SUR LA RECEVABILITE de la requête N° 14307/88 présentée par Minos KOKKINAKIS contre la Grèce ------ La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 7 décembre 1990 en présence de MM. C.A. NØRGAARD, Président J.A. FROWEIN S. TRECHSEL F. ERMACORA G. SPERDUTI G. JÖRUNDSSON A. WEITZEL H. DANELIUS Mme G.H. THUNE Sir Basil HALL MM. F. MARTINEZ C.L. ROZAKIS Mme J. LIDDY MM. L. LOUCAIDES J.C. GEUS A.V. ALMEIDA RIBEIRO M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ; Vu l'article 25 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 22 août 1988 par Minos KOKKINAKIS contre la Grèce et enregistrée le 24 octobre 1988 sous le No de dossier 14307/88 ; Vu les observations écrites du Gouvernement défendeur présentées en date du 6 février 1990 ; Vu les observations écrites en réponse du requérant du 7 avril 1990 ; Vu les observations écrites complémentaires du Gouvernement défendeur du 2 juillet 1990 ; Vu les notes présentées en vue de l'audience par le requérant en date du 28 septembre 1990 et par le Gouvernement défendeur en date du 12 novembre 1990 ; Vu les observations présentées oralement par les parties au cours de l'audience du 7 décembre 1990 ; Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : EN FAIT Les faits de la cause, tels qu'ils ont été présentés par les parties, peuvent être résumés comme suit. Le requérant est un ressortissant grec né en 1909. Il est retraité et réside à Sitia (Crète). Il est représenté devant la Commission par Me Ph. Vegleris, avocat à Athènes. Le 2 mars 1986, le requérant et son épouse ont été appréhendés par des agents de police au domicile de N. Ils ont été détenus au poste de police pendant la nuit du 2 au 3 mars 1986 et ont été renvoyés en jugement devant le tribunal correctionnel (Trimeles Plimmeliodikeio) de Lasithi accusés d'infraction à l'article 4 de la loi de nécessité (anagastikos nomos) 1363/38, modifié par l'article 2 de la loi de nécessité 1672/39 réprimant les actes de prosélytisme. En vertu de cette disposition, "toute personne ayant fait du prosélytisme est punie de l'emprisonnement et de l'amende jusqu'à 50.000 drachmes et sera soumise à la surveillance policière d'une durée de six mois à un an, prononcée par le jugement de condamnation". Le paragraphe 2 de l'article 4 de la loi susmentionnée dispose ce qui suit : "Est considéré "prosélytisme" notamment la tentative directe ou indirecte de pénétration dans la conscience religieuse de personnes d'une confession différente, dans le but d'une altération de cette conscience, opérée par des prestations de toute nature ou par la promesse de telles prestations ou de tout autre secours moral ou matériel, par l'exploitation des besoins de la faiblesse mentale ou de la naïveté de ces personnes." Le 20 mars 1986, le tribunal correctionnel de Lasithi a condamné le requérant à la peine de 4 mois d'emprisonnement et à 10.000 drachmes d'amende et relaxé son épouse. Le 17 mars 1987, la cour d'appel (Efeteio) de Crète a réduit la peine prononcée à 3 mois d'emprisonnement et confirmé le jugement de première instance pour le surplus. Le passage pertinent de l'arrêt de la cour d'appel se lit comme suit : "Dans le dessein de propager les articles de foi de l'hérésie des témoins de Jehovah dont il est adepte, l'accusé a tenté directement et indirectement de pénétrer dans la conscience religieuse d'une personne de confession différente de la sienne, et en l'espèce chrétienne orthodoxe, avec l'intention d'en réformer le contenu, et cela en abusant de son inexpérience et en exploitant sa faiblesse intellectuelle et sa naïveté. Plus précisément, l'accusé a rendu visite à N. et, après lui avoir annoncé qu'il est porteur de bonne nouvelle, il a demandé avec insistance et a réussi à pénétrer dans sa maison, où il a commencé à lui parler de l'homme politique Palme et à développer des thèses pacifistes. Il sortit ensuite un petit livre contenant des professions de foi de l'hérésie susmentionnée et s'est mis à lire des passages de l'Ecriture Sainte, qu'il analysait habilement et de telle manière que ladite chrétienne ne pouvait contrôler, en lui offrant en même temps des livres semblables aux fins de réussir, en l'harcelant, l'altération de sa conscience religieuse. Il doit en conséquence être déclaré coupable de l'acte ." Un des magistrats de la cour d'appel a exprimé une opinion dissidente selon laquelle le requérant aurait dû être acquitté étant donné qu'il n'avait pas été établi que N. se caractérisait par son inexpérience, sa faiblesse ou sa naïveté. Le requérant s'est pourvu en cassation. Il a entre autres soutenu que les dispositions de la loi de nécessité réprimant le prosélytisme étaient contraires à l'article 13 de la Constitution grecque, garantissant la liberté de religion. Le 22 avril 1988, la Cour de cassation (Areios Pagos) a rejeté le pourvoi considérant que la disposition en cause "non seulement ne contrevient à l'article 13 de la Constitution de 1975 mais est