COMMISSION EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME Requête N° 20704/92 Faruk KALAÇ contre Turquie RAPPORT DE LA COMMISSION (adopté le 27 février 1996) TABLE DES MATIERES Page I. INTRODUCTION (par. 1 - 15) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 A. La requête (par. 2 - 4) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 B. La procédure (par. 5 - 10) . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 C. Le présent rapport (par. 11 - 15) . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 II. ETABLISSEMENT DES FAITS (par. 16 - 28) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 A. Circonstances particulières de l'affaire (par. 16 - 22). . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 B. Eléments de droit interne (par. 23 - 28) . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 III. AVIS DE LA COMMISSION (par. 29 - 50) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 A. Grief déclaré recevable (par. 29) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .7 B. Point en litige (par. 30) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 C. Sur la violation de l'article 9 de la Convention (par. 31 - 50) . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 CONCLUSION (par.51) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 ANNEXE I : HISTORIQUE DE LA PROCEDURE . . . . . . . . . . 12 ANNEXE II : DECISION DE LA COMMISSION SUR LA RECEVABILITE DE LA REQUETE . . . . . . . . . . 13 I. INTRODUCTION 1. On trouvera ci-après un résumé des faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties à la Commission européenne des Droits de l'Homme, ainsi qu'une description de la procédure. A. La requête 2. Le requérant, de nationalité turque, est né en 1939 et est domicilié à Ankara. Il est magistrat militaire à la retraite. 3. La requête est dirigée contre la Turquie. Le Gouvernement défendeur est représenté par son agent, M. B. Çaglar, professeur à l'Université d'Istanbul. 4. La requête concerne la mise à la retraite anticipée du requérant de son poste de magistrat militaire en raison de ses convictions religieuses. Le requérant invoque l'article 9 de la Convention. B. La procédure 5. La présente requête a été introduite le 13 juillet 1992 et enregistrée le 28 septembre 1992. 6. Le 30 août 1993, la Commission a décidé de donner connaissance de la requête au Gouvernement défendeur, en application de l'article 48 par. 2 (b) de son Règlement intérieur, et d'inviter les parties à présenter des observations sur sa recevabilité et son bien-fondé. 7. Le Gouvernement a présenté ses observations le 23 novembre 1993. Le requérant y a répondu le 14 septembre 1994. 8. Le 10 janvier 1995, la Commission a déclaré la requête recevable. 9. Le 2 février 1995, la Commission a adressé aux parties le texte de sa décision sur la recevabilité de la requête et les a invitées à lui soumettre les éléments ou observations complémentaires sur le bien- fondé de la requête qu'elles souhaiteraient présenter. Le Gouvernement a présenté ses observations les 21 avril 1995 et 7 août 1995 et le requérant a présenté les siennes le 8 mars 1995. 10. Après avoir déclaré la requête recevable, la Commission, conformément à l'article 28 par. 1 b) de la Convention, s'est mise à la disposition des parties en vue de parvenir à un règlement amiable de l'affaire. Des consultations suivies ont eu lieu avec les parties. Vu l'attitude adoptée par les parties, la Commission constate qu'il n'existe aucune base permettant d'obtenir un tel règlement. C. Le présent rapport 11. Le présent rapport a été établi par la Commission , conformément à l'article 31 de la Convention, après délibérations et votes en présence des membres suivants : MM. S. TRECHSEL, Président H. DANELIUS C.L. ROZAKIS E. BUSUTTIL G. JÖRUNDSSON A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL J.-C. SOYER H.G. SCHERMERS Mme G.H. THUNE M. F. MARTINEZ Mme J. LIDDY MM. L. LOUCAIDES J.-C. GEUS M.P. PELLONPÄÄ B. MARXER M.A. NOWICKI I. CABRAL BARRETO N. BRATZA I. BÉKÉS J. MUCHA E. KONSTANTINOV D. SVÁBY G. RESS A. PERENIC C. BÎRSAN P. LORENZEN K. HERNDL 12. Le texte du présent rapport a été adopté par la Commission le 27 février 1996 et sera transmis au Comité des Ministres du Conseil de l'Europe, en application de l'article 31 par. 2 de la Convention. 13. Ce rapport a pour objet, conformément à l'article 31 de la Convention : (i) d'établir les faits, et (ii) de formuler un avis sur le point de savoir si les faits constatés révèlent de la part du Gouvernement défendeur une violation des obligations qui lui incombent aux termes de la Convention. 