Kirchen und
Glaubensgemeinschaften im pluralistischen Staat, thèse Berne 1993, p. 239 et
Häfelin, op. cit. , n. 26/27 ad art. 49). En matière scolaire, cette séparation
est concrétisée par l’art. 120 al. 2 LIP selon lequel : « Les
fonctionnaires doivent être laïques ; il ne peut être dérogé à cette
disposition que pour le corps enseignant universitaire. »
En l’espèce, l’interdiction faite à la recourante de
porter un foulard indiquant clairement l’appartenance à une confession
déterminée concrétise la volonté accrue du législateur genevois, exprimée dans
les dispositions précitées, de respecter en matière scolaire les principes de
neutralité religieuse (cf. art. 27 al. 3 Cst.) et de séparation de l’Eglise et
de l’Etat. Dès lors, même si l’arrêté entrepris comportait une atteinte grave à
la liberté religieuse de la recourante, il se fonde sur une base légale
suffisante.
(...)
4.- a ) Puis, la recourante déclare que la décision
attaquée ne répond pas à un intérêt public.
En arborant un signe religieux fort dans l’enceinte de
l’école, voire en classe, la recourante peut porter atteinte aux sentiments
religieux de ses élèves, des autres élèves de l’école et de leurs parents.
Certes, ni parents ni élèves ne se sont plaints jusqu’ici. Mais cela ne
signifie pas qu’aucun d’entre eux n’ait été heurté. Il est possible que
certains aient renoncé à intervenir directement pour ne pas envenimer la
situation, en espérant une réaction spontanée des autorités scolaires. Du
reste, l’opinion publique s’est émue de ce problème, la recourante a fait l’objet
de nombreuses interviews et le Grand Conseil a adopté une résolution dans le
sens de la décision prise par le Conseil d’Etat. De même, s’il est vrai que les
autorités scolaires ne sont pas intervenues par voie de décision immédiatement
après que l’inspectrice les a informées de la tenue de la recourante, cette
attitude ne doit pas être entendue comme un assentiment implicite. Il est
compréhensible que les autorités scolaires aient d’abord tenté de régler la
question sans épreuve de force.
La décision attaquée est en droite ligne du principe de
la neutralité confessionnelle de l’école, dont le but est non seulement de
protéger les convictions religieuses des élèves et des parents, mais également
d’assurer la paix religieuse qui, sous certains aspects, reste fragile. A cet
égard, il faut relever que l’école risquerait de devenir un lieu d’affrontement
religieux si les maîtres étaient autorisés par leur comportement, notamment
leur habillement, à manifester fortement leurs convictions dans ce domaine.
Il existe donc un intérêt public important à interdire à
la recourante de porter le foulard musulman.
b) Encore faut-il examiner si l’arrêté entrepris respecte
le principe de la proportionnalité et peser avec le plus grand soin les
intérêts en jeu (Häfelin, op. cit., n. 139 ad art. 49).
A cet égard, il convient de comparer la liberté de
conscience et de croyance de la recourante à l’intérêt public à la neutralité
confessionnelle de l’école, c’est-à-dire de confronter l’intérêt de la
recourante à respecter un commandement de sa religion à l’intérêt des élèves et
de leurs parents à ne pas être influencés ou heurtés dans leurs propres
convictions, ainsi qu’à l’intérêt de maintenir la paix confessionnelle à
l’école. Enfin, encore faut-il tenir compte de la nécessité d’une tolérance,
également composante du principe de la neutralité confessionnelle, entre les
adhérents de diverses croyances religieuses (...)
Il faut cependant d’emblée rappeler que la liberté
religieuse ne saurait dispenser automatiquement une personne de ses devoirs
civiques ou, ici, de ses devoirs de fonction (ATF 119 Ia 178 consid. 7a p.
190). Les enseignants doivent tolérer des restrictions - proportionnées - à
leur liberté religieuse (Hafner, La liberta religiosa chiede la tolleranza per
i simboli religiosi, J+P Text 2/95, n. III/D4 p. 9 ; Thomas Wyss, op.
cit., p. 232).
aa) Avant d’étudier de plus près les questions
litigieuses, il n’est pas inutile d’examiner les solutions adoptées par
d’autres pays dans des cas identiques ou par le Tribunal fédéral dans des
affaires analogues.