absolument compatible avec celle-ci, qui reconnaît la liberté de conscience religieuse comme inviolable et dispose que toute religion connue est libre". La Cour de cassation a par ailleurs noté que "le prosélytisme est prohibé en général quelle que soit la religion au préjudice de laquelle il est exercé, donc aussi au préjudice de la religion dominante en Grèce, à savoir la religion de l'église orthodoxe orientale du Christ". Un des magistrats de la Cour de cassation a exprimé l'opinion dissidente selon laquelle l'arrêt attaqué n'avait pas établi quelles étaient les promesses faites ou les prestations offertes par l'accusé à N., ni le degré d'inexpérience ou de naïveté de cette dernière et qu'il encourait, dès lors, la cassation. GRIEFS 1. Le requérant se plaint de sa condamnation pour prosélytisme en application de la loi de nécessité 1363/1938. Il invoque les articles 7, 9 et 10 de la Convention. Le requérant soutient en particulier que les dispositions de l'article 4 de la loi de nécessité 1363/1938 par leur imprécision due à l'utilisation de termes particulièrement généraux ne définissent pas avec la clarté requise en matière pénale les actes qui sont punissables. Il en résulte une incertitude pouvant donner lieu à des abus de la part des autorités. Par ailleurs, la définition même du prosélytisme par des actes "directs ou indirects", voire même par une "tentative" de tels actes, sans aucune référence à un élément quelconque de violence, crée chez l'individu une incertitude et aboutit, de ce fait, à restreindre d'une manière inacceptable toute manifestation de ses convictions religieuses. De l'avis du requérant, les arrêts rendus dans la présente affaire par les juridictions grecques constituent une illustration de ce qui précède. En effet, la motivation succincte des arrêts de la cour d'appel et de la Cour de cassation, retenant à sa charge ses seuls propos inoffensifs dans le cadre d'une discussion privée ne répond pas aux exigences de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu. Le requérant soutient que les dispositions de l'article 4 de la loi de nécessité 1363/1938 et l'application qui en a été faite dans son cas constituent une ingérence injustifiée dans l'exercice de son droit à la liberté de conscience, de religion, de manifester sa religion par l'enseignement ainsi que dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression. Par ailleurs, le requérant soutient que les dispositions de l'article 4 de la loi susmentionnée ne répondent pas à l'exigence de précision requise de toute loi pénale. 2. Le requérant invoque, en outre, les articles 5 par. 1 et 6 par. 1 et 2 de la Convention. Il allègue que son arrestation, sa traduction en justice et sa condamnation constituent un manquement flagrant à ces dispositions. PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION La requête a été introduite le 22 août 1988 et enregistrée le 24 octobre 1988. Le 9 novembre 1989 la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur et de l'inviter à présenter par écrit des observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête. Le Gouvernement a présenté ses observations le 6 février 1990. Le requérant a présenté ses observations en réponse le 7 avril 1990. Le 23 avril 1990 le Gouvernement a produit des documents à l'appui de ses observations. En outre, le 2 juillet 1990, il a présenté des observations écrites en réponse aux observations écrites du requérant. Le 2 juillet 1990 la Commission a décidé d'inviter les parties à présenter oralement au cours d'une audience des observations complémentaires sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête. Le 28 septembre 1990 le requérant a présenté une note en vue de l'audience. Le Gouvernement a présenté une note d'audience en date du 12 novembre 1990. A l'audience qui s'est tenue le 7 décembre 1990 les parties étaient représentées comme suit : Pour le Gouvernement : M. Constantin Economides, Chef du Département juridique spécial du ministère des Affaires étrangères, Agent. M. Anastase Marinos, Conseiller d'Etat, conseil. M. Charalambos Chryssanthakis, Avocat, conseil. Pour le requérant Me Phedon Vegleris Avocat au barreau d'Athènes EN DROIT 1. Le requérant se plaint de sa condamnation pour prosélytisme. Il soutient que celle-ci est contraire aux articles 7 (art. 7), 9 (art. 9) et 10 (art. 10) de la Convention. Le Gouvernement défendeur observe que seul l'article 9 (art. 9), garantissant la liberté de l'enseignement religieux, trouve à s'appliquer en l'espèce. Il note qu'aux termes du paragraphe 2 de l'article 9 (art. 9-2) des restrictions à la liberté d'enseignement religieux sont permises dans une société démocratique notamment lorsqu'elles visent la protection des droits et des libertés d'autrui. Le Gouvernement souligne que la loi grecque interdit, de manière précise, l'effort de s'infiltrer dans la conscience religieuse d'une personne dans le but de l'altérer, lorsque cet effort