14. Sont joints au présent rapport un tableau retraçant l'historique de la procédure devant la Commission (Annexe I) et le texte de la décision de la Commission sur la recevabilité de la requête (Annexe II). 15. Le texte intégral de l'argumentation des parties ainsi que les pièces soumises à la Commission sont conservés dans les archives de la Commission. II. ETABLISSEMENT DES FAITS A. Circonstances particulières de l'affaire 16. Par arrêté du 1er août 1990, le Haut Conseil des forces armées (composé du Premier Ministre, du ministre de la Défense, du chef d'état major et de onze généraux les plus haut gradés de l'armée) décida la mise à la retraite anticipée du requérant, magistrat colonel de l'armée de l'air, pour actes d'indiscipline. Il considéra que "le comportement et l'attitude du requérant révélaient que celui-ci avait adopté des opinions intégristes illégales". Cet arrêté fut soumis à l'approbation du Président de la République, du Premier Ministre et du ministre de la Défense, qui, en date du 22 août 1990, approuvèrent son exécution. 17. Par la suite, le ministère de la Défense interdit au requérant de bénéficier de la carte de sécurité sociale (assurance santé), de la carte d'identité militaire et du permis de port d'arme. 18. Le 21 septembre 1990, le requérant introduisit devant la Haute Cour administrative militaire un recours en annulation de la décision du 1er août 1990 du Haut Conseil des forces armées ainsi que contre les interdictions imposées par le ministère de la Défense. 19. Par arrêt du 30 mai 1991, la Haute Cour administrative militaire, par quatre voix contre trois, déclara irrecevable le recours du requérant introduit contre la décision du 1er août 1990 au motif que, selon l'article 125 de la Constitution, les décisions du Haut Conseil des forces armées sont définitives et ne peuvent être soumises à un contrôle judiciaire. En revanche, la Haute Cour administrative militaire annula l'acte administratif relatif au refus de délivrer au requérant et à sa famille des cartes de sécurité sociale. 20. Pour ce qui est de l'irrecevabilité de la demande principale du requérant, la Haute Cour administrative militaire rappela que la loi concernant les magistrats militaires prévoit que ces derniers relèvent du statut du personnel militaire. Quant à leur mise à la retraite anticipée pour actes d'indiscipline, elle est réglementée de la même manière que celle des autres officiers de l'armée. 21. Dans leur opinion dissidente, les trois membres de la Haute Cour ont tenu compte du principe de l'indépendance des magistrats énoncé à l'article 139 de la Constitution. Ils estimèrent que l'inamovibilité des magistrats, tant civils que militaires, protégée par cette disposition constitutionnelle, constituait une lex specialis par rapport aux autres dispositions de la Constitution et que, par conséquent, les décisions du Haut Conseil des forces armées qui porteraient atteinte à ce principe devaient être soumises au contrôle de la Haute Cour administrative militaire. 22. Par arrêt du 9 janvier 1992, la Haute Cour administrative militaire rejeta le recours en rectification du requérant. B. Eléments de droit interne 23. Article 22/c de la loi sur les magistrats militaires : Disiplinsizlik ve ahlaki durumu sebebiyle ayirma ... Son rütbelerine ait bir veya birkaç belgeye dayanilarak asagidaki sebeplerden biri ile disiplinsizlik ve ahlaki durumlari icabi silahli kuvvetlerde kalmasi uygun görülmeyenlerin hizmet sürelerine bakilmaksizin haklarinda T.C. Emekli Sandigi Kanunu hükümleri uygulanir. ... Tutum ve davranislari ile yasa disi görüsleri benimsediklerinin anlasilmasi Traduction : La révocation pour actes d'indiscipline et conduite immorale "... Les militaires révoqués des forces armées pour l'un des motifs suivants et pour actes d'indiscipline et conduite immorale déterminés dans un ou des documents fournis lors de son dernier rang militaire, se voient appliquer la loi sur la caisse de retraite turque, quelle que soit leur période de service. ... Quand le comportement et l'attitude de l'intéressé révèlent qu'il a adopté des opinions illégales" 24. Article 20 de la loi sur le personnel militaire Yönetmelikte tesbit edilecek hususlar Fakültelerde veya yüksek okullarda askeri ögrenci olarak okutulacaklarin giris sartlari, görev ve sorumluluklari, askeri ögrencilikten çikarilma ile ilgili islemler, fakülte veya yüksek okullarda en çok ögrenim süreleri, askeri egitime ait hususlar (...)bir yönetmelikle tesbit olunur. Traduction Les règles à établir par le règlement "Les conditions d'admission des étudiants militaires dans un établissement d'enseignement supérieur, leurs devoirs et responsabilités, la procédure de licenciement, la durée maximale des études supérieures, les règles relatives à l'enseignement militaire (...) sont établis par un réglement." 