AFFAIRE CHA'ARE SHALOM VE TSEDEK c. FRANCE

 

(Requête no 27417/95)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

27 juin 2000

 

 

 


En l'affaire Cha'are Shalom Ve Tsedek c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

        MM. L. Wildhaber, président,
                J.-P. Costa,
                L. Ferrari Bravo,
                L. Caflisch,
                W. Fuhrmann,
                K. Jungwiert,

        Sir   Nicolas Bratza,
        MM. M. Fischbach,
                B. Zupančič,
        Mme N. Vajić,
        M.    J. Hedigan,
        Mmes    W. Thomassen,
                M. Tsatsa-Nikolovska,
        MM. T. Panţîru,
                A.B. Baka,
                E. Levits,
                K. Traja,
ainsi que de Mme M. de Boer-Buquicchio, greffière adjointe,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 décembre 1999 et le 31 mai 2000,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  L'affaire a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui  s'appliquaient avant l'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »)[1], par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 6 mars 1999, puis par le gouvernement français (« le Gouvernement ») le 30 mars 1999 (article 5 § 4 du Protocole no 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).

2.  A son origine se trouve une requête (no 27417/95) dirigée contre la République française et dont une association de droit français, l'association cultuelle israélite Cha'are Shalom Ve Tsedek (« la requérante »), avait saisi la Commission le 23 mai 1995 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention. La requérante alléguait une violation de l'article 9 de la Convention en raison du refus des autorités françaises de lui délivrer l'agrément nécessaire pour pouvoir accéder aux abattoirs en vue de pratiquer l'abattage rituel conformément aux prescriptions religieuses ultra-orthodoxes de ses membres. Elle alléguait également une violation de l'article 14 de la Convention, dans la mesure où seule l'Association consistoriale israélite de Paris (« l'ACIP »), association regroupant la grande majorité des juifs de France, avait reçu l'agrément en question.

3.  La Commission a déclaré la requête recevable le 7 avril 1997. Dans son rapport du 20 octobre 1998 (ancien article 31 de la Convention)[2], elle formule l'avis, par quatorze voix contre trois, qu'il y a eu violation de l'article 9, lu en combinaison avec l'article 14 et, par quinze voix contre deux, qu'il ne se posait pas de question distincte sous l'angle de l'article 9 pris isolément.

4.  Devant la Cour, la requérante est représentée par Me J. Molinié, avocat à la Cour de cassation et au Conseil d'Etat. Le Gouvernement est représenté par son agent, M. R. Abraham, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

5.  Le 31 mars 1999, un collège de la Grande Chambre a décidé que l'affaire devait être examinée par la Grande Chambre (article 100 § 1 du règlement).

6.  Le Gouvernement a déposé un mémoire, mais non la requérante, qui a indiqué se référer au rapport de la Commission. Des observations ont également été reçues le 15 octobre 1999 de M. le Grand Rabbin de France, M. J. Sitruk, et de l'ACIP, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement).

7.  Par une lettre du 27 octobre 1999, parvenue au greffe le 2 novembre, le président de l'association requérante, le rabbin David Bitton, indiquait avoir mesuré, depuis l'introduction de la requête devant la Commission en mai 1995, la grave désorganisation qui risquait de se créer pour le fonctionnement de la communauté juive, ce qui l'avait conduit à démissionner de son poste de président. Il indiquait également qu'aucun président n'ayant été élu pour le remplacer, il était en droit de demander la radiation pure et simple de l'affaire pendante devant la Cour, avec désistement de toute instance et action. Cette lettre a été communiquée le 5 novembre au Gouvernement et à l'avocat mandaté par l'association, M. Bitton étant invité à produire, par retour du courrier, copie du procès-verbal de la réunion du bureau de l'association autorisant, conformément aux statuts, le président à se désister de l'instance au nom de l'association.

8.  Le 22 novembre 1999, l'avocat de l'association a fait parvenir un courrier dans lequel il indique que M. Bitton a démissionné de ses fonctions de président de l'association en février 1999, avec effet immédiat, qu'un autre président a été élu par le conseil d'administration et que l'association requérante n'entend nullement se désister de sa requête.

9.  Le 24 novembre 1999, M. Bitton, par fax envoyé sur le télécopieur de l'ACIP, a fait parvenir un procès-verbal du bureau de l'association daté du 15 novembre confirmant le désistement.

10.  Le 26 novembre 1999, l'avocat de la requérante a indiqué que ce procès-verbal était un faux, la prétendue réunion du bureau du 15 novembre n'ayant jamais eu lieu, que le secrétaire général et le trésorier figurant sur ledit procès-verbal étaient inconnus de l'association, dont ils n'ont jamais été membres. L'avocat a également produit copie de la lettre de démission de M. Bitton, datée du 26 février 1999, copie du procès-verbal du conseil d'administration du 2 mars 1999 élisant le nouveau président, M. N. Betito, ainsi que copie de la feuille de présence émargée par les participants.

11.  Il est à noter que, régulièrement informé, le Gouvernement n'a pas souhaité faire de commentaires.

12.  Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 8 décembre 1999.

 

Ont comparu :

–   pour le Gouvernement

      MM. J.-F. Dobelle, directeur adjoint des affaires juridiques
                  au ministère des Affaires étrangères,      agent,
       D. Houguet, adjoint au sous-directeur du contentieux et
                  des affaires juridiques au ministère de l'Intérieur,    conseil,
       P. Le Carpentier, chef du bureau des cultes
                  au ministère de l'Intérieur,
       P. Boussaroque, conseiller de tribunal administratif
                  détaché à la direction des affaires juridiques
                  du ministère des Affaires étrangères, conseillers ;

–   pour la requérante

      Mes J. Molinié, avocat au Conseil d'Etat
                  et à la Cour de cassation,                      
conseil,
          F. Molinié, avocat au barreau de Paris,    conseiller.

 

La Cour a entendu en leurs déclarations Me J. Molinié pour la requérante et M. Dobelle pour le Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

A.  Contexte de l'affaire

1.  L'abattage rituel

13.  La cacheroute est l'ensemble des lois juives déterminant les aliments qui peuvent ou ne peuvent pas être mangés et qui fixe la façon de les préparer. Les grands principes de l'alimentation casher figurent dans la Torah, le Livre saint formé par les cinq premiers livres de la Bible, le Pentateuque, qui comprend la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome.

14.  A la création du monde, seuls les végétaux devaient constituer la nourriture de l'homme (Gn, I, 29). La consommation de viande n'a été autorisée qu'après le déluge (Gn,IX, 3) et sous des conditions très strictes. Ainsi, la Torah a édicté une interdiction absolue de consommer du sang, car il est le support de la vie et il ne faut pas absorber la vie avec la chair mais répandre le sang à terre, comme de l'eau (Dt, XII, 23 et 24). En outre, certains animaux sont considérés comme impurs et certaines parties d'animaux sont également interdites à la consommation humaine.

15.  Ainsi, parmi les quadrupèdes, seuls sont autorisés les fissipèdes qui sont aussi des ruminants, ce qui exclut les solipèdes comme le cheval et le chameau et les quadrupèdes non ruminants comme le porc ou le lapin (Lv, XI, Dt, XIV). Parmi les espèces aquatiques, seuls les animaux à nageoires et à écailles sont autorisés, excluant tous les crustacés, coquillages et fruits de mer. En ce qui concerne les animaux aériens, seuls peuvent être mangés les oiseaux non carnassiers, comme les volailles granivores de basse-cour et certaines espèces de gibier. Les insectes et reptiles sont totalement interdits.

16.  La Torah (Lv, VII, 26-27 et XVII, 10-14) interdit la consommation du sang des mammifères et des oiseaux autorisés, et l'abattage doit avoir lieu selon la « manière prescrite par l'Eternel » (Dt, XII, 21). Il est interdit de manger de la viande provenant d'animaux morts de mort naturelle ou tués par d'autres animaux (Dt, XIV, 21). Il est également interdit de manger de la viande provenant d'un animal présentant une maladie ou un défaut au moment de l'abattage (Nb, XI, 22). Il faut manger et préparer séparément, dans et avec des ustensiles séparés, la viande et les produits de cette viande (lait, crème, beurre, par exemple) parce que la Torah prescrit qu'il ne faut pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère (Ex, XXII, Dt, XIV, 21).

17.  En vue de respecter tous les interdits figurant dans la Torah, les commentateurs ultérieurs, dépositaires dans un premier temps de la tradition orale puis rédacteurs d'un ensemble encyclopédique de commentaires – le Talmud –, ont édicté des règles très détaillées notamment en ce qui concerne la méthode d'abattage à utiliser.

18.  Le respect des règles énoncées ci-dessus en ce qui concerne la consommation de la viande impose en effet des modalités d'abattage particulières. La religion juive faisant défense de consommer la moindre quantité de sang, les animaux doivent être, après une bénédiction, égorgés et, plus précisément, tués d'un seul trait d'un couteau extrêmement effilé afin d'assurer une coupure immédiate, nette et profonde de la trachée et de l'œsophage ainsi que des artères carotides et de la veine jugulaire, pour que le maximum de sang s'écoule. La viande doit ensuite faire l'objet d'un trempage et d'un salage, toujours pour enlever toute trace de sang. En ce qui concerne certains organes, comme le foie, ils doivent être grillés pour en enlever le sang. Certaines parties, comme le nerf sciatique et les vaisseaux sanguins ou la graisse entourant les organes vitaux, doivent impérativement être enlevées.