(...)
La liberté de conscience et de croyance oblige l’Etat à
observer une neutralité confessionnelle et religieuse ; le citoyen peut se
prévaloir à cet égard d’un droit individuel (ATF 118 Ia 46 consid. 3b p. 53 et
4e/aa p. 58 ; 113 Ia 304 consid. 4c p. 307). L’Etat peut porter atteinte à
la liberté religieuse lorsqu’il prend parti de manière illicite dans des
controverses d’ordre religieux ou métaphysique, en particulier en soutenant
financièrement un des protagonistes (ATF 118 Ia 46 consid. 4e/aa p. 58).
L’exigence de neutralité n’est cependant pas absolue, ce que démontre
l’existence - admissible - d’Eglises nationales garanties par le droit public
(ATF 118 Ia 46 consid. 4e/aa p. 58 ; 116 Ia 252 consid. 5d p. 258/259). La neutralité
n’a pas pour sens d’exclure, dans les activités de l’Etat, tout élément d’ordre
religieux ou métaphysique ; toutefois, une attitude antireligieuse, telle
qu’une laïcité de combat, voire irréligieuse, n’est pas neutre. La neutralité
tend à ce que toutes les conceptions existant dans une société pluraliste
soient prises en compte sans esprit partisan. Le principe selon lequel l’Etat
ne doit avantager ou désavantager personne pour des motifs religieux a une
portée générale et il découle directement des art. 49 et 50 Cst (ATF 118 Ia 46
consid. 4e/aa p. 58 ; Karlen, Umstrittene Religionsfreiheit, op.
cit., p. 19/200 ; même auteur, Das Grundrecht, op. cit. p. 188). Finalement,
la laïcité de l’Etat se résume en une obligation de neutralité qui lui impose de
s’abstenir, dans les actes publics, de toute considération confessionnelle ou
religieuse susceptible de compromettre la liberté des citoyens dans une société
pluraliste (ATF 116 Ia 252 consid. 5e p. 260 et les références citées). En ce
sens, elle vise à préserver la liberté de religion des citoyens, mais aussi à
maintenir, dans un esprit de tolérance, la paix confessionnelle (cr. Gut,
op. cit. n. 11 p. 76 ; Martin Philipp Wyss, op. cit., p. 400/401).
Cette neutralité prend une importance particulière à l’école
publique, car l’enseignement est obligatoire pour chacun, sans aucune
différence entre les confessions. En cette matière, l’art. 27 al. 3 Cst., selon
lequel « les écoles publiques doivent pouvoir être fréquentées par les
adhérents de toutes les confessions, sans qu’ils aient à souffrir d’aucune
façon dans leur liberté de conscience ou de croyance », est le corollaire
de la liberté de conscience et de croyance.
(...)
Dans cette optique, l’attitude des enseignants joue un
rôle important. Même par leur seul comportement, ceux-ci peuvent avoir une
grande influence sur leurs élèves ; ils représentent un modèle auquel les
élèves sont particulièrement réceptifs en raison de leur jeune âge, de la
quotidienneté de la relation - à laquelle ils ne peuvent en principe se
soustraire - et de la nature hiérarchique de ce rapport. En fait, l’enseignant
est détenteur d’une part de l’autorité scolaire et représente l’Etat, auquel
son comportement doit être imputé. Il est donc spécialement important qu’il
exerce ses fonctions, c’est-à-dire transmette des connaissances et développe
des aptitudes, en restant confessionnellement neutre. »
Après un long exposé sur la portée de cette exigence de neutralité, le
Tribunal conclut en ces termes :
« cc) En l’espèce, d’un côté, ainsi qu’on l’a vu
plus haut, interdire à la recourante de porter le foulard la place devant une
alternative difficile : ne pas respecter un précepte de sa religion qu’elle
juge important ou courir le risque de ne plus pouvoir enseigner à l’école
publique.