25. Article 50/c de la loi sur le personnel militaire Disiplinsizlik ve ahlaki durumu sebebiyle ayirma Disiplinsizlik ve ahlaki durumlari icabi silahli kuvvetlerde kalmasi uygun görülmeyenlerin hizmet sürelerine bakilmaksizin haklarinda T.C. Emekli Sandigi Kanunu hükümleri uygulanir. Bu sebeplerin neler oldugu ve bunlar hakkinda sicil belgelerinin nasil ve ne zaman tanzim edilecegi, nerelere gönderilecegi, inceleme ve sonuçlandirma ile gerekli diger islemlerin nasil ve kimler tarafindan yapilacagi subay sicil yönetmeliginde gösterilir. Bu gibi subaylarin durumlarinin Yüksek Askeri Sûra tarafindan incelenmesi Genel Kurmay Baskanliginca gerekli görülenlerin Silahli Kuvvetlerden ayirma islemi, Yüksek Askeri Sûra karari ile yapilir. Traduction La révocation pour actes d'indiscipline et conduite immorale " Les militaires révoqués des forces armées pour actes d'indiscipline et conduite immorale sont soumis à la loi sur la caisse de retraite turque, quelle que soit leur période de service. Les autorités compétentes pour engager la procédure, examiner les dossiers de notation, faire leur suivi, en tirer des conclusions et accomplir tout autre acte ainsi que toute formalité de cette procédure sont établies par le réglement sur le personnel militaire. Les officiers dont les cas sont soumis, par l'état major, à l'examen du Haut Conseil des forces armées, sont révoqués des forces armées par une décision du Haut Conseil des forces armées." 26. Article 139 de la Constitution turque : Hakimler ve savcilar azlonulamaz, kendileri istemedikçe Anayasa'da gösterilen yastan önce emekliye ayrilamaz; bir mahkemenin veya kadronun kaldirilmasi sebebiyle de olsa, aylik, ödenek ve diger özlük haklarindan yoksun kilinamaz. Meslekten çikarilmayi gerektiren bir suçtan dolayi hüküm giymis olanlar, görevini saglik bakimindan yerine getiremeyecegi kesin olarak anlasilanlar veya meslekte kalmalarinin uygun olmadigina karar verilenler hakkinda kanundaki istisnalar saklidir. Traduction : "Les magistrats sont inamovibles. Ils ne peuvent être mis à la retraite avant l'âge prévu par la Constitution, à moins qu'ils n'en manifestent le désir; ils ne peuvent, même en cas de suppression d'un tribunal ou d'un poste, être privés de leurs traitement, indemnités et autres droits liés à leur statut. La loi se réserve de préciser les exceptions concernant les personnes condamnées pour une faute entraînant la révocation, celles dont l'inaptitude à remplir leur charge pour raison de santé est nettement établie et celles déclarées inaptes à l'exercice de leur fonctions." 27. Article 125 de la Constitution turque ...Yüksek Askeri Süranin kararlari yargi denetimi disindadir. Traduction : "...Les décisions du Haut Conseil des forces armées ne peuvent être soumises au contrôle judiciaire." 28. Article 145 de la Constitution turque : ... Askeri yargi organlari kurulusu, isleyisi, askeri hakimlerin özlük isleri askeri savcilik görevlerini yapan askeri hakimlerin mahkemesinde görevli bulunduklari komutanlik ile olan iliskileri, mahkemelerin bagimsizligi, hakimlik teminati, askerlik hizmetinin gereklerine göre kanunla düzenlenir. Kanun, ayrica askeri hakimlerin yargi hizmeti disindaki askeri hizmetler yönünden askeri hizmetlerin gereklerine göre teskilatinda görevli bulunduklari komutanlik ile olan iliskilerini de gösterir. Traduction : "... L'organisation et le fonctionnement des organes judiciaires militaires, le statut personnel des juges et les relations des juges exerçant les fonctions de procureur militaire avec le commandement dont ils relèvent sont définis par la loi dans le respect de l'indépendance des tribunaux, des impératifs du service armé et des garanties reconnues aux magistrats. La loi régit de même expressément les relations des juges militaires avec le commandement dont ils relèvent, compte tenu des exigences du service armé en ce qui concerne les autres tâches." III. AVIS DE LA COMMISSION A. Grief déclaré recevable 29. La Commission a déclaré