19.  En outre, immédiatement après l'abattage, l'animal doit être examiné afin d'y déceler toute maladie ou toute anomalie dont il pourrait être affecté et, en cas de moindre doute à cet égard, la bête est déclarée impropre à la consommation. L'abattage rituel – la chehitah – ne peut être pratiqué que par un sacrificateur – le chohet – qui doit être un homme pieux d'une moralité parfaite et d'une honnêteté scrupuleuse. Enfin, jusqu'à son débit, la viande doit faire l'objet d'un contrôle par un surveillant rituel. La capacité comme la vertu des sacrificateurs et des surveillants rituels font l'objet de l'appréciation permanente d'une autorité religieuse. Pour garantir aux consommateurs une viande abattue selon les prescriptions de la loi juive, l'autorité religieuse la certifie « casher ». Cette certification donne lieu à la perception d'une taxe dite taxe d'abattage ou taxe rabbinique.

20.  En France, comme dans beaucoup de pays européens, l'abattage rituel exigé par la religion juive, et aussi par la religion musulmane, va à l'encontre du principe selon lequel l'animal à abattre doit, après immobilisation, être préalablement étourdi, c'est-à-dire plongé dans un état d'inconscience où il est maintenu jusqu'à intervention de la mort, pour lui éviter toute souffrance. L'abattage rituel est néanmoins autorisé par la loi française comme par la Convention européenne du Conseil de l'Europe sur la protection des animaux d'abattage de 1979 et la directive européenne du 22 décembre 1993 (voir infra, « Le droit et la pratique pertinents »).

21.  L'abattage rituel d'animaux est réglementé, en droit français, par le décret no 80-791 du 1er octobre 1980 pris pour l'application de l'article 276 du code rural, modifié par le décret no 81-606 du 18 mai 1981. Aux termes de l'article 10 du décret :

« Il est interdit de procéder à un abattage en dehors d'un abattoir. (...), l'abattage rituel ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par des organismes religieux agréés, sur proposition du ministre de l'intérieur, par le ministre de l'agriculture. Les sacrificateurs doivent être en mesure de justifier de cette habilitation.

Les organismes agréés mentionnés à l'alinéa précédent doivent faire connaître au ministre de l'agriculture le nom des personnes habilitées et de celles auxquelles l'habilitation a été retirée. Si aucun organisme religieux n'a été agréé, le préfet du département dans lequel est situé l'abattoir utilisé pour l'abattage rituel peut accorder des autorisations individuelles. »

2.  L'Association consistoriale israélite de Paris

22.  Le 1er juillet 1982, l'agrément nécessaire pour pouvoir habiliter des sacrificateurs fut donné à la seule commission rabbinique intercommunautaire, qui dépend de l'Association consistoriale israélite de Paris (« l'ACIP »). Celle-ci est une émanation du Consistoire central, institution créée par décret impérial du 17 mars 1808 par Napoléon Ier pour administrer le culte israélite en France. A la suite de la séparation des Eglises et de l'Etat en 1905, les communautés juives de France, qui totalisent environ 700 000 fidèles, se sont constituées en associations cultuelles israélites (voir, infra, « Le droit et la pratique pertinents ») et se sont regroupées au sein de l'Union des communautés juives de France en gardant la dénomination de Consistoire central.

23.  Aux termes de l'article premier de ses statuts, le Consistoire central a pour objet de pourvoir aux intérêts généraux du culte israélite, de veiller à la liberté nécessaire à son exercice, de défendre les droits des communautés et d'assurer la fondation, le maintien et le développement des institutions et services communs aux organismes adhérents. Il a également pour objet de sauvegarder l'indépendance et la dignité des ministres du culte, d'assurer la permanence de la fonction de grand rabbin de France, de favoriser le recrutement des ministres du culte en assurant le fonctionnement du séminaire israélite de France et de veiller, par des règlements généraux applicables à tous les organismes adhérents, au maintien de l'union, de la discipline, du bon ordre dans l'exercice du culte. Il représente les intérêts généraux du judaïsme français et a pour mission de maintenir et préserver ses liens spirituels avec Israël et les communautés juives du monde.

24.  Le Consistoire regroupe les communautés représentant la plupart des grands courants du judaïsme, à l'exception des libéraux, qui estiment que la Torah doit être interprétée à la lumière des conditions de vie d'aujourd'hui, et des ultra-orthodoxes, qui plaident au contraire pour une interprétation stricte des lois de la Torah.

25.  La commission rabbinique intercommunautaire est composée du grand rabbin de Paris, de l'ACIP, dont le siège est rue Saint-Georges à Paris, du rabbin de la communauté orthodoxe de la rue Pavée, du rabbin de la communauté israélite de stricte observance et du rabbin de la communauté traditionaliste de la rue de Montevideo. C'est à la commission rabbinique intercommunautaire qu'il appartient de délivrer les habilitations nécessaires à l'obtention d'une carte d'accès aux abattoirs. Le tribunal rabbinique ou Beth-Din, qui statue en matière de droit religieux (mariage, divorce, conversion), supervise l'observance des règles alimentaires et assure, quant à lui, l'investiture et le contrôle des sacrificateurs et surveillants rituels salariés du Consistoire.

26.  L'article 2 de la loi de 1905 disposant que la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte (à l'exception des trois départements concordataires du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle), les sources de revenus de toutes les associations cultuelles en France, quelle que soit la religion considérée, proviennent des cotisations, dons et libéralités des fidèles. D'après le Gouvernement, en ce qui concerne le Consistoire central, environ la moitié des ressources proviennent de la perception de la taxe d'abattage, qui serait d'un montant d'environ 8 francs français (FRF) par kilo de viande bovine commercialisée.

3.  L'association cultuelle Cha'are Shalom Ve Tsedek

27.  L'association cultuelle Cha'are Shalom Ve Tsedek est une association déclarée le 16 juin 1986 dont le siège est à Paris, rue Amelot. Aux termes de ses statuts, l'association requérante « a pour but d'organiser, de subvenir, de favoriser, de relancer, d'aider, de diffuser, de financer, en France, un culte public israélite ainsi que toutes activités annexes ou connexes d'ordre religieux pouvant, directement ou indirectement, favoriser le but qu'elle poursuit. Elle s'efforcera de coordonner les actions spirituelles des autres associations cultuelles israélites et, notamment, celles qui ont pour objet de favoriser la pratique de la cacheroute. Elle aidera la promotion et la création de toutes activités d'ordre social, éducatif, culturel et spirituel dans la mesure de ses moyens et apportera aide et soutien tant moral que matériel aux familles déshéritées ou momentanément en difficulté de la communauté ».

28.  L'association Cha'are Shalom Ve Tsedek compte à ce jour six cents cotisants et environ quarante mille fidèles parmi lesquels certains gèrent, au total, vingt boucheries, neuf restaurants et cinq traiteurs pour la seule région parisienne. En outre, elle dispose, en région parisienne, à Lyon et à Marseille, de plus de quatre-vingts points de vente de surgelés.

29.  L'association édite des calendriers rituels, dispose d'un Kollel (centre d'études pour jeunes rabbins) et de deux centres d'étude de la Torah, ainsi que de deux synagogues, à Paris et à Sarcelles. Elle est administrée par un comité rabbinique qui a compétence exclusive pour toute décision religieuse et qui est composé de grands rabbins, de rabbins, de personnalités religieuses, de sacrificateurs et de surveillants rituels.

30.  A l'origine, l'association requérante est née d'une scission au sein du Consistoire central israélite de Paris. Elle correspond à un courant minoritaire qui se caractérise par la volonté de ses membres d'exercer leur religion dans la plus stricte orthodoxie. En particulier, l'association requérante veut pratiquer l'abattage rituel selon des modalités plus strictes que celles employées par les sacrificateurs habilités par le Consistoire central de Paris en ce qui concerne le contrôle post mortem des animaux pour y déceler toute trace de maladie ou d'anomalie.

31.  En effet, les prescriptions concernant la viande casher, qui sont issues du Lévitique, ont été codifiées dans un recueil, le Choulhan Haroukh (« La table dressée »), rédigé par le rabbin Joseph Caro (1488-1575), qui se montre extrêmement sévère quant aux prescriptions à observer. Toutefois, certains commentateurs ultérieurs ont accepté des prescriptions moins sévères, notamment en ce qui concerne l'examen post mortem des poumons. Mais un certain nombre de juifs orthodoxes, notamment ceux qui appartiennent aux communautés séfarades originaires d'Afrique du Nord, dont les membres de l'association requérante, veulent manger de la viande abattue suivant les prescriptions les plus rigoureuses du Choulhan Haroukh ; c'est de la viande dite « glatt », qui signifie lisse en yiddish.

