QUATRIÈME SECTION

 

 

AFFAIRE LEYLA ŞAHİN c. TURQUIE

 

 

(Requête no 44774/98)

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

 

29 juin 2004

 

 

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT
LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

10/11/2005

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Leyla Şahin c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

        Sir    Nicolas Bratza, président,
        MM. M. Pellonpää,
                A. Pastor Ridruejo,
        Mme  E. Palm,
        MM. R. Türmen,
                M. Fischbach,
                J. Casadevall, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 2 juillet et 19 novembre 2002, 9 décembre 2003 et 8 juin 2004,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44774/98) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mlle Leyla Şahin (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 21 juillet 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante alléguait que l’interdiction du port du foulard islamique dans les établissements de l’enseignement supérieur constitue une violation des droits et libertés énoncés aux articles 8, 9, 10 et 14 de la Convention, ainsi qu’à l’article 2 du Protocole no 1.

3.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

4.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

6.  Par une décision du 2 juillet 2002, la chambre a déclaré la requête recevable.

7.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

8.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 19 novembre 2002 (article 59 § 3 du règlement).

 

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
MM.           Ş. Alpaslan,                                                agent,
       S. Güran,
       B. Yildiz,                                                             conseils,
Mmes D. Kilislioğlu,
       B. Özaydin,
       M. Gülşen,                                                  conseillères ;

–  pour la requérante
MM.           S. Grosz,                                                  conseil,
       H. Tuna,
       A. Selamet,
       M. Emery,
       M. Erbay,
       M. Özkaya,                                                     conseillers,
Mlle L. Şahın,                                                      la requérante.

 

La Cour a entendu en leurs déclarations Me Grosz, puis MM. Alpaslan et Güran.

9.  Tant la requérante (les 21 novembre 2002, 9 mai, 4 juillet et 25 septembre 2003) que le Gouvernement (les 5 et 18 mars, 7 et 13 novembre 2003) ont déposé des observations écrites et des éléments de preuve complémentaires (articles 59 §§ 1 et 4 et 60 du règlement). Le 11 décembre 2003, sans avoir fourni aucune explication, le Gouvernement a retiré du dossier les observations et les annexes qu’il avait soumises les 7 et 13 novembre 2003.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10.  La requérante est née en 1973 et vit à Vienne depuis 1999, l’année où elle a quitté Istanbul pour poursuivre ses études de médecine à la faculté de médecine de l’université de cette ville. Elle est issue d’une famille traditionnelle pratiquant la religion musulmane et elle porte le foulard islamique afin de respecter un précepte religieux.

A.  La circulaire du 23 février 1998

11.  Le 26 août 1997, la requérante, alors étudiante en cinquième année à la faculté de médecine de l’université de Bursa, s’inscrivit à la faculté de médecine de Cerrahpaşa de l’université d’Istanbul. Elle affirme avoir porté le foulard islamique pendant ses quatre années d’études de médecine à l’université de Bursa ainsi que pendant la période qui s’ensuivit et jusqu’en février 1998.

12.  Le 23 février 1998, le recteur de l’université d’Istanbul adopta une circulaire réglementant l’entrée des étudiants sur le campus universitaire. La partie pertinente de cette circulaire est libellée comme suit :

« En vertu de la Constitution, de la loi, des règlements, et conformément à la jurisprudence du Conseil d’Etat, de la Commission européenne des droits de l’homme et aux décisions adoptées par les comités administratifs des universités, les étudiantes ayant la « tête couverte » (portant le foulard islamique) et les étudiants portant la barbe (y compris les étudiants étrangers) ne doivent pas être acceptés aux cours, stages et travaux pratiques. En conséquence, le nom et le numéro des étudiantes revêtues du foulard islamique ou des étudiants barbus ne doivent pas être portés sur les listes de recensement des étudiants. Toutefois, si des étudiants dont le nom et le numéro ne figurent pas sur ces listes insistent pour assister aux travaux pratiques et entrer dans les salles de cours, il faut les avertir de la situation et s’ils ne veulent pas sortir, il faut relever leur noms et numéros et les informer qu’ils ne peuvent assister aux cours. S’ils persistent à ne pas vouloir sortir de la salle de cours, l’enseignant dresse un procès-verbal constatant la situation et son impossibilité à faire cours et il porte aussi d’urgence la situation à la connaissance des autorités de l’université pour sanction. »