recevable le grief du requérant selon lequel sa mise à la retraite anticipée du poste de magistrat militaire en raison de ses convictions religieuses, aurait constitué une violation de ses droits à la liberté de religion et de conviction. B. Point en litige 30. Le point en litige est le suivant : - La mesure litigieuse a-t-elle violé l'article 9 (art. 9) de la Convention ? C. Sur la violation de l'article 9 (art. 9) de la Convention 31. L'article 9 (art. 9) de la Convention dispose : "1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui." 32. Le requérant soutient que sa mise à la retraite anticipée du poste de magistrat militaire en raison de ses convictions religieuses porte atteinte à sa liberté de religion et de conviction garantie par l'article 9 (art. 9) de la Convention. 33. Le Gouvernement défendeur souligne que la mise à la retraite anticipée du requérant constitue une sanction disciplinaire qui lui a été infligée en vue de sauvegarder le principe de laïcité imposée aux officiers. Il estime que le requérant a subi cette sanction non parce qu'il avait manifesté ses convictions religieuses, mais parce qu'il avait adopté des attitudes et comportements anti-laïcs et contraires à la loi. 34. La Commission rappelle que l'article 9 (art. 9) protège avant tout le domaine des convictions personnelles et des croyances religieuses; c'est-à-dire celui qu'on appelle parfois le for intérieur. De plus cette disposition protège les actes intimement liés à ces comportements, par exemple des actes de culte ou de dévotion qui sont des aspects des pratiques d'une religion ou d'une croyance reconnues (cf. No 11308/84, déc. 13.4.86, D.R. 46, p. 200). 35. S'il est vrai que le droit d'accès à la fonction publique a été délibérément omis de la Convention, il n'en ressort pas pour autant qu'une personne désignée comme fonctionnaire ne puisse dénoncer sa révocation si celle-ci enfreint l'un des droits garantis par la Convention. En effet, à l'instar des autres justiciables, les fonctionnaires ne sortent pas du champ d'application de cet instrument. Or, en ses articles 1 et 14 (art. 1, 14), la Convention précise que "toute personne relevant de la juridiction" des Etats contractants doit jouir, "sans distinction aucune" des droits et libertés énumérés au Titre I de la Convention (arrêts Glasenapp et Kosiek du 28 août 1986, série A n° 104, p. 26, par. 49, et n° 105, p. 20, par. 35 ; arrêt Vogt du 26 septembre 1995, à paraître dans série A n° 323, p. 17, par. 43). La Commission estime qu'en l'espèce, le statut de magistrat militaire ne prive pas le requérant de la protection de l'article 9 (art. 9) de la Convention. 36. Selon la Commission il convient de distinguer la présente espèce des affaires Glasenapp et Kosiek concernant la révocation des fonctionnaires stagiaires (voir Cour eur. D.H., arrêt Glasenapp du 28 août 1986, série A n° 104, p. 9, par. 24 ; arrêt Kosiek du 28 août 1986, série A n° 105, p. 11, par. 15 et 17). Dans ces affaires, considérant "que l'accès à la fonction publique se trouve au centre du problème soumis à la Cour", la Cour a estimé qu'il n'y avait pas eu d'ingérence dans l'exercice du droit à la liberté d'expression (arrêt Glasenapp, loc. cit., p. 27, par. 53 ; arrêt Kosiek, loc. cit., p. 21, par. 39). En l'occurrence, à l'époque de sa révocation, le requérant occupait un poste dans la fonction publique. En tant que magistrat militaire, il aurait été d'ailleurs en principe inamovible en vertu de l'article 139 de la Constitution turque. Le seul motif à l'appui de la sanction infligée au requérant est indiqué dans la décision du Haut Conseil des forces armées (paragraphe 16 ci-dessus), selon laquelle "le comportement et l'attitude de l'intéressé révélaient que celui-ci avait adopté des opinions intégristes illégales". La Commission estime, dès lors, que la révocation du requérant par la décision d'un organe administratif en raison des convictions relugieuses qu'il aurait manifestées, constitue une ingérence dans sa liberté de pensée, de conscience et de religion. 37. Pareille ingérence méconnaît l'article 9 (art. 9) sauf si, "prévue par la loi", elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est "nécessaire dans une société démocratique", pour les atteindre. 