32.  Pour pouvoir être « glatt », il faut que l'animal abattu ne présente aucune impureté, c'est-à-dire aucune trace d'une maladie antérieure, notamment au niveau des poumons. En particulier, il ne doit y avoir aucun filament entre la plèvre et le poumon de l'animal. Cette exigence de pureté concerne essentiellement la viande provenant des ovins et des bovins adultes, qui sont les plus susceptibles d'avoir contracté une maladie au cours de leur existence. Or, selon la requérante, les sacrificateurs placés sous l'autorité du Beth-Din, le tribunal rabbinique dépendant de l'ACIP, seule à bénéficier depuis le 1er juillet 1982 de l'agrément du ministre de l'Agriculture, ne pratiquent plus actuellement de manière approfondie cet examen des poumons et sont moins exigeants sur la pureté et la présence de filaments, de sorte que, pour la requérante, les boucheries vendant de la viande certifiée « casher » par les soins de l'ACIP vendent une viande que ses adhérents considèrent impure et de ce fait impropre à la consommation.

33.  Selon la requérante, elle se verrait donc dans l'obligation, pour pouvoir mettre à la disposition de ses fidèles de la viande casher « glatt », de pratiquer l'abattage de façon illégale ou de s'approvisionner en Belgique.

34.  Le Gouvernement, pour sa part, produit une attestation du grand rabbin de France selon laquelle il existe des boucheries relevant du Consistoire dans lesquelles les membres de l'association Cha'are Shalom peuvent se procurer de la viande « glatt ». En outre, d'après les chiffres fournis par le Gouvernement, l'association requérante, qui emploie neuf salariés dont six sacrificateurs, aurait réalisé, et ce malgré le refus d'autorisation de pratiquer l'abattage, un chiffre d'affaires de 4 900 000 FRF en 1993, dont plus de 3 800 000 FRF au titre de la taxe d'abattage. En 1994, ce chiffre d'affaires aurait été de 4 600 000 FRF dont 3 700 000 FRF au titre de la taxe d'abattage, et en 1995, les recettes au titre de l'abattage se seraient élevées à plus de 4 000 000 FRF. En effet, les prélèvements opérés par l'association requérante au titre de la taxe d'abattage s'élèvent à 4 FRF par kilo de viande casher commercialisée.

B.   Les procédures à l'origine de la requête

1.  Première procédure

35.  Entre 1984 et 1985, l'association requérante, déclarée à l'époque simplement comme association culturelle (et non pas cultuelle), avait certifié casher « glatt » la viande vendue dans les boucheries de ses adhérents, qu'elle soit importée de Belgique ou provenant d'animaux abattus en France selon ses propres prescriptions religieuses, donc sans certification du Beth-Din de Paris. Elle fut alors assignée en justice par l'ACIP pour tromperie sur la marchandise pour avoir frauduleusement apposé le label « casher » sur la viande vendue.

L'action de l'ACIP fut toutefois rejetée par un arrêt de la cour d'appel de Paris du 1er octobre 1987, confirmé par la suite par la Cour de cassation, au motif que la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat interdisait aux tribunaux de se prononcer sur le pouvoir qu'aurait, ou non, une association religieuse telle que la requérante de garantir la qualité casher des viandes mises en vente. La cour d'appel releva en revanche qu'il n'était pas contesté que la requérante avait respecté les règles strictes présidant à l'abattage et à la surveillance rituels.

2.  Deuxième procédure

36.  Le 11 février 1987, la requérante demanda au ministre de l'Intérieur de proposer son agrément en vue de la pratique de l'abattage rituel. Cette demande fut rejetée par une décision du 7 mai 1987 au motif que l'association ne possédait pas une représentativité suffisante au sein de la communauté israélite française et ne constituait pas une association cultuelle au sens du titre IV de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat.

37.  La requérante déféra cette décision à la censure du tribunal administratif de Paris pour violation, notamment, de la liberté de religion garantie tant par l'article premier de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat que par l'article 9 de la Convention européenne des Droits de l'Homme.

38.  Le 28 juin 1989, le tribunal administratif de Paris rejeta le recours de l'association aux motifs que :

« (...)

Considérant que la décision attaquée est motivée par l'insuffisante représentativité de cette association au sein de la communauté israélite, et par l'affirmation qu'elle ne constitue pas une association cultuelle au sens du titre IV de la loi du 9 décembre 1905 ; que le ministre de l'intérieur a ainsi entendu contester à l'association le caractère d'un organisme religieux entrant dans le champ d'application des dispositions précitées ;

Considérant que si l'article 1er de ses statuts qualifie la requérante d'association cultuelle régie par les dispositions de la loi du 9 décembre 1905, (...) [la requérante] ne démontre nullement, en l'état de l'instruction, qu'elle subvient ou constitue l'émanation d'une association subvenant aux frais, à l'entretien et à l'exercice public du culte israélite ; que la circonstance qu'elle assure la mise à disposition de viande casher en vue de la vente dans plus de vingt boucheries de détail et de quatre-vingts points de vente de produits surgelés ne suffit pas à lui conférer le caractère d'organisme religieux susceptible d'être proposé par le ministre de l'intérieur à l'agrément du ministre de l'agriculture (...) ; que le ministre de l'intérieur a donc pu prendre la décision attaquée, sans commettre d'erreur de fait, d'erreur de droit ou d'erreur manifeste d'appréciation, ni, dès lors qu'il s'est borné à vérifier, dans un souci d'ordre public et par application des dispositions précitées, la qualité de l'organisme demandeur, porter atteinte à la liberté des cultes ;

Considérant, enfin, qu'il n'est pas établi que la décision du ministre reposerait sur un motif étranger aux nécessités de l'ordre public, et procéderait d'une volonté de réserver le bénéfice de l'agrément au seul organisme religieux israélite qui en est titulaire (...) »

39.  La requérante interjeta appel de ce jugement devant le Conseil d'Etat. Par un arrêt en date du 25 novembre 1994, le Conseil d'Etat rejeta le recours aux motifs que :

« (...)

Considérant (...) qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que l'association cultuelle israélite Cha'are Shalom Ve Tsedek, qui n'organise pas de célébration et ne dispense aucun enseignement, présente, en raison de ses activités, le caractère d'un « organisme religieux » au sens de l'article 10 (...) du décret du 1er octobre 1980 ; que, par suite, en refusant de la proposer à l'agrément du ministre de l'agriculture, le ministre de l'intérieur n'a pas commis d'erreur de droit et a suffisamment motivé sa décision ;

Considérant [enfin] qu'en prenant la décision litigieuse, le ministre de l'intérieur n'a fait qu'user des pouvoirs qui lui ont été conférés par les dispositions précitées afin que l'abattage rituel des animaux soit effectué dans des conditions conformes à l'ordre public, à la salubrité et au respect des libertés publiques ; qu'ainsi l'association requérante n'est pas fondée à soutenir que le ministre s'est immiscé dans le fonctionnement d'un organisme religieux, ni qu'il a porté atteinte à la liberté de religion garantie notamment par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme ; (...) »

3.  Troisième procédure

40.  Parallèlement à sa demande d'agrément en tant qu'organisme religieux du 11 février 1987, la requérante avait présenté le même jour au préfet du département des Deux-Sèvres une demande d'autorisation spécifique d'abattage dans un établissement de ce département pour le compte individuel de trois sacrificateurs membres de l'association et habilités par celle-ci.

41.  Par une décision du 29 avril 1987, le préfet rejeta la demande aux motifs que l'article 10, alinéa 3, du décret no 80-791 du 1er octobre 1980 ne conférait aux préfets le pouvoir d'autoriser des sacrificateurs individuels que dans la seule hypothèse où aucun organisme religieux n'avait été agréé dans la religion considérée et qu'il était constant que la commission rabbinique intercommunautaire de l'abattage rituel avait reçu l'agrément dont il s'agissait.

42.  La requérante recourut contre cette décision devant le tribunal administratif de Poitiers.

43.  Par un jugement du 10 octobre 1990, le tribunal administratif de Poitiers rejeta le recours en annulation de la décision préfectorale aux motifs suivants :

« (...)