13.  Conformément à la circulaire précitée, le 12 mars 1998, l’accès aux épreuves écrites du cours d’oncologie fut refusé à la requérante par les surveillants au motif qu’elle portait le foulard islamique. Par ailleurs, le 20 mars 1998, Mlle Şahin s’adressa au secrétariat de la chaire de traumatologie orthopédique pour son inscription administrative, qui lui fut refusée pour cause de port du foulard. De même, les 16 avril et 10 juin 1998, toujours pour le même motif, elle ne fut pas admise au cours de neurologie et aux épreuves écrites du cours de santé populaire.

B.  Le recours en annulation introduit par la requérante contre la circulaire du 23 février 1998

14.  Le 29 juillet 1998, la requérante introduisit un recours en annulation contre la circulaire du 23 février 1998. Dans son mémoire, elle soutenait que la circulaire en question et son application constituaient une atteinte à ses droits garantis par les articles 8, 9 et 14 de la Convention ainsi que par l’article 2 du Protocole no 1, dans la mesure où, d’une part, la circulaire n’avait pas de base légale et, d’autre part, le rectorat ne disposait pas de pouvoir de réglementation en la matière.

15.  Par un jugement rendu le 19 mars 1999, le tribunal administratif d’Istanbul débouta la requérante, considérant qu’en vertu de l’article 13 b) de la loi no 2547 relative à l’enseignement supérieur (paragraphe 50 ci-dessous), le recteur d’une université, en tant qu’organe exécutif d’un tel établissement, disposait d’un pouvoir réglementaire en matière de tenue vestimentaire des étudiants en vue d’assurer le maintien de l’ordre. Ce pouvoir réglementaire devait être exercé conformément à la législation pertinente ainsi qu’aux arrêts rendus par la Cour constitutionnelle et le Conseil d’Etat. Se référant à la jurisprudence constante de ces derniers, le tribunal administratif conclut que ni la réglementation litigieuse ni les mesures individuelles ne pouvaient être considérées comme illégales.

16.  Le 19 avril 2001, le Conseil d’Etat rejeta le pourvoi de la requérante.

C.  Les sanctions disciplinaires infligées à la requérante

17.  En mai 1998, une procédure disciplinaire fut engagée contre la requérante en vertu de l’article 6 a) du règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants (paragraphe 48 ci-dessous) en raison de l’inobservation par celle-ci des règles portant sur la tenue vestimentaire.

18.  Le 26 mai 1998, eu égard au fait que Mlle Şahin manifestait par son comportement la volonté de continuer à participer aux cours et/ou aux travaux pratiques en portant le foulard, le doyen de la faculté déclara que l’attitude de la requérante et le non-respect par celle-ci des règles portant sur la tenue vestimentaire ne seyaient pas à la dignité que nécessite la qualité d’étudiant. Il décida en conséquence de lui infliger un avertissement.

19.  Le 15 février 1999, un rassemblement non autorisé tendant à protester contre les règles portant sur la tenue vestimentaire eut lieu devant le décanat de la faculté de médecine de Cerrahpaşa.

20.  Le 26 février 1999, le doyen de la faculté entama une procédure disciplinaire dirigée entre autres contre la requérante en raison de sa participation au rassemblement en question. Le 13 avril 1999, après l’avoir entendue, le doyen de la faculté lui infligea une exclusion d’un semestre, en application de l’article 9 j) du règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants (paragraphe 48 ci-dessous).

21.  Le 10 juin 1999, la requérante introduisit un recours en annulation contre cette sanction disciplinaire devant le tribunal administratif d’Istanbul.

22.  Le 20 août 1999, l’université d’Istanbul présenta ses observations au sujet du recours de la requérante. Elle soutint notamment que la sanction litigieuse était légale dans la mesure où Mlle Şahin s’était vu exclure de la faculté pour un semestre en raison de sa participation à un rassemblement non autorisé.