Mais, d’un autre côté, le foulard est ici un signe
religieux évident. En outre, la recourante enseigne dans une école primaire,
c’est-à-dire à de jeunes enfants particulièrement influençables. Certes, il ne
lui est pas reproché de se livrer au prosélytisme ni même de parler de ses
convictions à ses élèves. La recourante ne peut toutefois guère se soustraire
aux questions que les enfants n’ont pas manqué de lui poser. Il paraît plutôt
délicat d’invoquer à cet égard des éléments esthétiques ou de sensibilité au
froid, ainsi qu’elle a déclaré, selon le dossier, l’avoir fait jusqu’à présent,
car les enfants se rendent compte qu’il s’agit d’une échappatoire. Elle peut
ainsi difficilement leur répondre sans exposer ses convictions. Or, la
recourante détient une part de l’autorité scolaire et personnifie l’école aux
yeux de ses élèves, de sorte que, même si d’autres enseignants de la même école
font montre d’autres opinions religieuses, une telle représentation de soi
paraît difficilement concevable avec le principe de non-identification, dans la
mesure où, comme fonctionnaire, son comportement doit être imputé à l’Etat.
Enfin, il faut rappeler que le canton de Genève a opté pour une nette
séparation de l’Eglise et de l’Etat qui se traduit notamment par une laïcité marquée
de l’enseignement public.
Par ailleurs, force est de constater que le port du
foulard est difficilement conciliable avec le principe de l’égalité de
traitement des sexes (cf. Sami Aldeeb, Musulmans en terre européenne, PJA 1/96
p. 42 ss, spéc. lettre d p. 49). Or, il s’agit là d’une valeur fondamentale de
notre société, consacrée par une disposition constitutionnelle expresse (art. 4
al. 2 Cst.), qui doit être prise en compte par l’école.
De plus, la paix confessionnelle demeure finalement
malgré tout fragile et l’attitude de la recourante est susceptible d’entraîner
des réactions, voire des affrontements qu’il convient d’éviter. Il faut du
reste tenir compte dans la pesée des intérêts du fait qu’admettre le port du
foulard conduirait à accepter également le port de symboles vestimentaires
forts d’autres religions, par exemple la soutane ou la kippa (à cet égard, sous
l’angle de la proportionnalité, le Conseil d’Etat admet qu’un maître porte à
l’école un signe religieux discret, par exemple un petit bijou, problème qu’il
n’est pas nécessaire d’approfondir ici). Pareille conséquence pourrait
compromettre le principe de la neutralité confessionnelle à l’école. On peut
enfin noter qu’il est difficilement concevable d’interdire la pose du crucifix
dans une école publique et d’admettre que les maîtres portent eux-mêmes des
symboles religieux forts, peu importe de quelle confession. »
B. Le
droit interne pertinent
L’article 6 de la loi cantonale genevoise sur l’instruction publique (LIP)
du 6 novembre 1940 est ainsi libellé :
« L’enseignement public garantit le respect des
convictions politiques et confessionnelles des élèves et des parents. »
Aux termes de l’article 120 alinéa 2 LIP :
« Les fonctionnaires doivent être laïques ; il
ne peut être dérogé à cette disposition que pour le corps enseignant
universitaire. »
L’article 27 § 3 de la Constitution fédérale du 29 mai 1874 est ainsi
libellé :
« Les écoles publiques doivent pouvoir être
fréquentées par les adhérents de toutes les confessions, sans qu’ils aient à
souffrir d’aucune façon dans leur liberté de conscience ou de croyance ».
GRIEFS
1. La requérante estime que l’interdiction qui lui est faite de
porter le foulard dans le cadre de son activité d’enseignement viole le droit,
garanti à l’article 9 de la Convention, de manifester librement sa religion.
Elle ajoute que les juridictions suisses ont admis de façon erronée l’existence
d’une base légale suffisante et ont invoqué à tort le trouble à la sécurité
publique et à la protection de l’ordre. Elle relève que ce n’est qu’après
quatre ans que quelqu’un a relevé qu’elle portait le voile islamique, alors que
son port ne semble pas avoir causé de trouble manifeste au sein de
l’établissement scolaire.