Considérant qu'il résulte de l'instruction, et qu'il n'est pas contesté, que par une décision en date du 1er juillet 1982, le ministre de l'agriculture a, sur le fondement du 2ème alinéa de l'article 10 du décret précité du 1er octobre 1980, agréé la « commission rabbinique intercommunautaire » pour désigner des sacrificateurs habilités à procéder à des abattages rituels imposés par la religion israélite ; que l'existence de cet agrément s'oppose à ce que les préfets puissent, sur le fondement du 4ème alinéa dudit article, délivrer des autorisations individuelles de procéder à des abattages rituels à des personnes ou institutions appartenant à la religion dont il s'agit ; qu'il est constant, notamment au regard de l'article 2 de ses statuts, que l'association culturelle « Cha'are Shalom Ve Tsedek » se réclame de la religion israélite ; que, par suite, et alors même que cette association ne reconnaîtrait pas pour des motifs religieux l'autorité de la « Commission Rabbinique intercommunautaire », la demande individuelle qu'elle avait formulée en vue d'être autorisée par dérogation à procéder à des abattages rituels dans un abattoir des Deux-Sèvres, ne pouvait qu'être rejetée ; qu'ainsi, en faisant application, par la décision de refus en date du 29 avril 1987, de ce dispositif légal qui s'imposait à lui sans s'immiscer dans des dissensions internes à la religion israélite, le préfet des Deux-Sèvres n'a méconnu ni le principe d'égalité entre les administrés, ni le principe du libre exercice des cultes affirmé par la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat, ni les libertés de conscience et de religion reconnues (...) dans l'article 9 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales. »

44.  Par un arrêt en date du 25 novembre 1994, le Conseil d'Etat confirma le jugement entrepris aux motifs suivants :

« Considérant que les dispositions (...) du troisième alinéa de l'article 10 du décret du 1er octobre 1980 ne confèrent aux préfets le pouvoir d'autoriser des sacrificateurs que dans la seule hypothèse où aucun organisme religieux n'a été agréé, dans la religion considérée, en application du 1er alinéa du même article ; qu'il est constant que la commission rabbinique intercommunautaire de l'abattage rituel a reçu l'agrément dont il s'agit ; que, dès lors, le préfet des Deux-Sèvres était tenu, comme il l'a fait, de rejeter la demande présentée par l'association requérante ;

(...) »

II.  le droit et la pratique pertinents

A.  Droit interne

45.  L'article 2 de la Constitution de 1958 dispose :

« La France est une République laïque ; elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »

46. Les dispositions pertinentes de la loi du 9 décembre 1905[3] concernant la séparation des Eglises et de l'Etat sont libellées comme suit :

Article premier

« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. »

Article 2

« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l'Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrits auxdits budgets les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics, tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. (...) »

Article 18

« Les associations formées pour subvenir aux frais, à l'entretien et à l'exercice public d'un culte devront être constituées conformément aux articles 5 et suivants du titre 1er de la loi du 1er juillet 1901. Elles seront, en outre, soumises aux prescriptions de la présente loi. »

Article 19

« Ces associations devront avoir exclusivement pour objet l'exercice d'un culte et être composées au moins :

–  dans les communes de moins de 1 000 habitants, de sept personnes ;

–  dans les communes de 1 000 à 20 000 habitants, de quinze personnes ;

–  dans les communes dont le nombre d'habitants est supérieur à 20 000, de vingt-cinq personnes majeures, domiciliées ou résidant dans la circonscription religieuse ;

(...)

Les associations pourront recevoir, en outre, des cotisations prévues par l'article 6 de la loi du 1er juillet 1901, le produit des quêtes et collectes pour les frais du culte, percevoir des rétributions : pour les cérémonies et services religieux même par fondation ; pour la location des bancs et sièges ; pour la fourniture des objets destinés au service des funérailles dans les édifices religieux et à la décoration de ces édifices (...)

Les associations cultuelles pourront recevoir, dans les conditions déterminées par les articles 7 et 8 de la loi des 4 février 1901-8 juillet 1941, relative à la tutelle administrative en matière de dons et legs, les libéralités testamentaires et entre vifs destinées à l'accomplissement de leur objet ou grevées de charges pieuses ou cultuelles. (...)

Elles ne pourront, sous quelque forme que ce soit, recevoir des subventions de l'Etat, des départements et des communes. Ne sont pas considérées comme subventions les sommes allouées pour réparations aux édifices affectés au culte public, qu'ils soient ou non classés monuments historiques. »

Article 20

« Ces associations peuvent, dans les formes déterminées par l'article 7 de la loi du 16 août 1901, constituer des unions ayant une administration ou une direction centrale (...) »

 

47.  L'article 276 du code rural dispose :

« Il est interdit d'exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu'envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité. »

48.  Les dispositions pertinentes du décret no 80-791 du 1er octobre 1980 pris pour l'application de l'article 276 du code rural sont libellées comme suit :

Article 7

« Les dispositions des articles 8 et 9 ci-après sont applicables dans les établissements destinés à l'abattage des animaux des espèces bovine, ovine, caprine et porcine, des équidés, des volailles, des lapins domestiques et du gibier. »

Article 8

« L'immobilisation préalable des animaux est obligatoire avant tout abattage. Elle doit être pratiquée, en cas d'abattage rituel, avant la saignée.

Les procédés d'immobilisation doivent être conçus et utilisés de telle manière que soient évités aux animaux toute souffrance, toute excitation ou tout traumatisme. L'usage du garrot est interdit.

La suspension des animaux est interdite avant leur étourdissement et, dans le cas d'abattage rituel, avant la saignée.

Les dispositions du présent article ne s'appliquent pas à l'abattage des volailles, des lapins domestiques et du petit gibier dans la mesure où il est procédé à l'étourdissement de ces animaux après leur suspension. »

Article 9

« L'étourdissement des animaux, c'est-à-dire l'utilisation d'un procédé autorisé qui les plonge immédiatement dans l'état d'inconscience, est obligatoire avant la mise à mort, à l'exception des cas suivants :

(...)

4°  Abattage rituel. »

Article 10

« Il est interdit de procéder à un abattage rituel en dehors d'un abattoir. (D. n. 81-606, 18 mai 1981, art. 1er) Sous réserve des dispositions du quatrième alinéa du présent article, l'abattage rituel ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par les organismes religieux agréés, sur proposition du ministre de l'intérieur, par le ministre de l'agriculture. Les sacrificateurs doivent être en mesure de justifier de cette habilitation.

Les organismes agréés mentionnés à l'alinéa précédent doivent faire connaître au ministre de l'agriculture le nom des personnes habilitées et de celles auxquelles l'habilitation a été retirée.

Si aucun organisme religieux n'a été agréé, le préfet du département dans lequel est situé l'abattoir utilisé pour l'abattage rituel peut accorder des autorisations individuelles sur demande des intéressés. »

B.  Droit international

1.  Conseil de l'Europe

49.  La Convention européenne sur la protection des animaux d'abattage du 10 mai 1979 dispose notamment :

Article premier

« 1. La présente Convention s'applique à l'acheminement, à l'hébergement, à l'immobilisation, à l'étourdissement et à l'abattage des animaux domestiques appartenant aux espèces suivantes : solipèdes, ruminants, porcins, lapins et volailles.

(...) »

Article 12

« Les animaux doivent être immobilisés immédiatement avant leur abattage si cela s'avère nécessaire et, sauf exceptions prévues à l'article 17, étourdis selon les procédés appropriés. »

Article 13

« Dans le cas d'abattage rituel, l'immobilisation des animaux de l'espèce bovine avant abattage avec un procédé mécanique ayant pour but d'éviter toutes douleurs, souffrances et excitations ainsi que toutes blessures ou contusions aux animaux est obligatoire. »

Article 17

« 1. Chaque Partie Contractante peut autoriser des dérogations aux dispositions relatives à l'étourdissement préalable dans les cas suivants :

–  abattages selon les rites religieux ;

(...) »

Article 18

« 1.  Chaque Partie Contractante s'assure de l'aptitude des personnes procédant professionnellement à l'immobilisation, à l'étourdissement et à l'abattage des animaux.

2.  Chaque Partie Contractante veille à ce que les instruments, appareils ou installations nécessaires à l'immobilisation des animaux et à leur étourdissement répondent aux exigences de la Convention. »

Article 19

« Chaque Partie Contractante qui autorise les abattages selon les rites religieux doit s'assurer de l'habilitation des sacrificateurs par des organismes religieux dans la mesure où elle ne délivre pas elle-même les autorisations nécessaires. »

50.  La Recommandation n° R (91) 7 du Comité des Ministres aux Etats membres sur l'abattage des animaux (adoptée par le Comité des Ministres le 17 juin 1991, lors de la 460e réunion des Délégués des Ministres) prévoit notamment que :

« (...)

Recommande aux gouvernements des Etats membres :

(...)

vii.  s'ils autorisent l'abattage selon les rites religieux sans étourdissement préalable, de prendre toutes les mesures possibles pour protéger le bien-être des animaux concernés en s'assurant que cet abattage soit effectué dans des abattoirs appropriés par un personnel qualifié qui observe autant que possible les dispositions contenues dans le code de conduite.

(...) »

2.  Union européenne

51.  La directive européenne du 18 novembre 1974 relative à l'étourdissement des animaux avant leur abattage dispose notamment :

« Considérant qu'il y a lieu de généraliser la pratique de l'étourdissement par des moyens reconnus appropriés ;

Considérant toutefois qu'il convient de tenir compte des particularités propres à certains rites religieux ;

(...) »

En son article 4 la directive prévoit :

« La présente directive n'affecte pas les dispositions nationales relatives aux méthodes particulières nécessitées par certains rites religieux. »

52.  La directive du 22 décembre 1993 sur la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort dispose notamment :

« Considérant qu'au moment de l'abattage ou de la mise à mort de l'animal, toute douleur ou souffrance évitable doit leur être épargnée, considérant qu'il est toutefois nécessaire de prendre en compte les exigences particulières de certains rites religieux. »

C.  Jurisprudence

53.  Par un arrêt du 2 mai 1973, Association cultuelle des israélites nord-africains de Paris, rec. p. 312, le Conseil d'Etat a jugé ce qui suit :

« (...) En précisant que l'abattage rituel, pratiqué dans des conditions dérogatoires au droit commun, ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par des organismes religieux agréés par le ministre de l'Agriculture sur proposition du ministre de l'Intérieur, le Premier ministre ne s'est pas immiscé dans le fonctionnement des organismes religieux et n'a pas porté atteinte à la liberté des cultes mais a pris les mesures nécessaires à l'exercice de cette liberté dans le respect de l'ordre public (...) »

EN DROIT

i.  question prÉliminaire

54.  Aux termes de l'article 37 § 1 a) de la Convention, la Cour peut décider, à tout moment de la procédure, de rayer une requête du rôle, lorsque les circonstances permettent de conclure que le requérant n'entend plus la maintenir.