38. Le requérant affirme que la décision du Haut Conseil des forces armées constitue une atteinte au principe de l'inamovibilité des magistrats énoncé dans l'article 139 de la Constitution turque. Le requérant expose que sa révocation repose sur une décision politique d'un organe administratif, non visée par la législation sur les magistrats militaires. Il soutient qu'aucune procédure disciplinaire n'a été engagée à son encontre et qu'ainsi sa mise à la retraite anticipée ne peut être considérée comme une sanction disciplinaire. 39. Le requérant expose notamment que "la révocation pour actes d'indiscipline et conduite immorale" énoncée à l'article 22/c de la loi sur les magistrats militaires (paragraphe 23 ci-dessus) n'implique nullement que des magistrats puissent être révoqués en raison des "convictions religieuses", comme ce fut son cas. Se référant à la motivation de la décision du Haut Conseil des forces armées, il précise que l'accusation élevée à son encontre ne serait fondée sur aucun élément de preuve ni sur aucune considération pertinente et n'est donc pas conforme à la procédure indiquée dans la disposition sus-citée de la loi sur les magistrats militaires. 40. Le Gouvernement souligne que la mise à la retraite anticipée du requérant constitue une sanction disciplinaire qui lui a été infligée en vue de sauvegarder le principe de laïcité imposé aux officiers, en application, par analogie, des articles 9 et 25 (art. 9, 25) du réglement promulgué en vertu de l'article 20 de la loi sur le personnel militaire. Il soutient que les infractions disciplinaires commises par le requérant ont été constatées par le service secret des forces armées et que les informations recueillies relèvent du "secret-défense". 41. La Commission rappelle que les mots "prévue par la loi", au sens de l'article 9 par. 2, (art. 9-2) veulent d'abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l'accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (mutatis mutandis Cour eur. D. H., arrêt Kruslin du 24 avril 1990, série A n° 176, p. 20, par. 27). Il faut d'abord que la "loi" soit suffisamment accessible : le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné. En second lieu, on ne peut considérer comme une "loi" qu'une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite; en s'entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé (Cour eur. D.H., arrêt Sunday Times du 26 avril 1979, série A n° 30, p. 31, par. 49). 42. La Commission rappelle en outre que le niveau de précision requis de la législation interne - laquelle ne saurait parer à toute éventualité - dépend dans une large mesure du texte considéré, du domaine qu'il couvre et de la qualité de ses destinataires. D'autre part, il incombe au premier chef aux autorités nationales d'interpréter et d'appliquer le droit interne (Cour eur. D.H., arrêt Chorherr du 25 août 1993, série A n° 266-B, pp. 35-36, par. 25). En particulier les exigences qui découlent de l'expression "prévue par la loi" vont au- delà de la simple conformité à la loi nationale. Ainsi, "le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par le paragraphe 1". Or, "le danger d'arbitraire apparaît avec une netteté singulière là où un pouvoir de l'exécutif s'exerce en secret" (arrêt Kruslin, loc. cit., p. 23, par. 30). 43. En l'occurrence, la question de savoir si ces conditions se trouvaient remplies apparaît complexe. Le requérant, magistrat militaire haut gradé, est révoqué de son poste selon la procédure énoncée par l'article 22/c de la loi sur les magistrats militaires et les dispositions du statut du personnel militaire, au motif que "le comportement et l'attitude de l'intéressé révélaient que celui-ci avait adopté des opinions intégristes illégales", par une décision du Haut Conseil des forces armées. Toutefois, selon le Gouvernement la procédure concernant la mise à la retraite anticipée du requérant est une procédure disciplinaire à laquelle sont appliquées "par analogie" les dispositions de la loi sur le personnel militaire (paragraphe 40 ci-dessus). 44. Que des dispositions de loi exigent que les fonctionnaires de l'Etat, surtout lorsqu'il s'agit d'officiers haut gradés de l'armée et qui sont des magistrats militaires, témoignent de loyauté envers les principes fondateurs de l'Etat et qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l'homme, comme l'est assurément le principe de laïcité en Turquie, cela ne saurait prêter à critique. Cependant, lorsque pareilles dispositions confèrent aux autorités publiques un pouvoir d'appréciation quant à l'opportunité d'infliger des sanctions en cas de non-respect d'un tel principe, elles doivent définir l'étendue et les modalités d'exercice d'un tel pouvoir avec une netteté suffisante pour fournir à l'individu qui en est frappé une protection adéquate contre l'arbitraire (voir mutatis mutandis arrêt Kruslin, loc. cit., p. 23, par. 30). Il en est d'autant plus ainsi lorsque les reproches qui sont faits à un fonctionnaire concernent l'exercice d'un droit, tel le droit à la liberté de religion, qui a trait à l'un des domaines le plus intimes de l'individu. 