2. En relation avec cet article, la requérante estime que l’interdiction
exprimée par les autorités suisses constitue une discrimination à raison du
sexe, au sens de l’article 14 de la Convention, dans la mesure où un homme de
confession musulmane pourrait enseigner à l’école publique sans encourir
d’interdiction d’une quelconque nature.
EN DROIT
1. La requérante estime que l’interdiction qui lui est faite de
porter le foulard dans le cadre de son activité d’enseignement viole le droit
de manifester librement sa religion, tel que garanti à l’article 9 de la Convention,
dont les dispositions pertinentes sont ainsi rédigées :
« 1. Toute personne a droit à la liberté (...) de
religion ; ce droit implique la liberté (...) de manifester sa religion
(...) individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte,
l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion (...) ne peut
faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi,
constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la
sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale
publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Le gouvernement relève de manière liminaire que, de l’avis même de la
requérante, le foulard islamique est un symbole religieux fort et qu’il
présente un caractère directement reconnaissable pour des tiers. Il note
également que le cadre du présent litige est tracé par l’arrêt du Tribunal
fédéral du 12 novembre 1997, lequel effectue une distinction essentielle entre
le port d’un signe religieux par un enseignant et le port d’un tel signe par un
élève. Selon le Tribunal fédéral, l’interdiction du port du foulard islamique
concerne exclusivement la requérante, en sa qualité d’enseignante dans une
école publique et ne saurait englober les prétendus effets qui auraient
rejailli sur la liberté de conscience et de religion d’élèves portant le voile.
Dans son analyse, le gouvernement indique que l’interdiction faite à la
requérante de porter le voile, en sa qualité d’enseignante à l’école publique,
ne constitue pas une ingérence dans son droit à la liberté religieuse. A ce
sujet, il rappelle le principe de la laïcité des écoles publiques développé à
l’article 27 alinéa 3 de la constitution fédérale, principe qui s’impose à
toutes les écoles publiques de Suisse. Dans le canton de Genève, cette garantie
constitutionnelle est concrétisée par les articles 6 et 120 alinéa 2 de la loi
sur l’instruction publique (LIP). En l’espèce, la requérante a choisi d’exercer
sa profession d’enseignante au sein de l’école publique, institution qui, en
vertu des dispositions précitées, doit observer le principe de laïcité. Elle
remplissait cette exigence lorsqu’elle fut titularisée en décembre 1990. De
confession catholique à cette époque, elle n’avait pas manifesté ses
convictions religieuses par le port d’un symbole religieux ostensible. C’est
après cette titularisation, le 23 mars 1991, qu’elle décida de se convertir à
la religion islamique et de se rendre à l’école vêtue d’un foulard.
Le gouvernement considère que la formation de la requérante lui permet
d’enseigner à des enfants âgés de quatre à huit ans et qu’elle a par conséquent
la possibilité d’exercer sa profession dans les écoles privées, au niveau des
classes enfantines, qui sont nombreuses dans le canton de Genève et pour
lesquelles l’obligation de laïcité ne s’applique pas.
Si la Cour devait estimer que la mesure litigieuse constitue une ingérence
dans le droit à la liberté de religion de la requérante, le gouvernement
soutient, à titre subsidiaire, la justification de l’ingérence au sens du
paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention.
L’ingérence est en effet fondée sur une base légale. L’article 27 alinéa 3
de la constitution fédérale impose de respecter le principe de neutralité
religieuse dans le domaine scolaire. L’article 6 LIP pose le principe selon
lequel l’enseignement public doit respecter les convictions religieuses des
élèves et des parents et l’article 120 alinéa 2 LIP énonce la règle selon
laquelle les fonctionnaires doivent être laïques. Par ailleurs, avant que la
requérante ne décide de se convertir à l’islam en mars 1991, le Tribunal
fédéral s’était déjà prononcé sur la portée de l’obligation de laïcité
découlant de l’article 27 alinéa 3 de la constitution. Notamment, dans un arrêt
publié du 26 septembre 1990, il avait jugé que la présence d’un crucifix dans
des salles de classe où était dispensé l’enseignement primaire public ne
satisfaisait pas à l’exigence de neutralité confessionnelle (ATF 116 Ia
252).
