SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête No 27417/95 présentée par l'Association cultuelle Israélite CHA'ARE SHALOM VE TSEDEK contre la France
La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 7 avril 1997 en présence de
M. S. TRECHSEL, Président Mme G.H. THUNE Mme J. LIDDY MM. G. JÖRUNDSSON A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.-C. SOYER H. DANELIUS F. MARTINEZ C.L. ROZAKIS L. LOUCAIDES J.-C. GEUS M.P. PELLONPÄÄ B. MARXER M.A. NOWICKI I. CABRAL BARRETO B. CONFORTI I. BÉKÉS J. MUCHA D. SVÁBY G. RESS A. PERENIC C. BÎRSAN P. LORENZEN K. HERNDL E. BIELIUNAS E.A. ALKEMA M. VILA AMIGÓ Mme M. HION MM. R. NICOLINI A. ARABADJIEV
M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;
Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 23 mai 1995 par l'Association cultuelle Israélite CHA'ARE SHALOM VE TSEDEC contre la France et enregistrée le 28 mai 1995 sous le No de dossier 27417/95 ;
Vu les rapports prévus à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ;
Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 1er octobre 1996 et les observations en réponse présentées par la requérante le 21 novembre 1996 ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
L'association cultuelle Cha'are Shalom ve Tsedek est une association déclarée le 16 juin 1986 dont le siège est à Paris. Devant la Commission, elle est représentée par Maître J. Molinie, avocat au Conseil d'Etat.
Les faits tels qu'ils ont été exposés par les parties peuvent se résumer comme suit.
Aux termes de ses statuts, l'association requérante "a pour but d'organiser, de subvenir, de favoriser, de relancer, d'aider, diffuser, financer, en France, un culte public israélite ainsi que toutes activités annexes ou connexes d'ordre religieux pouvant, directement ou indirectement, favoriser le but qu'elle poursuit. Elle s'efforcera de coordonner les actions spirituelles des autres associations cultuelles israélites et, notamment, celles qui ont pour objet de favoriser la pratique de la cacherout. Elle aidera la promotion et la création de toutes activités d'ordre social, éducatif, culturel et spirituel dans la mesure de ses moyens et apportera aide et soutien tant moral que matériel aux familles déshéritées ou momentanément en difficulté de la communauté."
Ce mouvement contrôle à ce jour une vingtaine de boucheries situées en région parisienne, à Lyon, et à Marseille, et plus de quatre-vingt points de vente de surgelés. L'association édite des calendriers rituels. Elle dispose d'un Kollel (centre d'étude pour jeunes rabbins), de deux centres d'étude de la Thora, à Paris et à Sarcelles, et de deux synagogues à Sarcelles.
L'abattage rituel d'animaux, qui déroge au principe en vertu duquel lesdits animaux doivent être préalablement étourdis, est réglementé, en droit français, par le décret n° 80791 du 1er octobre 1980 pris pour l'application de l'article 276 du code rural, modifié par le décret n° 81.606 du 18 mai 1981. Aux termes de l'article 10 du décret :
"Il est interdit de procéder à un abattage en dehors d'un abattoir. Sous réserve des dispositions du quatrième alinéa du présent article, l'abattage rituel ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par des organismes religieux agréés, sur proposition du ministre de l'intérieur, par le ministre de l'agriculture. Les sacrificateurs doivent être en mesure de justifier de cette habilitation. Les organismes agréés mentionnés à l'alinéa précédent doivent faire connaître au ministre de l'agriculture le nom des personnes habilitées et de celles auxquelles l'habilitation a été retirée. Si aucun organisme religieux n'a été agréé, le préfet du département dans lequel est situé l'abattoir utilisé pour l'abattage rituel peut accorder des autorisations individuelles."
Ce dispositif a été déclaré légal par le Conseil d'Etat, au motif, notamment, "qu'en précisant que l'abattage rituel, pratiqué dans des conditions dérogatoires au droit commun, ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par des organismes religieux agréés par le ministre de l'Agriculture sur proposition du ministre de l'Intérieur, le Premier Ministre ne s'est pas immiscé dans le fonctionnement des organismes religieux et n'a pas porté atteinte à la liberté des cultes mais a pris des mesures nécessaires à l'exercice de cette liberté dans le respect de l'ordre public (...)" (voir Conseil d'Etat, 2 mai 1973, Association cultuelle des Israélites Nord Africains de Paris, rec. p. 312).