s'exerce par des moyens malhonnêtes, immoraux ou, de manière générale, illégitimes. Cette disposition vise à protéger la conscience religieuse des citoyens dont le changement ne doit être le résultat d'une contrainte. En effet, l'interdiction du prosélytisme par la loi grecque a comme objectif la protection du droit à la liberté de religion d'autrui. Elle protège la conscience religieuse des citoyens de toute atteinte provenant d'une tierce personne qui mettrait en oeuvre des pressions économiques ou sociales ou qui exploiterait la faiblesse ou l'inexpérience de ceux-ci dans le but de changer cette conscience. Le Gouvernement note que, dans le cas d'espèce, le requérant a été condamné pour avoir tenté de pénétrer dans la conscience religieuse de N. en profitant de son inexpérience et en exploitant sa faiblesse mentale et sa légèreté. Il souligne que le requérant avait réussi à entrer dans le domicile de N. en lui annonçant qu'il portait de bonnes nouvelles et avait ensuite tenté de changer la conscience religieuse de celle-ci en analysant des passages de la Bible de manière que N. ne pouvait pas contrôler. Le Gouvernement soutient que, dans ces conditions, la condamnation du requérant était une mesure nécessaire dans une société démocratique à la protection du droit à la liberté de conscience de N. Quant à l'allégation du requérant que sa condamnation est contraire à l'article 7 (art. 7) de la Convention le Gouvernement soutient que la disposition critiquée répond au principe nullum crimen, nulla poena sine lege car elle définit clairement l'acte prohibé, à savoir l'effort de transformer la conscience religieuse d'autrui par des moyens immoraux et illégaux. Le requérant soutient que l'interdiction du prosélytisme aux termes de la loi grecque est en tant que telle incompatible avec la liberté de toute personne de manifester sa religion, garantie à l'article 9 (art. 9) de la Convention. Cette loi ne permet pas de savoir si une simple déclaration de foi ne sera pas qualifiée d'acte de prosélytisme prohibé. Une telle imprécision est inadmissible dans le texte d'une loi pénale et peut donner lieu à des poursuites arbitraires. Même en tenant compte d'un certain besoin d'adapter certaines normes juridiques flexibles aux réalités sociales, la disposition critiquée constitue une menace permanente pesant notamment sur tout citoyen de religion non-orthodoxe grecque et est de ce fait injustifiable au regard de la Convention. La pénalisation des actes et comportements qui ne sont que l'exercice élémentaire du droit à la liberté de manifester sa religion est, en outre, incompatible avec l'esprit de tolérance qui doit exister dans une société démocratique. La condamnation du requérant pour avoir, au cours d'une visite amicale, entamé une conversation sur des questions religieuses, est en tout état de cause contraire à la Convention. La Commission estime que cette partie de la requête pose des questions complexes de fait et de droit relatives à l'interprétation des dispositions des articles 7 (art. 7), 9 (art. 9) et 10 (art. 10) de la Convention. Elle ne saurait, dès lors, être déclarée manifestement mal fondée. La Commission constate, par ailleurs, que les griefs considérés ne se heurtent à aucun autre motif d'irrecevabilité. 2. Le requérant se plaint, en outre, d'avoir été arrêté et détenu en violation de l'article 5 (art. 5) de la Convention. Toutefois, à supposer que les conditions de recevabilité posées à l'article 26 (art. 26) de la Convention aient été respectées quant à ce grief, la Commission estime que l'arrestation et la détention du requérant, opérées conformément aux articles 275 et suivants et 281 du code de procédure pénale (codex poinikis dikonomias) sont justifiées aux termes de l'article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) de la Convention. Aucune apparence de violation de l'article 5 par. 1 (art. 5-1) ne peut dès lors être constatée. Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. 3. Le requérant allègue enfin qu'il a été condamné en violation de l'article 6 par. 1 et 2 (art. 6-1, 6-2) de la Convention. La Commission constate toutefois que le requérant a été condamné à l'issue de procédures contradictoires au cours desquelles les droits de la défense ont été respectés. Elle estime qu'aucune apparence de violation des dispositions invoquées par le requérant ne peut être décelée en l'espèce. Il s'ensuit que cette partie de la requête est également manifestement mal fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. Par ces motifs, la Commission à la majorité, DECLARE IRRECEVABLES les griefs concernant la détention du requérant et l'équité de la procédure (griefs tirés des articles 5 (art. 5) et 6 (art. 6) de la Convention) ; à l'unanimité, DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés quant au surplus. Le Secrétaire de la Commission Le Président de la Commission (H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)