Les buts poursuivis sont indéniablement légitimes et figurent parmi ceux
énoncés au second paragraphe de l’article 9 de la Convention. Selon le
gouvernement, l’interdiction du port du foulard islamique par la requérante est
motivée par le principe de la neutralité confessionnelle de l’école et, dans
une perspective plus large, de la paix religieuse.
Enfin, l’interdiction est nécessaire dans une société démocratique. De
l’avis du gouvernement, lorsqu’un requérant est lié par un statut spécial à l’Etat,
les autorités nationales bénéficient d’une marge d’appréciation plus grande
lorsqu’elles limitent l’exercice d’une liberté. En sa qualité d’enseignante
dans une école publique, la requérante a librement accepté les exigences liées
au principe de la neutralité confessionnelle de l’école. En tant que
fonctionnaire, elle représente l’Etat ; à ce titre, son comportement ne
doit pas laisser entendre que ce dernier s’identifie à une religion plutôt qu’à
une autre. Il en va tout particulièrement ainsi lorsque l’appartenance à une
religion est manifestée par un symbole religieux fort, comme le port du foulard
islamique.
Le gouvernement précise que la neutralité de l’Etat en matière de
conception religieuse est d’autant plus précieuse qu’elle permet de préserver
la liberté de conscience des personnes dans une société démocratique
pluraliste. La nécessité de préserver ce pluralisme est plus impérieuse encore
lorsque les élèves proviennent d’horizons culturels différents. Dans le cas de
la requérante, sa classe était composée d’élèves de nationalités fort diverses.
Enfin, il ne faut pas oublier que l’enseignant joue un rôle important pour les
enfants par le modèle qu’il représente à leurs yeux, surtout lorsqu’il s’agit,
comme dans le cas présent, d’enfants en bas âge fréquentant l’école primaire
obligatoire. L’expérience démontre en effet que ces derniers ont tendance à
s’identifier à leur institutrice, en raison notamment de la quotidienneté de la
relation et de la nature hiérarchique de ce rapport.
A la lumière de ces considérations, le gouvernement est convaincu que les
autorités suisses n’ont pas dépassé la marge d’appréciation que leur reconnaît
la jurisprudence de la Cour.
De l’avis de la requérante, la laïcité de l’école publique implique un
enseignement indépendant de toute confession religieuse, mais n’impose pas aux
enseignants une absence de convictions ni même de s’abstenir du port de tout
signe religieux. Selon elle, l’interdiction de porter le foulard constitue une
ingérence manifeste dans son droit à la liberté de conscience et de religion.
La requérante rappelle qu’après avoir été admise comme fonctionnaire au
sein de l’instruction publique, elle s’est convertie à l’islam à la suite d’une
recherche spirituelle personnelle en mars 1991. Dès cette date, elle a porté un
foulard en classe, ce qui n’a pas gêné le maître principal de l’école, son
supérieur hiérarchique, ni l’inspectrice de circonscription qu’elle rencontrait
régulièrement. Par ailleurs, son enseignement, laïque, n’a jamais provoqué le moindre
problème ni soulevé une quelconque plainte d’élèves ou de parents d’élèves.
C’est donc en toute connaissance de cause que les autorités genevoises ont
entériné jusqu’en juin 1996, le droit de la requérante de porter le foulard. Ce
n’est qu’à cette date et sans aucun motif que les autorités l’ont mise devant
l’obligation de cesser de porter le foulard.