23.  Le 30 novembre 1999, le recours introduit par la requérante tendant à obtenir l’annulation de la sanction en question fut rejeté par le tribunal administratif d’Istanbul, lequel considéra qu’au vu des pièces du dossier et de la jurisprudence établie en la matière, la mesure litigieuse ne pouvait être considérée comme illégale.

24.  A la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 4584, le 28 juin 2000, prévoyant l’amnistie des sanctions prononcées contre les étudiants et l’annulation des conséquences y relatives, toutes les sanctions disciplinaires infligées à la requérante furent amnistiées et toutes les conséquences y relatives effacées.

De même, le 28 septembre 2000, se fondant sur la loi précitée, le Conseil d’Etat décida qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le fond du pourvoi de la requérante contre l’arrêt du 30 novembre 1999.

25.  Entre-temps, le 16 septembre 1999, la requérante s’inscrivit à l’université de Vienne, où elle poursuivit ses études supérieures.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  La Constitution

26.  Les dispositions pertinentes de la Constitution sont libellées en ces termes :

Article 2

« La République de Turquie est un Etat de droit démocratique, laïque et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et reposant sur les principes fondamentaux énoncés dans le préambule. »

Article 4

« Les dispositions de l’article premier de la Constitution stipulant que la forme de l’Etat est celle d’une république, ainsi que les dispositions de l’article 2 relatives aux caractéristiques de la République et celles de l’article 3 ne peuvent être modifiées et leur modification ne peut être proposée. »

Article 10 § 1

« Tous les individus sont égaux devant la loi sans aucune discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, les croyances philosophiques, la religion, l’appartenance à un courant religieux ou d’autres motifs similaires. »

Article 14 § 1

« Les droits et libertés mentionnés dans la Constitution ne peuvent être exercés dans le but de porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat et l’unité de la nation, de mettre en péril l’existence de l’Etat turc et de la République, de supprimer les droits et libertés fondamentaux, de confier la direction de l’Etat à un seul individu ou à un groupe ou d’assurer l’hégémonie d’une classe sociale sur d’autres classes sociales, d’établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la religion ou l’appartenance à une organisation religieuse, ou d’instituer par tout autre moyen un ordre étatique fondé sur de telles conceptions et opinions. »

Article 24 §§ 1 et 4

« Chacun a droit à la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse. Les prières, les rites et les cérémonies religieux sont libres à condition de ne pas violer les dispositions de l’article 14. Nul ne peut être contraint de participer à des prières ou à des cérémonies et rites religieux ni de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses ; nul ne peut être blâmé ni inculpé à cause de ses croyances ou convictions religieuses.

(...)

Nul ne peut, de quelque manière que ce soit, exploiter la religion, les sentiments religieux ou les choses considérées comme sacrées par la religion, ni en abuser dans le but de faire reposer, même partiellement, l’ordre social, économique, politique ou juridique de l’Etat sur des préceptes religieux ou de s’assurer un intérêt ou une influence sur le plan politique ou personnel. »

B.  Historique et contexte

1.  Le principe de laïcité et le port de tenues religieuses

27.  La République turque s’est construite autour de la laïcité. Après la proclamation de la République le 29 octobre 1923, la séparation des sphères publique et religieuse fut obtenue par plusieurs réformes révolutionnaires : le 3 mars 1923, le califat fut aboli ; le 10 avril 1928, la disposition constitutionnelle selon laquelle l’islam était la religion d’Etat fut supprimée ; enfin, par une révision constitutionnelle intervenue le 5 février 1937, le principe de laïcité acquit valeur constitutionnelle (article 2 de la Constitution de 1924 et article 2 des Constitutions de 1961 et 1982 repris au paragraphe 26 ci-dessus).

28.  Dans la construction républicaine, le statut accordé aux droits des femmes, qui confère à celles-ci l’égalité dans la jouissance des droits individuels, constitue l’élément principal. Tout d’abord, le 17 février 1926, fut adopté le code civil, qui prévoit l’égalité des sexes dans la jouissance des droits civiques, notamment dans le domaine du divorce et de la succession. Ensuite, par une révision constitutionnelle du 5 décembre 1934 (article 10 de la Constitution du 1924), les droits politiques des femmes furent reconnus au même titre que ceux des hommes.