55.  En l'espèce, par une lettre du 27 octobre 1999, le président de l'association requérante, le rabbin David Bitton, a indiqué vouloir se désister purement et simplement de la requête. L'avocat de l'association requérante a cependant contesté la validité de ce désistement en faisant valoir, pièces à l'appui, que M. Bitton avait démissionné de la présidence de l'association depuis le 26 février 1999 et qu'un nouveau président avait été élu par le conseil d'administration dès le 2 mars, élection confirmée par une assemblée générale extraordinaire du 10 mars 1999 (paragraphes 7 à 11 ci-dessus).

56.  Lors de l'audience du 8 décembre 1999, le Gouvernement a souligné, à titre liminaire, qu'il appartenait à la Cour de se prononcer sur la validité du désistement présenté in extremis par M. Bitton et a indiqué qu'il ne s'opposerait pas, si celui-ci devait être jugé régulier, à ce qu'il en soit donné acte. Le Gouvernement a également produit copie d'une lettre de l'association requérante, datée du 24 novembre 1999, par laquelle elle indiquait à la préfecture de police de Paris qu'à la suite d'une réunion du bureau de l'association en date du 23 septembre 1999, l'association avait décidé de modifier ses statuts, en particulier en ce qui concernait le siège social et la composition du bureau.

57.  Faute de demande expresse du Gouvernement tendant à la radiation du rôle, la Cour n'estime pas nécessaire d'examiner d'office si, en droit interne, le nouveau président élu en mars 1999 peut valablement engager l'association requérante. En effet, au vu des pièces produites par l'avocat de l'association requérante, la Cour estime établi que celle-ci entend maintenir sa requête. Il n'y a donc pas lieu de rayer l'affaire du rôle.

II.  Sur la violation alléguée de l'article 9 de la Convention, pris isolément et combiné avec l'article 14

58.  La requérante, dont la Commission partage l'analyse, soutient qu'en lui refusant l'agrément nécessaire à l'habilitation de ses propres sacrificateurs pour pratiquer l'abattage rituel, conformément aux prescriptions religieuses de ses membres, et en délivrant cet agrément à la seule ACIP, les autorités françaises ont porté une atteinte discriminatoire à son droit de manifester sa religion par l'accomplissement des rites de la religion juive. Elle invoque l'article 9 de la Convention, pris isolément, et combiné avec l'article 14.

59.  L'article 9 de la Convention dispose :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.

2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

La partie pertinente en l'espèce de l'article 14 de la Convention est ainsi libellée :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) la religion (...) »

60.  Pour la requérante, les conditions de l'abattage rituel, tel qu'il est pratiqué aujourd'hui par les sacrificateurs de l'ACIP, à laquelle le gouvernement français a accordé depuis 1982 le privilège exclusif de l'abattage rituel israélite, ne satisfont plus aux exigences très strictes de la religion juive, telles qu'elles sont posées par le Lévitique et codifiées dans le Choulhan Haroukh. Les sacrificateurs de l'ACIP ne procédant plus à l'examen approfondi des poumons de l'animal abattu, bœuf ou mouton, la viande provenant d'animaux abattus dans ces conditions ne peut être regardée, aux yeux des ultra-orthodoxes et, en tout cas, des fidèles membres de l'association requérante, comme une viande parfaitement pure du point de vue religieux, c'est-à-dire « glatt ». Or, ce que revendiquent les fidèles regroupés au sein de l'association requérante, c'est le droit de ne pas consommer de la viande dont ils n'auraient pas la certitude, parce qu'elle ne provient pas d'animaux abattus et surtout vérifiés par ses propres sacrificateurs, qu'elle serait parfaitement pure, parfaitement « glatt ». Pour la requérante, il y a donc clairement ingérence dans son droit de manifester sa religion par l'accomplissement du rite religieux qu'est l'abattage rituel.

61.  La requérante considère que le refus d'agrément ne saurait se justifier par aucun des motifs légitimes figurant à l'article 9 § 2 de la Convention et qu'il est disproportionné et discriminatoire au sens de l'article 14. Elle souligne qu'il n'est pas contesté que les sacrificateurs qu'elle emploie respectent scrupuleusement, tout autant que ceux de l'ACIP, les normes sanitaires en vigueur dans les abattoirs et que le Gouvernement ne saurait dès lors sérieusement soutenir que le refus d'agrément poursuivait le but légitime de « la protection de la santé publique ».

62.  La requérante soutient également qu'elle est bien un « organisme religieux » au sens du décret de 1980 réglementant l'abattage rituel, tout comme l'ACIP, puisque toutes deux sont des associations cultuelles au sens de la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat. La seule différence réside dans la taille respective de ces deux associations cultuelles, l'ACIP regroupant la plupart des fidèles des divers courants du judaïsme en France, avec un budget annuel de l'ordre de 140 millions de francs français (FRF) à sa disposition, tandis que la requérante ne compte qu'environ 40 000 fidèles, tous ultra-orthodoxes, et dispose d'un budget de l'ordre de 4 à 5 millions de FRF. S'il peut paraître légitime, pour un gouvernement, de chercher à nouer des liens privilégiés avec les syndicats, les partis politiques ou même les associations religieuses les plus représentatifs, il n'en demeure pas moins, surtout dans un Etat laïc comme la France, que les autorités ont l'obligation de respecter les droits des minorités. La requérante souligne à cet égard que les autorités françaises ont délivré, de façon très libérale, plusieurs agréments pour ce qui est de l'abattage rituel pratiqué par les musulmans, d'abord à la grande mosquée de Paris, puis aux mosquées de Lyon et d'Evry, sans que le nombre de ces agréments mette en danger, de quelque manière que ce soit, l'ordre et la santé publics.

63.  Enfin, la requérante soutient que le fait qu'elle perçoit, pour rémunérer ses sacrificateurs, une taxe d'abattage d'environ 4 FRF le kilo de viande certifiée casher « glatt » vendue dans les boucheries se réclamant de l'association, n'a aucune incidence sur le problème proprement religieux de l'abattage rituel pour lequel elle a sollicité l'agrément. Elle fait observer, au surplus, que l'ACIP perçoit également une taxe d'abattage, de l'ordre de 8 FRF le kilo de viande commercialisée, et que les revenus provenant de la perception de cette taxe représentent environ la moitié des ressources de l'ACIP.

64.  Le Gouvernement ne conteste pas que les interdits et prescriptions alimentaires israélites constituent une composante de la pratique de cette religion par les fidèles qui s'en réclament. Mais il fait valoir que si les règles religieuses imposent un certain type d'alimentation aux fidèles, elles ne leur font nullement obligation de se livrer eux-mêmes à l'abattage rituel des animaux qu'ils consomment. Un refus d'agrément ne serait ainsi susceptible d'affecter la pratique religieuse des fidèles que si ceux-ci, du fait de ce refus, étaient dans l'impossibilité de trouver une viande correspondant aux prescriptions religieuses auxquelles ils entendent se conformer.

65.  Or, selon le Gouvernement, tel n'est pas le cas en l'espèce. En effet, il ressort sans ambiguïté des pièces figurant au dossier que certaines boucheries vendent de la viande certifiée « glatt » provenant d'abattoirs contrôlés par l'ACIP, que les boucheries de l'association requérante, se fournissant pour partie en Belgique, en vendent également et que rien n'empêcherait la requérante de conclure un accord avec l'ACIP afin de faire abattre des animaux par ses propres sacrificateurs, et selon les méthodes qu'elle définit, sous le couvert de l'agrément délivré à cette dernière. A cet égard le Gouvernement se réfère aux accords conclus entre l'ACIP et d'autres communautés très orthodoxes comme les Loubavitch ou celle de la rue Pavée.

66.  Certes, la requérante conteste la qualité véritablement « glatt » de la viande provenant des abattoirs de l'ACIP, en critiquant l'insuffisance du contrôle post mortem des poumons effectué par ses sacrificateurs, mais le Gouvernement note que, ce faisant, la requérante remet en cause l'appréciation portée par les autorités religieuses légitimes et indépendantes, qui incarnent la confession dont elle se réclame. Le Gouvernement souligne qu'il n'appartient pas aux autorités françaises, tenues au respect de la laïcité, de s'immiscer dans une controverse dogmatique, mais relève qu'il ne saurait être contesté que le grand rabbin de France, dont l'avis s'appuie en la matière sur le Beth-Din (tribunal rabbinique), est qualifié pour dire ce qui est ou non conforme au rite israélite.