45. La Commission relève qu'il n'a pas été contesté que le texte des dispositions en cause ait été suffisamment accessible et que tout militaire ait été à même de consulter ce texte. Cependant, la Commission doit également examiner non seulement si les dispositions concernant "la révocation pour actes d'indiscipline et attitude morale" étaient énoncées avec assez de précision pour être prévisibles afin de permettre au requérant de régler sa conduite en conséquence, et de prévoir, en s'entourant au besoin de conseils, les conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé, mais aussi si elles offraient une protection suffisante contre un usage arbitraire des pouvoirs conférés à la hiérarchie militaire. 46. La Commission observe à cet égard que trois membres de la Haute Cour administrative militaire ont estimé que l'inamovibilité des magistrats, tant civils que militaires, est protégée par l'article 139 de la Constitution et que cette disposition constitue une "lex specialis" par rapport aux autres dispositions de la Constitution (paragraphe 21 ci-dessus). 47. La Commission constate également que le requérant a été révoqué de son poste de magistrat par une décision émanant d'un organe administratif, en l'absence de tout contrôle judiciaire. Or, le texte des dispositions pertinentes et notamment des dispositions de la loi sur le personnel militaire et du réglement disciplinaire précisent qu'une procédure disciplinaire doit être engagée en vue de la révocation du personnel militaire. Cependant la Commission note qu'en l'occurrence aucune procédure disciplinaire n'a été engagée à l'encontre du requérant. 48. La Commission rappelle en outre que, antérieurement à sa révocation, le requérant n'a à aucun moment fait l'objet d'une quelconque mise en garde au titre des comportements et attitudes pouvant être considérés comme contraires au principe de laïcité de l'Etat turc et donc non conformes à la loi. De plus, ni dans les observations du Gouvernement ni dans les décisions rendues respectivement par le Haut Conseil des forces armées et par la Haute Cour administrative militaire il ne se trouve une indication précise quant à la nature des actes reprochés au requérant (paragraphe 39 ci- dessus). 49. La Commission estime que, dans ces conditions, la mesure litigieuse ne saurait être considérée comme "prévue par la loi" au sens de l'article 9 par. 2 (art. 9-2) de la Convention, car les dispositions pertinentes n'étaient ni suffisamment accessibles ni adéquates en matière de protection contre l'arbitraire. 50. Ayant conclu que l'ingérence constatée n'était pas "prévue par la loi", la Commission n'estime pas nécessaire de se prononcer de surcroît sur la question de savoir si la mesure litigieuse était "nécessaire dans une société démocratique à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui". CONCLUSION 51. La Commission conclut à l'unanimité, qu'il y a eu en l'espèce, violation de l'article 9 (art. 9) de la Convention. Le Secrétaire de la Le Président de la Commission Commission (H.C. KRÜGER) (S. TRECHSEL) ANNEXE I HISTORIQUE DE LA PROCEDURE Date Acte _______________________________________________________________________ 13 juillet 1992 Introduction de la requête 28 septembre 1992 Enregistrement de la requête Examen de la recevabilité 30 août 1993 Décision de la Commission de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur et d'inviter les parties à présenter des observations sur sa recevabilité et son bien-fondé 23 novembre 1993 Observations du Gouvernement 14 septembre 1994 Observations en réponse du requérant 10 janvier 1995 Décision de la Commission sur la recevabilité de la requête Examen du bien-fondé 2 février 1995 Transmission aux parties du texte de la décision sur la recevabilité. Invitation aux parties de soumettre des observations complémentaires sur le bien-fondé de la requête 8 mars 1995 Observations du requérant 21 avril 1995 Observations du Gouvernement 7 août 1995 Délibérations de la Commission sur le bien-fondé, vote final et adoption du rapport