29.  A l’époque de l’empire ottoman, tant le pouvoir central que des groupements religieux imposaient aux individus le port d’une tenue spécifique en fonction de leur appartenance religieuse. Les réformes de la République portant sur la tenue vestimentaire s’inspiraient de l’évolution de la société au cours du XIXe siècle et visaient avant tout à créer un espace public libre où l’égalité était assurée à tous les citoyens sans distinction de religion ou de confession. La première disposition en la matière fut la loi no 671 du 28 novembre 1925 relative au port du chapeau, qui envisageait la tenue vestimentaire comme une question relative à la modernité. De même, le port d’un habit religieux, quelle que soit la religion ou la croyance concernée, fut interdit en dehors des lieux de culte et des cérémonies religieuses par la loi no 2596 du 3 décembre 1934 relative à la réglementation du port de certains vêtements.

30.  Par ailleurs, en vertu de la loi no 430 adoptée le 3 mars 1924 portant sur la fusion des services d’éducation, les écoles religieuses furent fermées et toutes les écoles furent rattachées au ministère de l’Education. Cette loi fait partie des lois ayant valeur constitutionnelle, protégées par l’article 174 de la Constitution turque.

31.  En Turquie, le port du foulard islamique à l’école et à l’université est un phénomène récent, qui s’est manifesté à partir des années 1980. Le sujet est largement débattu et continue à être l’objet de vifs débats dans la société turque. Pour les partisans du foulard islamique, il s’agit d’une obligation et/ou manifestation liées à l’identité religieuse, alors que, pour les autres, il est devenu un symbole de l’islam politique qui vise à instaurer un régime fondé sur les règles religieuses et qui menace la paix civile et les droits des femmes acquis au cours de la construction républicaine. Notamment, l’arrivée au pouvoir le 28 juin 1996 d’un gouvernement de coalition constitué par le Refah Partisi, de tendance islamiste, et le Doğru Yol Partisi, de tendance centre droit, a donné un aspect particulièrement politique à ce débat. L’ambiguïté de l’attachement aux valeurs démocratiques qui ressort des prises de position des dirigeants du Refah Partisi, y compris de celle du premier ministre de l’époque issu de ce parti, et des discours de ces dirigeants prônant un système multi-juridique fonctionnant selon des règles religieuses différentes pour chaque communauté religieuse, fut perçue dans la société comme une menace réelle contre les valeurs républicaines et la paix civile (voir aussi Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 42342/98, 41343/98 et 41344/98, CEDH 2003-II).

32.  A cet égard, il importe de souligner que dans deux arrêts rendus par la Cour constitutionnelle concernant la dissolution des partis politiques (arrêts du 9 janvier 1998 concernant la dissolution du Refah Partisi et du 22 juin 2001 concernant la dissolution du Fazilet Partisi), celle-ci a notamment eu égard à l’utilisation des symboles religieux à des fins politiques. Elle considéra que les prises de position des dirigeants de ces partis quant, entre autres, à la question du port du foulard islamique dans le secteur public et/ou dans les écoles révélaient l’intention de ceux-ci d’instaurer un régime fondé sur la charia.

2.  La réglementation de la tenue vestimentaire dans les établissements de l’enseignement supérieur et la jurisprudence constitutionnelle

33.  Le premier texte en la matière fut le règlement du 22 juillet 1981 adopté par le Conseil des ministres, lequel imposait une tenue vestimentaire simple, sans excès et contemporaine au personnel travaillant dans les organismes et institutions publics ainsi qu’aux agents et étudiants des établissements rattachés aux ministères. De même, selon ce règlement, les femmes, lors de l’exercice de leur fonction, et les étudiantes devaient être non voilées dans les établissements d’enseignement.