67.  D'après le Gouvernement, il n'y aurait en définitive aucune ingérence dans le droit à la liberté de religion. En effet, la seule incidence du refus d'agrément opposé à la requérante en l'espèce réside dans l'impossibilité pour les fidèles de choisir, à qualité de viande équivalente,  celle provenant d'un abattage réalisé par la requérante, qui se distingue de celle offerte par l'ACIP uniquement par son prix, puisque la taxe d'abattage perçue par la requérante est de moitié inférieure à celle perçue par l'ACIP. Pour le Gouvernement, cette liberté de choix est une liberté économique et non religieuse. Il en veut pour preuve que, d'après les indications de l'ACIP, la requérante avait tenté à un moment d'obtenir une sorte de délégation de l'ACIP pour pouvoir procéder elle-même à l'abattage, sous le couvert de l'agrément délivré à celle-ci, mais que cette démarche ne put aboutir faute d'accord sur les termes financiers du contrat.

68.  A supposer même qu'il y ait eu ingérence dans le droit de la requérante de manifester sa religion, le Gouvernement soutient que l'ingérence est prévue par la loi, à savoir le décret de 1980 pris en matière de police des abattoirs, et qu'elle poursuivait un but légitime, celui de la protection de l'ordre et de la santé publics. A cet égard le Gouvernement fait valoir que l'abattage rituel déroge très fortement aux principes dont s'inspirent les normes internes et internationales applicables en matière de protection animale et d'hygiène publique. Les textes en vigueur prohibent en effet l'exercice de mauvais traitements envers les animaux et imposent leur étourdissement préalable avant l'abattage pour leur éviter toute souffrance. De même, des considérations sanitaires imposent qu'il soit procédé à cet abattage dans un abattoir et, s'agissant d'abattage rituel, par des sacrificateurs dûment habilités par les organismes religieux concernés et ce pour éviter que l'exercice de la liberté de religion ne donne lieu à des pratiques contraires aux principes essentiels d'hygiène et de santé publique. L'abattage rituel ne peut donc être autorisé qu'à titre tout à fait dérogatoire.

69.  S'agissant des motifs qui ont conduit les autorités françaises à refuser l'agrément sollicité par la requérante, le Gouvernement fait état de deux éléments, qui relèvent de la marge d'appréciation reconnue par la Convention aux Etats contractants. Il a été considéré en premier lieu par le ministre de l'Intérieur que l'activité de l'association requérante était essentiellement commerciale et seulement accessoirement religieuse, puisque pour l'essentiel elle visait à fournir de la viande abattue par ses sacrificateurs et certifiée « glatt » et que, par conséquent, elle ne pouvait être considérée comme un « organisme religieux », au sens du décret de 1980.

En deuxième lieu, il a été tenu compte de la faible audience de la requérante (environ 40 000 fidèles), qui ne saurait être comparée à celle de l'ACIP, qui en regroupe 700 000. Compte tenu du caractère dérogatoire de la pratique de l'abattage rituel, le refus d'agrément était par conséquent nécessaire pour éviter une prolifération des titulaires d'agrément, prolifération qui n'aurait pas manqué de se produire si le seuil d'exigence quant aux garanties présentées par les associations postulantes avait été trop bas.

70.  Le Gouvernement soutient enfin qu'il n'y a pas davantage discrimination au sens de l'article 14 de la Convention. D'une part, la requérante et l'ACIP, en raison de leurs activités et de leur audience respectives, ne sont pas dans une situation comparable et, d'autre part, la différence de traitement, à la supposer établie, traduit un rapport de proportionnalité entre le but visé et les moyens mis en œuvre. A cet égard, le Gouvernement souligne à nouveau que les effets du refus d'agrément sont très limités pour les fidèles et même nuls si l'on considère que l'abattage n'affecte pas directement leur liberté de religion.

71.  Quant au reproche larvé d'un monopole d'abattage conféré à l'ACIP en 1982, monopole qui ne serait pas sans avantage pour les pouvoirs publics, le Gouvernement rappelle que l'ACIP, émanation du Consistoire central, qui administre depuis deux cents ans le culte israélite en France, est effectivement un interlocuteur légitime, puisqu'elle fédère la quasi-totalité des associations juives françaises et garantit ainsi la défense des intérêts de la communauté, aussi bien que le respect des règles d'ordre public, notamment sanitaires. Le monopole de fait de l'ACIP pour ce qui est de l'abattage rituel n'est cependant pas le résultat d'une volonté délibérée de l'Etat, qui n'aurait pas manqué de délivrer l'agrément sollicité par la requérante si celle-ci avait été en mesure de justifier de son caractère essentiellement religieux et d'une audience plus importante au sein de la communauté juive.

72.  La Cour estime, avec la Commission, qu'un organe ecclésial ou religieux peut, comme tel, exercer au nom de ses fidèles les droits garantis par l'article 9 de la Convention (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Eglise catholique de La Canée c. Grèce du 16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions, 1997-VIII, p. 2856, § 31). En l'espèce, quelle que soit la religion considérée, une communauté de fidèles doit se constituer, en droit français, sous la forme juridique d'une association cultuelle, ce qui est le cas de la requérante.

73.  La Cour rappelle ensuite que l'article 9 énumère diverses formes que peut prendre la manifestation d'une religion ou d'une conviction, à savoir le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites (arrêt Kalaç c. Turquie du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, p. 1209, § 27). Il n'est pas contesté que l'abattage rituel est un « rite », comme son nom d'ailleurs l'indique, qui vise à fournir aux fidèles une viande provenant d'animaux abattus conformément aux prescriptions religieuses, ce qui représente un élément essentiel de la pratique de la religion juive. Or l'association requérante emploie des sacrificateurs et des surveillants rituels pratiquant l'abattage conformément à ses prescriptions en la matière, et c'est également l'association requérante qui, par le biais de la certification casher « glatt » de la viande vendue dans les boucheries de ses adhérents, assure le contrôle religieux de l'abattage rituel.

74.  Il s'ensuit que l'association requérante peut invoquer l'article 9 de la Convention pour ce qui est du refus d'agrément qui lui a été opposé par les autorités françaises, l'abattage rituel devant être considéré comme relevant d'un droit garanti par la Convention, à savoir le droit de manifester sa religion par l'accomplissement des rites, au sens de l'article 9.

75.  La Cour examinera d'abord si, comme le soutient le Gouvernement, les faits de la cause ne révèlent pas d'ingérence dans l'exercice de l'un des droits et libertés garantis par la Convention.

76.  En premier lieu, la Cour relève qu'en instituant une exception au principe de l'étourdissement préalable des animaux destinés à l'abattage, le droit interne a concrétisé un engagement positif de l'Etat visant à assurer le respect effectif de la liberté de religion. Le décret de 1980, loin de restreindre l'exercice de cette liberté, vise ainsi au contraire à en prévoir et en organiser le libre exercice.

77.  La Cour estime également que la circonstance que le régime dérogatoire visant à encadrer la pratique de l'abattage rituel la réserve aux seuls sacrificateurs habilités par des organismes religieux agréés n'est pas en soi de nature à faire conclure à une ingérence dans la liberté de manifester sa religion. La Cour estime, avec le Gouvernement, qu'il est dans l'intérêt général d'éviter des abattages sauvages, effectués dans des conditions d'hygiène douteuses, et qu'il est donc préférable, si abattage rituel il y a, que celui-ci soit pratiqué dans des abattoirs contrôlés par l'autorité publique. En accordant en 1982 le bénéfice de l'agrément à l'ACIP, émanation du Consistoire central, l'organisme le plus représentatif des communautés juives de France, l'Etat n'a donc nullement porté atteinte à la liberté de manifester sa religion.

78.  Toutefois, lorsque, ultérieurement, un autre organisme religieux se réclamant de la même religion dépose de son côté une demande d'agrément pour pouvoir pratiquer l'abattage rituel, il faut examiner si la méthode d'abattage qu'il revendique relève ou non de l'exercice de la liberté de manifester sa religion garantie par l'article 9 de la Convention.

79.  La Cour relève que la méthode d'abattage pratiquée par les sacrificateurs de l'association requérante est strictement la même que celle pratiquée par les sacrificateurs de l'ACIP et que la seule différence concerne l'étendue du contrôle post mortem opéré sur les poumons de l'animal abattu. Pour la requérante la viande doit pouvoir être certifiée non seulement casher mais « glatt » pour se conformer à son interprétation des prescriptions religieuses en matière alimentaire, tandis que la grande majorité des juifs pratiquants accepte la certification casher effectuée sous l'égide de l'ACIP.

80.  De l'avis de la Cour, il n'y aurait ingérence dans la liberté de manifester sa religion que si l'interdiction de pratiquer légalement cet abattage conduisait à l'impossibilité pour les croyants ultra-orthodoxes de manger de la viande provenant d'animaux abattus selon les prescriptions religieuses qui leur paraissent applicables en la matière.