La commission rabbinique intercommunautaire de l'abattage rituel relevant du grand rabbinat de Paris, du consistoire israélite de France et d'Algérie et de l'association cultuelle israélite du 17, rue Saint- Georges à Paris, a obtenu, le 1er juillet 1982, l'agrément du ministre de l'agriculture, agrément qu'elle est toujours, à ce jour, seule à posséder.
Cependant, les modalités selon lesquelles il est procédé à l'abattage rituel ne recueillent pas l'adhésion de l'ensemble de la communauté juive française. En effet, les prescriptions concernant la viande cachère, qui sont issues du Lévitique, ont été codifiées dans un recueil qui se montre extrêmement sévère quant aux prescriptions à observer. Toutefois, certains commentateurs ultérieurs ont accepté des prescriptions moins sévères, notamment en ce qui concerne l'examen des poumons. Mais un certain nombre de juifs orthodoxes, notamment ceux qui appartiennent aux communautés originaires d'Afrique du Nord, veulent manger de la viande abattue suivant les prescriptions les plus rigoureuses ; c'est de la viande dite "glatt".
Pour pouvoir être viande dite "glatt", il faut que l'animal abattu ne présente aucune impureté notamment au niveau des poumons. Or, ce sont les examens pour aboutir à ce type de viande qui sont en cause car les sacrificateurs placés sous l'autorité du Beth-Din, le tribunal rabbinique dépendant de l'association consistoriale israélite de Paris (ACIP), ne pratiquent pas cet examen.
L'association requérante, déclarée à l'époque simplement comme association culturelle (et non pas cultuelle), ayant pendant un certain temps, en 1984 et 1985, vendu dans ses boucheries de la viande importée de Belgique et abattue selon ses propres prescriptions religieuses, donc sans certification du Beth-Din de Paris, fut assignée en justice par l'association consistoriale israélite de Paris pour tromperie sur la marchandise. L'action de l'ACIP fut toutefois rejetée par un arrêt de la cour d'appel de Paris le 1er octobre 1987, confirmé par la suite par la Cour de cassation, au motif que la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat interdisait aux tribunaux de se prononcer sur le pouvoir qu'aurait, ou non, une association religieuse telle que la requérante, de garantir la qualité cachère des viandes mises en vente mais qu'il n'était pas contesté que la requérante avait respecté les règles strictes présidant à l'abattage et à la surveillance rituelle de manière à justifier la dénomination cachère.
- Première procédure :
Le 11 février 1987, la requérante demanda au ministre de l'intérieur de proposer son habilitation pour la pratique de l'abattage rituel. Cette demande fut rejetée par une décision du 7 mai 1987 au motif que l'association ne possédait pas une représentativité suffisante au sein de la communauté israélite française et ne constituait pas une association cultuelle au sens du titre IV de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat.
La requérante déféra cette décision à la censure du tribunal administratif de Paris pour violation, notamment, de la liberté de religion garantie tant par l'article premier de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat que par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Le 28 juin 1989, le tribunal administratif de Paris rejeta le recours de l'association aux motifs que :
"Considérant que la décision attaquée est motivée par l'insuffisante représentativité de l'association au sein de la communauté israélite, et par l'affirmation qu'elle ne constitue pas une association cultuelle au sens du titre IV de la loi du 9 décembre 1905 ; que le ministre de l'intérieur a ainsi entendu contester à l'association le caractère d'un organisme religieux entrant dans le champ d'application des dispositions précitées ;
Considérant que si l'article 1er de ses statuts qualifie la requérante d'association cultuelle, elle ne démontre nullement, en l'état de l'instruction, qu'elle subvient ou constitue l'émanation d'une association subvenant aux frais, à l'entretien et à l'exercice public du culte israélite ; que la circonstance qu'elle assure la mise à disposition de viande cachère en vue de la vente dans plus de 20 boucheries de détail et de 80 points de surgelés ne suffit pas à lui conférer le caractère d'organisme religieux susceptible d'être proposé par le ministre de l'intérieur à l'agrément du ministre de l'agriculture ; que le ministre de l'intérieur a donc pu prendre la décision attaquée, sans commettre d'erreur de fait, d'erreur de droit ou d'erreur manifeste d'appréciation, ni, dès lors qu'il s'est borné à vérifier, dans un souci d'ordre public et par application des dispositions précitées, la qualité de l'organisme demandeur, porter atteinte à la liberté des cultes ;
Considérant, enfin, qu'il n'est pas établi que la décision du ministre reposerait sur un motif étranger aux nécessités de l'ordre public, et procéderait d'une volonté de réserver le bénéfice de l'agrément au seul organisme religieux israélite qui en est titulaire..."