34.  Le 20 décembre 1982, une circulaire relative au port du foulard dans les établissements de l’enseignement supérieur fut adoptée par le Conseil de l’enseignement supérieur. Ce texte interdisait le port du foulard islamique dans les salles de cours. Le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 13 décembre 1984, confirma la légalité de cette réglementation et considéra que :

« Au-delà d’une simple habitude innocente, le foulard est en train de devenir le symbole d’une vision contraire aux libertés de la femme et aux principes fondamentaux de la République. »

35.  Le 10 décembre 1988 entra en vigueur l’article 16 provisoire de la loi no 2547 portant sur l’enseignement supérieur (« loi no 2547 »). La disposition en question était ainsi libellée :

« Une tenue ou une apparence contemporaine est obligatoire dans les locaux et couloirs des établissements de l’enseignement supérieur, écoles préparatoires, laboratoires, cliniques et polycliniques. Le port d’un voile ou d’un foulard couvrant le cou et les cheveux pour des raisons de conviction religieuse est libre. »

36.  Par un arrêt du 7 mars 1989 publié au Journal officiel le 5 juillet 1989, la Cour constitutionnelle déclara la disposition précitée contraire aux articles 2 (laïcité), 10 (égalité devant la loi) et 24 (liberté de religion) de la Constitution. De même, elle considéra que cette disposition ne saurait non plus se concilier avec le principe d’égalité des sexes qui se dégageait, entre autres, des valeurs républicaines et révolutionnaires (préambule et article 174 de la Constitution).

Dans leur arrêt, les juges constitutionnels expliquèrent tout d’abord que la laïcité avait acquis valeur constitutionnelle en raison de l’expérience historique du pays et des particularités de la religion musulmane par rapport aux autres religions, et qu’elle constituait l’une des conditions indispensables de la démocratie et le garant de la liberté de religion et du principe d’égalité devant la loi. La laïcité interdisait aussi à l’Etat de témoigner une préférence pour une religion ou croyance et, en conséquence, un Etat laïque ne pouvait pas invoquer la conviction religieuse dans sa fonction législative.

Soulignant le caractère inviolable de la liberté de religion, de conscience et de culte, les juges constitutionnels observèrent que cette liberté, qui ne pouvait pas être assimilée au port d’un habit religieux spécifique, garantissait avant tout la liberté d’adhérer ou non à une religion. Ils relevèrent que, en dehors du cadre intime réservé à l’individu, la liberté de manifester la religion pouvait être restreinte pour des raisons d’ordre public dans le but de préserver le principe de laïcité.

Selon les juges constitutionnels, chacun peut s’habiller comme il le veut. Il convient aussi de respecter les valeurs et traditions sociales et religieuses de la société. Toutefois, lorsqu’une forme de tenue est imposée aux individus par référence à une religion, celle-ci est perçue et présentée comme un ensemble de valeurs incompatible avec les valeurs contemporaines. Au surplus, en Turquie, où la majorité de la population est de confession musulmane, le fait de présenter le port du foulard islamique comme une obligation religieuse contraignante entraînerait une discrimination entre les pratiquants, les croyants non pratiquants et les non croyants en fonction de leur tenue et signifierait indubitablement que les personnes qui ne le portent pas sont contre la religion ou sans religion.

Les juges constitutionnels soulignèrent aussi que les étudiants doivent pouvoir travailler et se former ensemble dans un climat de sérénité, de tolérance et d’entraide sans que le port de signes d’appartenance à une religion les en empêche. Ils estimèrent que, indépendamment de la question de savoir si le foulard islamique était un précepte de la religion musulmane, la reconnaissance juridique d’un tel symbole religieux dans ces établissements n’était pas non plus compatible avec la neutralité de l’enseignement public, dans la mesure où une telle reconnaissance était de nature à générer des conflits entre les étudiants en fonction de leurs idées ou croyances religieuses.

37.  Le 25 octobre 1990 entra en vigueur l’article 17 provisoire de la loi no 2547. Il est ainsi libellé :

« A condition de ne pas être contraire aux lois en vigueur, la tenue est libre dans les établissements de l’enseignement supérieur. »

38.  Dans son arrêt du 9 avril 1991, publié au Journal officiel le 31 juillet 1991, la Cour constitutionnelle déclara la disposition précitée conforme à la Constitution, considérant qu’à la lumière des principes qui se dégagent de son arrêt du 7 mars 1989, celle-ci n’autorisait pas le port du foulard pour des motifs religieux dans les établissements de l’enseignement supérieur. Elle déclara notamment :