La requérante précise en outre, contrairement aux allégations du
gouvernement, qu’elle n’a pas d’autre choix que d’exercer sa profession au sein
de l’école publique. L’école publique dispose d’un quasi-monople de fait en ce
qui concerne les écoles au niveau des classes enfantines. Les écoles privées
qui ne sont guère nombreuses dans le canton de Genève, ne sont pas laïques et
sont dépendantes d’autorités religieuses différentes de celle de la requérante
et elle lui sont donc inaccessibles. La requérante souligne enfin qu’il n’a
jamais été prouvé que son habillement n’ait eu un quelconque impact sur les
élèves. Le seul port du foulard n’est pas susceptible d’influencer les enfants
dans leurs convictions. Certains d’entre eux ou leurs parents portent
d’ailleurs les mêmes attributs vestimentaires tant chez eux qu’à l’école.
Sous l’angle du second paragraphe de l’article 9 de la Convention, la
requérante estime que l’ingérence constatée viole sa liberté de religion, car
elle ne repose sur aucune base légale et est injustifiée. Elle rappelle que
l’article 6 LIP ne vise expressément que l’enseignement et non les enseignants
eux-mêmes et l’article 120 alinéa 2 LIP n’apporte aucune précision.
En outre, l’absence de plainte d’élèves ou de parents pendant plus de cinq
ans démontre à satisfaction que les convictions religieuses d’autrui ont été
respectées. Enfin, la paix confessionnelle à l’école n’a jamais été troublée,
car la requérante a toujours fait preuve de tolérance vis-à-vis de ses élèves,
ce d’autant plus, qu’étant de nationalités fort diverses, ils sont
particulièrement habitués à la diversité et à la tolérance.
La Cour rappelle en premier lieu sa jurisprudence, en vertu de laquelle la
liberté de pensée, de conscience et de religion, qui se trouve consacrée à
l’article 9 de la Convention, représente l’une des assises d’une « société
démocratique » au sens de la Convention. Elle est, dans sa dimension
religieuse, l’un des éléments les plus vitaux contribuant à former l’identité
des croyants et leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux
pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va
du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à
pareille société. Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur,
elle implique de surcroît, notamment, celle de manifester sa religion. Le
témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions
religieuses (arrêts Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A n° 260-A,
p. 17, § 31 et Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre
1994, série A n° 295-A, p.17, § 47).
La Cour constate ensuite que dans une société démocratique, où plusieurs
religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler
nécessaire d’assortir cette liberté de limitations propres à concilier les
intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun
(arrêt Kokkinakis précité, p. 18, § 33).
La requérante soutient d’abord que la mesure litigieuse n’avait pas de base
légale suffisante. Dans l’arrêt Sunday Times
c. Royaume-Uni (arrêt du 26 avril 1976, série A n° 30, p. 31, § 49), la
Cour s’est exprimée comme suit à propos des termes « prévues par la
loi » repris au paragraphe 2 de l’article 9 :
« Aux yeux de la Cour, les deux conditions suivantes
comptent parmi celles qui se dégagent des mots « prévues par la
loi ». Il faut d’abord que la « loi » soit suffisamment
accessible : le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants,
dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un
cas donné. En second lieu, on ne peut considérer comme une « loi »
qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de
régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit
être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la
cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé. »
Le libellé de bien des lois ne présente pas une précision absolue. Beaucoup
d’entre elles, en raison de la nécessité d’éviter une rigidité excessive et de
s’adapter aux changements de situation, se servent par la force des choses de
formules plus ou moins floues. L’interprétation et l’application de pareils
textes dépendent de la pratique (Cour eur. D.H., arrêt Kokkinakis précité, p.
19, § 40). Ayant examiné les considérations développées à ce propos par le
Tribunal fédéral, la Cour constate que les articles 6 et 120 alinéa 2 de la loi
cantonale du 6 novembre 1940 étaient suffisamment précis pour permettre
aux personnes intéressées de régler leur conduite. La mesure critiquée était
donc prévue par la loi au sens de l’article 9 § 2 de la Convention.
La requérante fait valoir en outre que la mesure ne poursuivait pas un but
légitime. Eu égard aux circonstances de la Cour et aux termes mêmes des
décisions des trois autorités compétentes, la Cour est d’avis que la mesure
poursuivait des buts légitimes au sens de l’article 9 § 2 : la protection
des droits et libertés d’autrui, la sécurité publique et la protection de
l’ordre.