La requérante interjeta appel de ce jugement devant le Conseil d'Etat.
- Deuxième procédure :
Parallèlement à sa demande d'agrément en tant qu'organisme religieux du 11 février 1987, la requérante avait présenté le même jour au Préfet du département des Deux-Sèvres une demande d'autorisation spécifique d'abattage dans un établissement de ce département pour le compte de trois sacrificateurs membres de l'association et habilités par celle-ci.
Par décision du 29 avril 1987, le préfet rejeta la demande aux motifs que l'article 10 al. 3 du décret n° 80-791 du 1er octobre 1980 ne conférait aux préfets le pouvoir d'autoriser des sacrificateurs individuels que dans la seule hypothèse où aucun organisme religieux n'avait été agréé dans la religion considérée et qu'il était constant que la commission rabbinique intercommunautaire de l'abattage rituel avait reçu l'agrément dont il s'agissait.
La requérante recourut contre cette décision devant le tribunal administratif de Poitiers.
Par jugement du 1er octobre 1990 le tribunal administratif de Poitiers rejeta le recours en annulation de la décision préfectorale aux motifs suivants :
"Qu'il résulte des dispositions de l'article 10 du décret du 1er octobre 1980, qui instituent une exception au principe de l'étourdissement préalable des animaux mis à mort et doivent, en conséquence, s'interpréter strictement, que des autorisations individuelles de procéder à des abattages rituels ne peuvent légalement être délivrées par les préfets que dans la mesure où les demandes dont ils sont saisis émanent de personnes ou d'institutions se réclamant de religions pour lesquelles aucune organisation n'a été agréée par le ministre de l'agriculture pour désigner des sacrificateurs habilités à procéder à ces abattages rituels ;
Que, d'autre part, par une décision en date du 1er juillet 1982, le ministre de l'agriculture a, sur le fondement du 4ème alinéa de l'article 10 du décret précité du 1er octobre 1980, agréé la 'commission rabbinique intercommunautaire' pour désigner des sacrificateurs habilités à procéder à des abattages rituels imposés par la religion israélite ;
Que l'existence de cet agrément s'oppose à ce que les préfets puissent, sur le fondement du 4ème alinéa dudit article, délivrer des autorisations individuelles de procéder à des abattages rituels à des personnes ou institutions appartenant à la religion dont il s'agit ;
Qu'il est constant, notamment au regard de l'article 2 de ses statuts, que l'association culturelle 'Cha'are Shalom ve Tsedek' se réclame de la religion israélite ; que par suite, et alors même que cette association ne reconnaîtrait pas pour des motifs religieux l'autorité de la commission rabbinique intercommunautaire, la demande individuelle qu'elle avait formulée en vue d'être autorisée par dérogation à procéder à des abattages rituels dans un abattoir des Deux-Sèvres, ne pouvait qu'être rejetée ;
Qu'ainsi, en faisant application, par la décision de refus en date du 29 avril 1987, de ce dispositif légal qui s'imposait à lui sans s'immiscer dans des dissensions internes à la religion israélite, le préfet des Deux-Sèvres n'a méconnu ni le principe d'égalité entre les administrés, ni le principe du libre exercice des cultes affirmé par la loi du 3 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat, ni les libertés de conscience et de religion reconnues (...) dans l'article 9 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales."
- Arrêt du Conseil d'Etat :
Le Conseil d'Etat, ayant décidé de joindre les deux recours intentés par la requérante contre le jugement du tribunal administratif de Paris du 28 juin 1989 et contre le jugement du tribunal administratif de Poitiers du 1er octobre 1990, les rejeta tous deux par arrêt du 25 novembre 1994 aux motifs que :
"Il ne ressort pas des pièces du dossier que l'association cultuelle israélite Cha'are Shalom ve Tsedek, qui n'organise pas de célébration et ne dispense aucun enseignement, présente en raison de ses activités, le caractère d'un "organisme religieux" au sens de l'art. 10 précité du décret du 1er octobre 1980 ; que, par suite, en refusant de la proposer à l'agrément du ministre de l'agriculture, le ministre de l'intérieur n'a pas commis d'erreur de droit et a suffisamment motivé sa décision ;
Qu'en prenant la décision litigieuse, le ministre de l'intérieur n'a fait qu'user des pouvoirs qui lui ont été conférés par les dispositions précitées afin que l'abattage rituel des animaux soit effectué dans des conditions conformes à l'ordre public, à la salubrité et au respect des libertés publiques ; qu'ainsi l'association requérante n'est pas fondée à soutenir que le ministre s'est immiscé dans le fonctionnement d'un organisme religieux, ni qu'il a porté atteinte à la liberté de religion garantie notamment par la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme."