« Dans les établissements de l’enseignement supérieur, se couvrir le cou et les cheveux avec un voile ou un foulard pour des raisons de conviction religieuse est contraire aux principes de laïcité et d’égalité. Dans cette situation, la liberté vestimentaire dans les établissements de l’enseignement supérieur reconnue dans la disposition litigieuse « ne concerne pas les vêtements de caractère religieux ni le fait de se couvrir le cou et les cheveux avec un voile et un foulard » (...) La liberté reconnue par cet article [article 17 provisoire] est subordonnée à la condition de ne pas être contraire « aux lois en vigueur ». Or l’arrêt de la Cour constitutionnelle [du 7 mars 1989] établit que le fait de se couvrir le cou et les cheveux avec un foulard est avant tout contraire à la Constitution. Par conséquent, la condition énoncée à l’article précité de ne pas être contraire aux lois en vigueur place en dehors du champ d’application de la liberté vestimentaire le fait de « se couvrir le cou et les cheveux avec un foulard » (...) »

3.  Application à l’université d’Istanbul

39.  Créée au XVe siècle, l’université d’Istanbul forme un des principaux pôles d’enseignement supérieur public en Turquie. C’est une université laïque, composée de dix-sept facultés dont deux de médecine, à savoir la faculté de médecine de Cerrahpaşa et celle de Çapa, et de douze écoles supérieures. Elle accueille environ 50 000 étudiants.

40.  En 1994, à la suite d’une campagne de pétitions lancée par les étudiantes inscrites au programme de formation des sages-femmes de l’Ecole supérieure des métiers de la santé de l’université, le recteur diffusa une note d’information par laquelle il exposait le contexte dans lequel se situe la question du foulard islamique et le fondement juridique de la réglementation en la matière. Il déclara notamment :

« L’interdiction du port du foulard par les étudiantes inscrites au programme de formation des sages-femmes pendant les cours pratiques n’a pas pour objet de porter atteinte à leur liberté de conscience et de religion, mais d’agir conformément aux lois et règlements en vigueur. Lorsqu’elle exerce sa profession, une sage-femme ou une infirmière est en uniforme. Cet uniforme est décrit et identifié par les règlements adoptés par le ministère de la Santé (...) Les étudiantes qui souhaitent intégrer cette profession le savent. Imaginez une étudiante sage-femme avec un manteau à manches longues qui veut retirer un bébé d’une couveuse ou l’y installer ou qui assiste un médecin dans une salle d’opération ou dans une salle d’accouchement. »

41.  Considérant que la manifestation visant à obtenir l’autorisation de porter le foulard islamique dans tous les espaces de l’université tendait à prendre une tournure susceptible de porter atteinte à l’ordre et à la paix de l’université, de la faculté et de l’hôpital Cerrahpaşa ainsi que de l’Ecole supérieure des métiers de la santé, et invoquant notamment les droits des malades, le recteur pria les étudiants de respecter les règles relatives à la tenue vestimentaire.

42.  La décision concernant la tenue vestimentaire des étudiants et agents publics adoptée le 1er juin 1994 par la direction de l’université est rédigée comme suit :

« Dans les universités, la tenue vestimentaire est définie par les lois et règlements. La Cour constitutionnelle a rendu un arrêt empêchant le port d’une tenue religieuse dans les universités.

Cet arrêt vaut pour tous les étudiants de notre université ainsi que pour le personnel académique, administratif et autre, à tous les niveaux. En particulier, les infirmières, sages-femmes, médecins, vétérinaires sont tenus de respecter, au cours des travaux pratiques de santé et de science appliquée (travaux d’infirmerie, de laboratoire, de salle d’opération, de microbiologie), la réglementation portant sur la tenue vestimentaire telle que définie par les exigences scientifiques et la législation. Ceux qui ne se conforment pas à cette tenue vestimentaire ne seront pas acceptés aux travaux pratiques. »

43.  Le 23 février 1998, une circulaire régissant l’entrée des étudiants barbus et de ceux portant le foulard islamique, signée par le recteur de l’université d’Istanbul, fut diffusée (en ce qui concerne le texte de cette circulaire voir au paragraphe 12 ci-dessus).

44.  Après l’audience du 19 novembre 2002, la requérante produisit une lettre du 1er avril 2002 adressée par le Conseil de l’enseignement supérieur aux autorités universitaires pour les inviter à accepter la demande de congé présentée par les étudiants de confession juive pendant les fêtes des juives.