Examinant enfin si la mesure était « nécessaire dans une société
démocratique », la Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante, il
faut reconnaître aux Etats contractants une certaine marge d’appréciation pour
juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence, mais elle
va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les
décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction
indépendante. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises
au niveau national se justifient dans leur principe, c’est-à-dire si les motifs
invoqués pour les justifier apparaissent « pertinents et
suffisants », et sont proportionnées au but légitime poursuivi (arrêt
Sunday Times c. Royaume-Uni du 26 novembre 1991, série A n° 217,
pp. 28-29, § 50). Pour statuer sur ce dernier point, il y a lieu de
mettre en balance les exigences de la protection des droits et libertés
d’autrui avec le comportement reproché au requérant. Dans l’exercice de son
pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer les décisions judiciaires
litigieuses sur la base de l’ensemble du dossier (arrêt Kokkinakis c. Grèce
précité, p. 21, § 47).
Appliquant ces principes au cas d’espèce la Cour relève que le Tribunal
fédéral a justifié la mesure d’interdiction de porter le foulard prise à
l’égard de la requérante uniquement dans le cadre de son activité
d’enseignement, d’une part, par l’atteinte qui pouvait être portée aux
sentiments religieux de ses élèves, des autres élèves de l’école et de leurs
parents et par l’atteinte au principe de neutralité confessionnelle de l’école.
A cet égard, il a tenu compte de la nature même de la profession d’enseignant
de l’école publique, détenteur de l’autorité scolaire et représentant de
l’Etat, mettant ainsi en balance la protection du but légitime que représente
la neutralité de l’enseignement public et la liberté de manifester sa religion.
Il a noté, d’autre part, que la mesure litigieuse plaçait la requérante devant
une alternative difficile, estimant cependant que les enseignants de l’école
publique devaient tolérer des restrictions proportionnées à leur liberté
religieuse. A son opinion, l’atteinte portée au droit de la requérante de
manifester librement sa religion se justifiait ainsi par la nécessaire
protection, dans une société démocratique, du droit des élèves de
l’enseignement public à recevoir une formation dispensée dans un contexte de
neutralité religieuse. Il en ressort que les convictions religieuses ont été
pleinement prises en compte face aux impératifs de la protection des droits et
libertés d’autrui, de la préservation de l’ordre et de la sécurité publics. Il
est également clair que ce sont ces impératifs qui fondaient la décision
litigieuse et non des objections aux convictions religieuses de la requérante.
La Cour prend acte que la requérante, qui a abandonné la religion
catholique pour se convertir à l’islam en 1991, à une époque où elle exerçait
depuis plus d’une année déjà la fonction d’enseignante dans la même école
primaire, a porté durant une période approximative de trois ans le foulard
islamique sans qu’apparemment il y ait eu d’intervention, ni de la part de la
direction de l’école, ni de la part de l’inspectrice de la circonscription
scolaire, et sans qu’il y ait eu de remarque de la part des parents à ce
propos. Ceci porte à croire qu’il n’y avait rien à dire pendant cette période
sur le contenu ou sur la qualité de l’enseignement donné par la requérante qui
apparemment ne cherchait pas à tirer un bénéfice quelconque de la manifestation
extérieure de sa croyance religieuse.
La Cour admet qu’il est bien difficile d’apprécier l’impact qu’un signe
extérieur fort tel que le port du foulard peut avoir sur la liberté de
conscience et de religion d’enfants en bas âge. En effet, la requérante a
enseigné dans une classe d’enfants entre quatre et huit ans et donc d’élèves se
trouvant dans un âge où ils se posent beaucoup de questions tout en étant plus
facilement influençables que d’autres élèves se trouvant dans un âge plus
avancé. Comment dès lors pourrait-on dans ces circonstances dénier de prime
abord tout effet prosélytique que peut avoir le port du foulard dès lors qu’il
semble être imposé aux femmes par une prescription coranique qui, comme le
constate le Tribunal fédéral, est difficilement conciliable avec le principe
d’égalité des sexes. Aussi, semble-t-il difficile de concilier le port du
foulard islamique avec le message de tolérance, de respect d’autrui et surtout
d’égalité et de non-discrimination que dans une démocratie tout enseignant doit
transmettre à ses élèves.