GRIEFS
La requérante se plaint de ce que l'administration en lui refusant le droit de pratiquer l'abattage rituel et le juge en confirmant ce refus ont violé son droit à la liberté de manifester sa religion par le culte et l'accomplissement des rites, commettant une ingérence dans l'exercice de la liberté de religion. Elle invoque l'article 9 de la Convention.
La requérante se plaint de ce que l'administration, en lui refusant l'agrément tout en l'accordant à la commission rabbinique intercommunautaire relevant de l'association consistoriale israélite de Paris, a manifestement créé une inégalité de traitement entre les deux confessions d'une même obédience religieuse. Elle invoque l'article 14 de la Convention.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
La requête a été introduite le 23 mai 1995 et enregistrée le 28 mai 1995.
Le 9 avril 1996, la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur, en l'invitant à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête.
Le Gouvernement a présenté ses observations le 1er octobre 1996, après prorogation du délai imparti, et la requérante y a répondu le 21 novembre 1996.
EN DROIT
1. La requérante se plaint en premier lieu du refus de l'administration, confirmé par le juge, de lui accorder un agrément en vue de la pratique de l'abattage rituel. Elle allègue une violation de son droit à la liberté de manifester sa religion par le culte et l'accomplissement des rites, commettant une ingérence dans l'exercice de la liberté de religion. Elle invoque l'article 9 (art. 9) de la Convention, dont la partie pertinente dispose :
"1. Toute personne a droit à la liberté (...) de religion ; ce droit implique la liberté (...) de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement (...), par (...) les pratiques et l'accomplissement de rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui."
Le Gouvernement défendeur nie l'existence d'une ingérence dans l'exercice d'une pratique religieuse. En effet, s'il ne conteste pas que les interdits et prescriptions alimentaires israélites constituent une "pratique" de la religion juive au sens de l'article 9 (art. 9) de la Convention, il estime en revanche que la "pratique" en question n'inclut pas de se livrer à l'abattage rituel des animaux.
Le Gouvernement rappelle qu'il ressort de la jurisprudence de la Commission que pour qu'il y ait ingérence dans l'exercice d'un droit ou d'une liberté reconnus par la Convention, il ne suffit pas qu'il y ait une simple réglementation des modalités de son exercice, mais une véritable limitation de cet exercice. Il ne saurait en effet y avoir de droit absolu, un droit s'exerçant dans le cadre des lois qui le réglementent. Il convient également de tenir compte des contraintes existantes, souvent d'ordre matériel (voir N° 5947/72, déc. 5.3.76, D.R. 5, pp. 8 et s., dans laquelle la Commission relève que "les autorités ont fait leur possible pour respecter les convictions du requérant").
En l'espèce, selon le Gouvernement, il n'est pas établi qu'il existe une différence significative de rite pour l'abattage entre la requérante et l'Association consistoriale israélite de Paris (ACIP) dont relève la commission rabbinique intercommunautaire, bénéficiant de l'agrément. En outre, il résulte des documents versés au dossier par l'association que ses membres peuvent en tout état de cause se fournir en viande "glatt" en provenance de Belgique et ainsi respecter les interdits et prescriptions alimentaires dictés par leur religion.
Par ailleurs, le Gouvernement souligne qu'en accord avec les organes de la Convention (voir N° 7805/77, déc. 5.5.79, D.R. 16, pp. 68 et s.), la législation et la jurisprudence françaises exigent que l'association qui prétend au bénéfice de l'agrément en question ait un caractère religieux. Or, selon le Gouvernement, les activités de l'association requérante seraient plus d'ordre commercial que d'ordre spirituel.