45.  Le 18 mars 2003, le Gouvernement soumit à la Cour la décision no 11 du 9 juillet 1998 adoptée par l’université d’Istanbul. Cette décision est rédigée en ces termes :

« 1.  Les étudiants de l’université d’Istanbul sont tenus de respecter les principes juridiques et les règles relatives à la tenue vestimentaire définies dans les décisions de la Cour constitutionnelle et des hauts organes judiciaires.

2.  Les étudiants de l’université d’Istanbul ne peuvent porter aucune tenue vestimentaire symbolisant ou manifestant une quelconque religion, confession, race, inclination politique ou idéologique dans aucun établissement et département de l’université d’Istanbul et dans aucun espace appartenant à cette université.

3.  Les étudiants de l’université d’Istanbul sont tenus de se conformer, dans les établissements et départements auxquels ils sont inscrits, aux règles qui prescrivent des tenues vestimentaires particulières pour des raisons liées à la profession.

4.  Les photographies remises par les étudiants de l’université d’Istanbul à leur établissement ou département [doivent être prises] de « face », « la tête et le cou découverts », doivent dater de moins de six mois et permettre d’identifier facilement l’étudiant.

5.  Ceux qui ont une attitude contraire aux points énoncés ci-dessus ou qui encouragent par leurs paroles, leurs écrits ou leurs activités une telle attitude feront l’objet d’une procédure en vertu des dispositions du règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants. »

4.  Le règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants

46.  Le règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants, publié au Journal officiel le 13 janvier 1985, prévoit cinq sanctions disciplinaires, à savoir l’avertissement, le blâme, l’exclusion temporaire d’une semaine à un mois, l’exclusion temporaire d’un à deux semestres et l’exclusion définitive.

47.  Le simple fait de porter le foulard islamique dans l’enceinte des universités n’est pas constitutif d’une infraction disciplinaire. Toutefois, le non-respect des règles relatives à la tenue vestimentaire peut entraîner l’application d’une autre disposition du règlement.

48.  En vertu de l’article 6 a) du règlement « le fait d’avoir un comportement et une attitude qui ne siéent pas à la dignité que nécessite la qualité d’élève » constitue un acte ou comportement appelant un avertissement. Un blâme sera infligé entre autres lorsqu’un étudiant a une attitude de nature à ébranler le sentiment d’estime et de confiance que nécessite la qualité d’étudiant ou lorsqu’il dérange l’ordre des cours, séminaires, travaux pratiques, en laboratoire ou en atelier (article 7 a) et e)). Un étudiant qui restreint directement ou indirectement la liberté d’apprendre et d’enseigner et qui a une attitude de nature à rompre le calme, la tranquillité et l’atmosphère de travail des établissements de l’enseignement supérieur ou qui se livre à des activités politiques dans un tel établissement est sanctionné par une exclusion temporaire allant d’une semaine à un mois (article 8 a) et c)). En vertu de l’article 9 j), le fait d’organiser ou de participer à des réunions non autorisée dans l’enceinte universitaire est puni d’une exclusion d’un à deux semestres.

49.  La procédure d’enquête disciplinaire est régie par les articles 13 à 34 du règlement en question. Selon les articles 16 et 33, les droits de défense des étudiants doivent être respectés et le conseil disciplinaire doit prendre en considération la raison qui a conduit l’étudiant à se livrer à une activité contraire au règlement. Par ailleurs, toutes les sanctions disciplinaires peuvent être soumises au contrôle des tribunaux administratifs.

5.  Le pouvoir réglementaire des recteurs des universités

50.  Les universités étant des personnes morales de droit public en vertu de l’article 130 de la Constitution, elles sont dotées d’une autonomie, sous le contrôle de l’Etat, qui se traduit par la présence à leur tête d’organes de direction, tel le recteur, disposant des pouvoirs dévolus par les lois.