Partant, en mettant en balance le droit de l’instituteur de
manifester sa religion et la protection de l’élève à travers la sauvegarde de
la paix religieuse, la Cour estime que dans les circonstances données et vu
surtout le bas âge des enfants dont la requérante avait la charge en tant que
représentante de l’Etat, les autorités genevoises n’ont pas outrepassé leur
marge d’appréciation et que donc la mesure qu’elles ont prise n’était pas
déraisonnable.
A la lumière de ces considérations et de celles développées par le Tribunal
fédéral dans son arrêt du 12 novembre 1997, la Cour est d’avis que la mesure
litigieuse s’analyse en une mesure justifiée dans son principe et proportionnée
à l’objectif visé de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre et
de la sécurité publique. En conséquence la Cour est d’avis que l’interdiction
faite à la requérante de porter le foulard dans le cadre de son activité
d’enseignement constituait une mesure « nécessaire dans une société
démocratique ».
Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au
sens de l’article 35 § 3 et doit être rejetée en application de l’article
35 § 4 de la Convention.
2. En relation avec la violation alléguée de l’article 9 de la
Convention, la requérante estime que l’interdiction constitue une
discrimination à raison du sexe, au sens de l’article 14 de la Convention, dans
la mesure où un homme de confession musulmane pourrait enseigner à l’école
publique sans encourir d’interdiction d’une quelconque nature, alors qu’une
femme d’une semblable confession doit renoncer à sa pratique religieuse pour
pouvoir enseigner.
L’article 14 de la Convention est ainsi rédigé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans
la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée
notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions
politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale,
l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute
autre situation. »
La Cour rappelle la jurisprudence constante des organes de la Convention,
selon laquelle l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf
justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des
situations comparables (Cour eur. D.H., arrêts Observer & Guardian c.
Royaume-Uni du 26 novembre 1991, série A n° 216, p. 35, § 73 ; Sunday
Times c. Royaume-Uni n° 1 du 26 avril 1979, série A n° 30, p. 43, § 70). Une
distinction est discriminatoire au sens de l’article 14 si elle ne poursuit pas
un but légitime ou s’il n’y a pas de rapport de proportionnalité entre les moyens
employés et le but visé. Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d’une
certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des
différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des
distinctions de traitement (Cour eur. D.H., arrêt Van Raalte c. Pays-Bas du 21
février 1997, Recueil 1997-I, p. 186, § 39)
La Cour rappelle également que la progression vers l’égalité des sexes
constitue aujourd’hui un objectif important des Etats membres du Conseil de
l’Europe. Partant, seules des raisons très fortes peuvent amener à estimer
compatible avec la Convention une différence de traitement fondée sur le sexe
(Cour eur. D.H., arrêts Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume‑Uni
du 28 mai 1985, série A n° 94, p. 38, § 78 ; Schuler‑Zgraggen c.
Suisse du 24 juin 1993, série A n° 263, pp. 21-22, § 67).
La Cour relève, en l’espèce, que l’interdiction, signifiée à la requérante,
de ne pas revêtir, dans le seul cadre de son activité professionnelle, le
foulard islamique, ne vise pas son appartenance au sexe féminin, mais poursuit
le but légitime du respect de la neutralité de l’enseignement primaire public.
Une telle mesure pourrait également s’appliquer à un homme revêtant
ostensiblement, dans les mêmes circonstances, les habits propres à une autre
confession.
La Cour en déduit qu’il ne saurait s’agir, en l’espèce d’une discrimination
fondée sur le sexe.
Il s’ensuit que cet aspect de la requête est manifestement mal fondé au
sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article
35 § 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Déclare la requête irrecevable.
Erik Fribergh Greffier
Christos Rozakis Président