De plus, à supposer établie une ingérence, le Gouvernement estime que celle-ci se justifierait par les nécessités d'ordre public. Le Gouvernement rappelle à cet égard que la jurisprudence de la Commission accorde une marge d'appréciation importante aux Etats membres en matière d'appréciation des circonstances propres à justifier les restrictions apportées à la liberté religieuse.
Il souligne qu'en l'espèce, la réglementation concernant l'abattage trouve sa justification dans l'interdiction d'exercer des mauvais traitements sur les animaux. Les restrictions apportées à l'abattage rituel constituent donc une nécessité inspirée par l'ordre public, voir, dans nos sociétés modernes, par des considérations de morale publique.
La requérante conteste l'affirmation du Gouvernement selon laquelle l'abattage rituel ne constituerait pas en soi une pratique religieuse et qu'il n'y aurait pas de différence "significative" entre les méthodes d'abattage rituel pratiquées par l'ACIP et celles préconisées par la requérante.
A titre liminaire, elle rappelle que la Cour européenne des Droits de l'Homme a formellement précisé que le droit à la liberté de religion tel que l'entend la Convention excluait toute appréciation de la part de l'Etat sur la légitimité des croyances et sur les modalités d'expression de celles-ci (voir Cour eur. D.H., arrêt Manoussakis et autres c. Grèce du 26 septembre 1996, par. 47, à paraître dans Recueil 1996). En l'espèce, l'Etat défendeur n'avait donc pas compétence pour statuer sur le caractère religieux ou non de l'abattage rituel des animaux ou pour se livrer à une interprétation sur la signification à donner aux différences existant entre plusieurs méthodes d'abattage rituel.
Toutefois, en réponse aux allégations du Gouvernement sur ces points, la requérante précise que l'abattage rituel par jugulation est un commandement positif de la Torah qui décrit de façon très minutieuse les différentes étapes du rituel à observer. Ainsi, le sacrificateur doit-il prononcer une bénédiction avant de procéder à la jugulation de l'animal et respecter chaque étape du cérémonial, sous peine de voir le rite invalidé. L'abattage rituel par jugulation constitue donc incontestablement une pratique du culte judaïque.
En ce qui concerne les méthodes d'abattage, celle préconisée par l'association requérante comporte, après l'abattage proprement dit, un examen des poumons que les sacrificateurs de l'ACIP ont renoncé à pratiquer. C'est précisément pour cette raison que l'association requérante a été créée, dans le but de pratiquer un culte judaïque dans la stricte observation de la totalité des prescriptions. Ainsi les différentes méthodes d'abattage rituel traduisent en réalité un conflit d'essence éminemment religieux et le refus d'agrément opposé à l'association requérante constitue bien une ingérence qui porte gravement atteinte à son droit et à celui de ses membres de manifester leur religion.
Par ailleurs, la requérante affirme sa qualité d'association religieuse. Elle rappelle à cet égard qu'elle dispose d'un Kollel, centre d'étude pour jeunes rabbins situé à Paris, de deux centres d'études de la Torah, ainsi que de deux synagogues situées à Paris et à Sarcelles. Elle produit en outre un constat d'huissier daté du 12 septembre 1989 établissant l'existence de la pratique régulière du culte israélite dans les établissements situés à Paris.
S'agissant de l'affirmation du Gouvernement selon laquelle elle exercerait plutôt des activités d'ordre commercial, la requérante souligne qu'elle n'exploite pas de commerce de boucherie et qu'elle ne comporte aucun membre appartenant au milieu du commerce de la viande parmi ses membres dirigeants. Elle affirme n'avoir pour objet qu'un contrôle religieux, et non économique, de l'abattage des animaux et de la distribution de viandes, en se contentant d'encourager ses membres à manger de préférence de la viande glatt, dans le respect d'une plus grande orthodoxie religieuse. Elle précise que la taxe rabbinique qu'elle perçoit correspond à la contrepartie du service religieux effectué par les sacrificateurs rituels et que le produit de cette taxe est intégralement destiné à financer le service religieux, ainsi que d'autres services communautaires tels que les oeuvres sociales, les synagogues et les écoles rabbiniques.