81.  Or tel n'est pas le cas. En effet, il n'est pas contesté que la requérante peut s'approvisionner facilement en viande « glatt » en Belgique. En outre, il ressort des attestations et constats d'huissier produits par les tiers intervenants qu'un certain nombre de boucheries opérant sous le contrôle de l'ACIP mettent à la disposition des fidèles une viande certifiée « glatt » par le Beth-Din.

82.  Il ressort ainsi de l'ensemble du dossier, de même que des arguments échangés à l'audience, que les fidèles membres de l'association requérante peuvent se procurer de la viande « glatt ». En particulier, le Gouvernement a fait état, sans être contredit sur ce point, des pourparlers entamés entre la requérante et l'ACIP en vue de trouver un accord pour que la requérante puisse procéder elle-même à l'abattage sous couvert de l'agrément accordé à l'ACIP, accord qui ne put se faire pour des raisons financières (voir paragraphe 67 ci-dessus). Certes, la requérante invoque un manque de confiance dans les sacrificateurs habilités par l'ACIP pour ce qui est de l'étendue du contrôle post mortem des poumons des animaux abattus. Mais la Cour estime que le droit à la liberté religieuse garanti par l'article 9 de la Convention ne saurait aller jusqu'à englober le droit de procéder personnellement à l'abattage rituel et à la certification qui en découle, dès lors que, comme il a été dit, la requérante et ses membres ne sont pas privés concrètement de la possibilité de se procurer et de manger une viande jugée par eux plus conforme aux prescriptions religieuses.

83.  Dans la mesure où il n'est pas établi que les fidèles membres de l'association requérante ne peuvent pas se procurer de la viande « glatt », ni que la requérante ne pourrait leur en fournir en passant un accord avec l'ACIP pour procéder à l'abattage sous couvert de l'agrément accordé à cette dernière, la Cour estime que le refus d'agrément litigieux ne constitue pas une ingérence dans le droit de la requérante à la liberté de manifester sa religion.

84.  Cette considération dispense la Cour de se prononcer sur la compatibilité de la restriction alléguée par la requérante avec les exigences fixées au paragraphe 2 de l'article 9 de la Convention. Toutefois, à supposer même que cette restriction puisse être considérée comme une ingérence dans le droit à la liberté de manifester sa religion, la Cour observe que la mesure incriminée, prévue par la loi, poursuit un but légitime, celui de la protection de la santé et de l'ordre publics, dans la mesure où l'organisation par l'Etat de l'exercice d'un culte concourt à la paix religieuse et à la tolérance. En outre, eu égard à la marge d'appréciation qu'il faut laisser à chaque Etat (arrêt Manoussakis et autres c. Grèce du 26 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1364, § 44), notamment pour ce qui est de l'établissement des délicats rapports entre les Eglises et l'Etat, elle ne saurait être considérée comme excessive ou disproportionnée. En d'autres termes, elle est compatible avec l'article 9 § 2 de la Convention.

85.  Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 9 de la Convention, pris isolément.

86.  Quant à l'allégation de la requérante selon laquelle elle aurait fait l'objet d'un traitement discriminatoire du fait de la délivrance de l'agrément à la seule ACIP, la Cour rappelle que, selon la jurisprudence constante des organes de la Convention, l'article 14 ne fait que compléter les autres clauses normatives de la Convention ou de ses Protocoles : il n'a pas d'existence indépendante puisqu'il vaut uniquement pour la « jouissance des droits et libertés » qu'elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s'appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l'empire de l'une au moins de ces clauses.

87.  La Cour note que les faits de l'espèce relèvent de l'article 9 de la Convention (paragraphe 74 ci-dessus) et que dès lors l'article 14 s'applique. Toutefois, à la lumière des constatations faites au paragraphe 83 ci-dessus concernant l'effet limité de la mesure incriminée, lesquelles l'ont amenée à conclure qu'il n'y avait pas eu ingérence dans le droit de la requérante de manifester sa religion, la Cour estime que la différence de traitement qui en est résultée est de faible portée. En outre, pour les motifs exposés au paragraphe 84, la mesure litigieuse poursuivait un but légitime et il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, l'arrêt Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, série A no 31, p. 16, § 33). Si différence de traitement il y a eu, elle trouvait en l'espèce une justification objective et raisonnable au sens de la jurisprudence constante de la Cour.

88.  Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 9 de la Convention combiné avec l'article 14.

par ces motifs, la cour

1.  Dit, par douze voix contre cinq, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 9 de la Convention, pris isolément ;

 

2.  Dit, par dix voix contre sept, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 9 de la Convention, combiné avec l'article 14.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 27 juin 2000.

 

 

                                                                     Luzius Wildhaber
                                                                               Président

Maud de Boer-Buquicchio
        Greffière adjointe

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente commune à Sir Nicolas Bratza, M. Fischbach, Mme Thomassen, Mme Tsatsa-Nikolovska, M. Panţîru, M. Levits et M. Traja.

 

 

 

                                                                                         L.W.
                                                                                         M.B.

 


Opinion dissidente COMmune
à S
ir Nicolas Bratza, M. FISCHBACH,
M
me Thomassen, mme Tsatsa-Nikolovska,
M. Panţîru, M. LEVITS et M. Traja, juges

A notre grand regret, nous ne sommes en mesure de suivre ni le raisonnement ni la conclusion de la majorité dans cette affaire.

1.  En ce qui concerne la question de savoir s'il y a eu ou non une ingérence dans le droit à la liberté de religion de la requérante, nous pouvons marquer notre accord avec les paragraphes 76 et 77 de l'arrêt : il est tout à fait exact de dire qu'en donnant un agrément à l'ACIP, les autorités étatiques, loin de porter atteinte à la liberté de religion, ont au contraire concrétisé un engagement positif visant à en permettre le libre exercice. En revanche, nous ne pouvons suivre la majorité lorsqu'elle affirme au paragraphe 78 qu'il faut examiner si une demande d'agrément présentée ultérieurement par un autre organisme religieux relève ou non de l'exercice du droit à la liberté de religion.

En effet, le seul fait qu'un agrément ait déjà été accordé à un organisme religieux ne dispense pas les autorités étatiques d'examiner avec attention toute demande ultérieure déposée par d'autres organismes religieux se réclamant de la même religion. En l'espèce, la demande de la requérante a été motivée par le fait que, d'après elle, les sacrificateurs de l'ACIP ne procèdent plus post mortem à un contrôle suffisamment approfondi des poumons des animaux abattus, de sorte que la viande certifiée casher par l'ACIP ne saurait être considérée comme « glatt ». Or les fidèles membres de l'association requérante considèrent qu'une viande qui  n'est pas « glatt » est impure et de ce fait non conforme à leurs prescriptions religieuses en matière alimentaire. Il y a donc conflit sur ce point entre l'ACIP et la requérante.

Or nous estimons que, si des tensions peuvent survenir lorsqu'une communauté, notamment religieuse, se trouve divisée, il s'agit là d'une conséquence inévitable de la nécessité de respecter le pluralisme. Dans ce genre de situation, le rôle des autorités publiques ne consiste pas à supprimer tout motif de tension en éliminant le pluralisme mais à prendre toutes les mesures nécessaires pour s'assurer que les groupes qui s'affrontent font preuve de tolérance (arrêt Serif c. Grèce, no 38178/97, § 53, CEDH 1999-IX). Il nous semble ainsi particulièrement mal venu de mentionner, comme la majorité l'a fait au paragraphe 82 de l'arrêt, que la requérante aurait pu conclure un accord avec l'ACIP pour procéder à l'abattage sous le couvert de l'agrément accordé à cette dernière. Cet argument aboutit en effet à décharger l'Etat, seul détenteur du pouvoir de délivrer l'agrément, de l'obligation de respecter la liberté de religion. Or l'ACIP représente le mouvement majoritaire dans la religion en question et en tant que tel se trouve le moins bien placé pour apprécier la validité des revendications minoritaires et exercer un rôle d'arbitre en la matière.

Nous considérons également que la possibilité pour la requérante d'importer de la viande « glatt » de Belgique n'est pas de nature à faire conclure en l'espèce à l'absence d'ingérence dans le droit à la liberté de pratiquer sa religion par l'accomplissement du rite qu'est l'abattage rituel, pas plus que la possibilité pour les fidèles de se fournir, le cas échéant, en viande « glatt » auprès des quelques boucheries dépendant de l'ACIP qui en vendent sous l'égide du Beth-Din.

L'article 10 du décret de 1980 prévoit en effet expressément qu'un organisme religieux agréé peut habiliter des sacrificateurs pour pratiquer l'abattage rituel et que l'agrément nécessaire est donné par le ministre de l'Agriculture sur proposition du ministre de l'Intérieur. En déniant à la requérante la qualité d'« organisme religieux » et en rejetant pour ce motif sa demande d'agrément, les autorités françaises ont donc restreint sa liberté de manifester sa religion.

Pour nous, la possibilité de se procurer de la viande « glatt » par d'autres moyens est sans aucune pertinence pour mesurer l'étendue d'une action ou une omission de l'Etat visant, comme en l'espèce, à restreindre l'exercice du droit à la liberté de religion (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Observer et Guardian c. Royaume-Uni du 26 novembre 1991, série A no 216, pp. 34-35, § 69). Nous ne pouvons donc suivre la majorité lorsqu'elle estime qu'il n'y a pas eu d'ingérence.