Enfin, la requérante estime que la justification de l'ingérence avancée par le Gouvernement, fondée sur l'ordre public, eu égard aux mauvais traitements infligés aux animaux, est dénuée de tout fondement. D'une part, elle souligne que la technique d'abattage qu'elle préconise est identique à celle pratiquée par l'ACIP, la différence résidant dans la seule analyse post-mortem des poumons. D'autre part, elle relève que lors de la jugulation, le mouvement de la lame doit être unique, rapide et ininterrompu, sous peine d'invalidation du rite, et qu'ainsi, de l'avis unanime des experts, cette technique d'abattage est moins douloureuse pour les bêtes que celle pratiquée de façon industrielle. 2. La requérante se plaint en second lieu de ce que l'administration, en lui refusant l'agrément tout en l'accordant à la commission rabbinique intercommunautaire relevant de l'association consistoriale israélite de Paris, a manifestement créé une inégalité de traitement entre les deux confessions d'une même obédience religieuse. Elle invoque l'article 14 (art. 14) de la Convention, dont la partie pertinente dispose :
"La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...)la religion (...)."
A titre liminaire, le Gouvernement s'étonne de ce que la requérante invoque une discrimination fondée sur la religion alors que les deux associations en conflit sont toutes les deux des associations israélites. Selon lui, le traitement distinctif des deux associations réside dans le fait que l'association consistoriale bénéficiaire de l'agrément d'abattage est une véritable association religieuse, qualité que ne peut revendiquer l'association requérante.
Le Gouvernement rappelle en outre que les organes de la Convention ont maintes fois jugé que l'article 14 (art. 14) n'avait pas une existence indépendante, c'est-à-dire qu'il devait être invoqué en liaison avec un droit garanti par la Convention (voir par exemple Cour D.H., arrêt Inze c. Autriche du 28 octobre 1987, série A n° 126, p. 17, par. 36). Or la possibilité de s'adonner à l'abattage rituel n'est pas en elle-même une pratique religieuse, seule pouvant être qualifiée comme telle la possibilité de respecter les interdits et prescriptions alimentaires imposées par la religion. Il ne s'agit donc pas d'un droit garanti par l'article 9 (art. 9) et le grief tiré d'une violation de l'article 14 (art. 14) ne pourra dès lors qu'être rejeté.
Cependant, même si l'on admettait que la pratique de l'abattage rituel est au nombre des droits garantis par l'article 9 (art. 9), le Gouvernement rappelle que, selon la jurisprudence des organes de la Convention, "la différence de traitement ne devient une discrimination prohibée au sens de l'article 14 (art. 14) que lorsque l'autorité introduit des distinctions entre des situations analogues ou comparables, sans que ces distinctions puissent se fonder sur une justification objective et raisonnable". Or en l'espèce, le critère de distinction réside dans le caractère religieux ou non de l'organisme qui sollicite l'agrément. Une telle distinction s'apprécie à partir de critères objectifs par l'administration, sous le contrôle du juge administratif. Elle se justifie par le fait que l'exception à la règle qui prévoit que les animaux soient étourdis avant d'être abattus est prévue dans le seul but de respecter des pratiques religieuses. Il est donc naturel que seuls bénéficient de telles dérogations les organismes religieux. En conséquence, la différence de traitement ne constitue pas une discrimination prohibée par l'article 14 (art. 14).
Rejetant l'argumentation du Gouvernement, la requérante souligne le fait qu'elle se trouve dans une situation juridique identique à celle de l'ACIP, à laquelle l'agrément a été accordé, à savoir celle d'une association cultuelle en application des dispositions de la loi de 1905, qui exerce des activités religieuses et qui demande à pouvoir bénéficier d'un agrément habilitant ses sacrificateurs à procéder à l'abattage rituel, en application de la loi religieuse juive. En effet, l'ACIP ne saurait être considérée comme l'unique dépositaire de la pratique cultuelle de la communauté juive de France, la religion juive se divisant en différents mouvements, parmi lesquels figure le judaïsme orthodoxe que représente l'association requérante.
En conséquence, la requérante estime qu'en soumettant ces deux associations à un traitement distinct, l'Etat français a porté atteinte à la nécessité de maintenir un véritable pluralisme religieux, inhérent à la notion de société démocratique (voir Cour D.H., arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A, n° 260-A, p. 17, par. 31), faisant subir à l'association requérante une discrimination arbitraire, fondée sur ses convictions religieuses et leur expression.
Après examen des observations des parties, la Commission estime que la requête soulève de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Elle ne saurait dès lors être déclarée manifestement mal fondée, au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. Par ailleurs, la requête ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.
Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité,
DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés. H.C. KRÜGER S. TRECHSEL Secrétaire Président de la Commission de la Commission