2.  En ce qui concerne la justification de l'ingérence dans le droit à la liberté de religion, nous sommes d'avis que le problème essentiel dans cette affaire réside dans la discrimination dont la requérante prétend avoir fait l'objet.

A cet égard nous estimons que le raisonnement de la majorité, tel qu'il figure au paragraphe 87, est insuffisant. A notre avis, pour conclure à la non-violation de l'article 9 de la Convention lu en combinaison avec l'article 14, la majorité ne pouvait se borner à affirmer que l'ingérence avait un « effet limité » et que la différence de traitement avait « une faible portée ». En effet, en matière de liberté de religion, il n'appartient pas à la Cour européenne des Droits de l'Homme de  substituer son appréciation de l'étendue ou de la gravité d'une ingérence à celle des personnes ou groupes concernés, car l'article 9 de la Convention vise essentiellement à protéger les convictions les plus intimes des individus.

Pour notre part, nous estimons indispensable d'examiner si, en délivrant l'agrément en question à l'ACIP et en le refusant en 1987 à la requérante, les autorités étatiques ont assuré à la requérante, sans distinction, conformément à l'article 14 de la Convention, la jouissance du droit à la liberté de religion qui lui est reconnu par l'article 9. En l'espèce, nous estimons qu'il y a eu violation de cet article combiné avec l'article 9 de la Convention et ce pour les raisons suivantes.

Rappelons tout d'abord qu'au sens de l'article 14, la notion de discrimination englobe d'ordinaire les cas dans lesquels les Etats font subir sans justification objective et raisonnable un traitement différent à des personnes ou des groupes se trouvant dans des situations analogues. Selon la jurisprudence des organes de la Convention, une distinction est discriminatoire au sens de l'article 14, si elle « manque de justification objective et raisonnable », c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s'il n'y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but recherché ». La Cour l'a encore réaffirmé récemment dans son arrêt Thlimmenos c. Grèce ([GC], no 34369/97, CEDH 2000-IV).

Il aurait donc fallu examiner d'abord si la requérante se trouvait dans une situation analogue à celle de l'ACIP. A cet égard, nous observons  qu'il n'est pas contesté que le statut juridique de l'association requérante est celui d'une association cultuelle, au sens de la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat, tout comme l'ACIP. En outre, il convient de noter que l'article 10 du décret du 1er octobre 1980 ne définit aucunement ce qu'il faut entendre par « organisme religieux » et qu'il ne prévoit aucun critère, tel que la représentativité dans la religion considérée, pour permettre d'en juger. Il n'a pas été contesté non plus que l'association requérante dispose de lieux de pratique régulière du culte ainsi que d'établissements d'enseignement pour rabbins ni qu'elle exerce, en pratique, un contrôle religieux sur plusieurs boucheries et points de vente de viande casher « glatt ».

Que ce mouvement soit minoritaire au sein de la communauté israélite dans son ensemble ne suffit pas, en soi, à lui enlever le caractère d'organisme religieux. Nous estimons donc qu'au vu de ses statuts et de ses activités, rien, à première vue, ne permet de douter que la requérante soit un « organisme religieux », au même titre que l'ACIP. Nous relevons ensuite qu'en ce qui concerne la pratique de l'abattage rituel, il n'est pas davantage contesté que la méthode d'abattage par jugulation utilisée par les sacrificateurs de l'ACIP et ceux de la requérante est strictement la même, la seule différence résidant dans l'étendue du contrôle post mortem des poumons des animaux abattus. La requérante se trouve donc, là aussi, dans une situation analogue à celle de l'ACIP.

Le Gouvernement soutient enfin que la différence de traitement entre l'ACIP et la requérante se justifie par le fait que la requérante exercerait en réalité une activité purement commerciale, l'abattage, la certification et la vente de viande casher « glatt », ce qui serait démontré par le fait que plus de la moitié de ses revenus proviennent de la perception d'une taxe d'abattage. Le Gouvernement en déduit que la requérante n'exerce pas une activité proprement religieuse comparable à celle de l'ACIP. A cela, il est cependant facile de répondre que l'ACIP prélève, elle aussi, une taxe rabbinique sur l'abattage et qu'il ressort des bilans produits par les tiers intervenants que les recettes de l'ACIP proviennent, elles aussi, pour plus de la moitié, de la perception de cette même taxe. Dans ces conditions, nous n'apercevons pas en quoi l'activité de la requérante serait plus « commerciale » que celle exercée en la matière par l'ACIP.

Quant aux buts légitimes susceptibles de justifier la différence de traitement, le Gouvernement a invoqué la nécessité de protéger la santé publique. Toutefois, il n'a pas été soutenu devant la Cour que les sacrificateurs employés par la requérante ne respecteraient pas tout autant que ceux de l'ACIP les règles d'hygiène imposées par la réglementation en matière de police des abattoirs, ce qui a d'ailleurs également été reconnu par les juridictions internes (paragraphe 35 de l'arrêt).

Enfin, le Gouvernement s'est référé à la faible audience de la requérante, qui ne regroupe qu'environ 40 000 fidèles, tous juifs ultra-orthodoxes, sur les 700 000 personnes de confession juive vivant en France. Cette représentativité ne saurait être comparée à celle de l'ACIP, qui regroupe la quasi-totalité des personnes de confession juive en France. Le refus d'agrément opposé à la requérante serait par conséquent nécessaire pour la protection de l'ordre, en vue d'éviter une prolifération des titulaires d'agréments ne présentant pas les mêmes garanties que l'ACIP.

Certes, nous ne saurions méconnaître l'intérêt que peuvent avoir les autorités étatiques à traiter avec les organisations les plus représentatives d'une communauté donnée. Que l'Etat ait le souci de ne pas se trouver devant un nombre excessif d'interlocuteurs afin de ne pas éparpiller ses efforts et d'aboutir plus aisément à un résultat concret, que ce soit dans ses relations avec les syndicats, les partis politiques ou les confessions religieuses, ne nous semble pas illégitime en soi, ni disproportionné (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède du 6 février 1976, série A no 20, p. 17, § 46).

En l'occurrence, toutefois, le litige soumis aux autorités internes ne portait pas sur la représentativité de la requérante au sein de la communauté juive et la requérante ne met nullement en cause le rôle et la fonction d'interlocuteurs privilégiés de l'Etat exercés par l'ACIP, le Consistoire central ou d'autres organismes représentant les intérêts des communautés juives en France. Pour elle, il s'agissait uniquement d'obtenir un agrément pour la pratique de l'abattage rituel, pratique au sujet de laquelle elle se trouve en désaccord avec l'ACIP.

Nous estimons que l'organisation de l'abattage rituel ne représente que l'un des aspects des relations entre les différentes Eglises et l'Etat et ne voyons pas en quoi le fait d'accorder l'agrément en question risquait de porter atteinte à l'ordre public. Pour ce qui est des communautés musulmanes vivant en France, qui pratiquent également l'abattage rituel mais qui sont moins bien structurées que les communautés juives, il convient de relever que la requérante a souligné, sans être contredite sur ce point par le Gouvernement, que divers agréments avaient été délivrés de façon assez libérale par les autorités, notamment aux mosquées de Paris, d'Evry ou de Lyon, sans qu'il soit même allégué que la délivrance de ces agréments soit de nature, par le nombre de titulaires, à porter atteinte à l'ordre ou la santé publics.

Enfin, lorsque la majorité, au paragraphe 87, arrive à la conclusion qu'il existait en l'espèce un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, elle se réfère au paragraphe 84 et à l'arrêt Manoussakis et autres c. Grèce (arrêt du 26 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV) pour mettre en exergue la marge d'appréciation des Etats, particulièrement pour ce qui est de « l'établissement des délicats rapports entre les Eglises et l'Etat ».

Or, bien que nous puissions accepter l'existence d'une marge d'appréciation en la matière, nous observons que, dans l'arrêt Manoussakis et autres précité, la Cour a souligné que pour déterminer l'ampleur de la marge en question, elle devait tenir compte de l'enjeu, à savoir la nécessité de maintenir un véritable pluralisme religieux, inhérent à la notion de société démocratique (p. 1364, § 44). Nous estimons que la même approche doit être suivie dans la présente affaire.

A notre avis, le refus de délivrer l'agrément à la requérante et l'octroi de celui-ci à la seule ACIP, à laquelle est ainsi conféré le droit exclusif d'habiliter des sacrificateurs rituels, est contraire au pluralisme religieux et démontre l'absence d'une relation raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

Au vu des considérations qui précèdent, nous sommes donc d'avis que la différence de traitement entre la requérante et l'ACIP – octroi de l'agrément dans un cas, refus dans l'autre – n'avait aucune justification objective et raisonnable et qu'elle était disproportionnée. Il y a donc eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 9.



[1].  Note du greffe : le Protocole no 11 est entré en vigueur le 1er novembre 1998.

[2].  Note du greffe : le rapport est disponible au greffe.

[3]. Dans sa rédaction applicable au moment des faits.