L’article 13 de la loi no 2347, dans ses parties pertinents, est ainsi libellé :

« (...) b.  Pouvoirs, compétences et responsabilités du recteur :

1.  Présider les conseils de l’université, exécuter les décisions de ces derniers, examiner les propositions des conseils universitaires et prendre les décisions nécessaires, et assurer le fonctionnement coordonné des établissements rattachés à l’université ; (...)

5.  Assurer la surveillance et le contrôle des unités de l’université et de son personnel de tous niveaux.

C’est le recteur qui est principal compétent et responsable pour prendre, le cas échéant, des mesures de sécurité ; pour assurer la surveillance et le contrôle administratifs et scientifiques dans le fonctionnement de l’enseignement (...) »

51.  Dans la doctrine et la jurisprudence administratives, il est considéré que la compétence de contrôle et surveillance accordée au recteur par la disposition précitée lui reconnaît un pouvoir lui permettant, à côté des mesures individuelles, d’édicter des actes réglementaires. Ce pouvoir est soumis au principe de légalité et au contrôle du juge administratif. Quant aux sources de légalité, elles se trouvent tant dans les textes écrits (lois et Constitution) que dans le droit élaboré par les juges (jurisprudence des tribunaux administratifs et de la Cour constitutionnelle). De même, un acte réglementaire, édicté régulièrement, constitue lui-même une source de légalité et toute mesure individuelle d’application doit s’y conformer.

C.  La force contraignante de la motivation des arrêts de la Cour constitutionnelle

52.  Dans son arrêt du 27 mai 1999 (E. 1998/58, K. 1999/19), publié au Journal officiel le 4 mars 2000, la Cour constitutionnelle déclara notamment :

« Le législatif et l’exécutif sont liés tant par le dispositif des arrêts que par leur motivation dans son ensemble. Les arrêts, avec leur motivation, contiennent les critères d’appréciation des activités législatives et en définissent les lignes directrices. »

D.  Droit comparé

53.  Parmi les pays européens, le débat relatif au port du foulard islamique concerne plutôt les écoles publiques du primaire et du secondaire que des établissements de l’enseignement supérieur. Dans la communauté francophone de Belgique, alors que le port du foulard n’est encadré par aucune norme et que les conflits relatifs à cette question sont généralement réglés localement, plusieurs écoles publiques ne tolèrent pas le foulard islamique. Dans les affaires dont ils ont été saisis, les tribunaux belges ont toujours fait prévaloir les principes d’égalité et de neutralité de l’enseignement public sur la liberté religieuse et donné tort aux plaignantes et à leur famille.

54.  En France où la laïcité est considérée comme un des fondements des valeurs républicaines, le foulard islamique dans l’école publique a suscité un débat très vif. A la suite d’un avis émis par la Commission sur la laïcité à l’attention du Président de la République, le 10 février 2004, l’Assemblée nationale a adopté un projet de loi réglementant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publiques. L’article premier de cette loi est ainsi libellé :

« Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.

Le règlement intérieur rappelle que la mise en oeuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »

55.  En ce qui concerne les universités, la Commission sur la laïcité a privilégié le droit des étudiants à exprimer leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques. Toutefois, selon le rapport de cette commission, ces manifestations ne doivent pas conduire à transgresser les règles d’organisation des universités.

56.  Dans d’autres pays, parfois après un long débat juridique, l’enseignement public accepte en principe les jeunes filles musulmanes qui portent le foulard islamique (en Allemagne, aux Pays-Bas, en Suisse et au Royaume-Uni). Néanmoins, la situation juridique n’est pas uniforme. En Allemagne, où le débat se concentre depuis quelques années sur le port du foulard islamique par les enseignantes, la Cour constitutionnelle a indiqué le 24 septembre 2003 dans une affaire opposant l’une d’elles au Land de Bade-Wurtemberg que l’absence d’interdiction législative explicite permettait le port du foulard par les enseignantes. Au Royaume-Uni, le port du foulard islamique est admis dans la plupart des établissements d’enseignement et les rares conflits qui surviennent sont généralement réglés au sein de chaque établissement.

57.  Il apparaît que, dans plusieurs autres pays, le foulard islamique n’a encore jamais été le sujet d’une discussion juridique approfondie (en Suède, en Autriche, en Espagne, en République tchèque, en Slovaquie et en Pologne).

EN DROIT

I.  SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

58.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. D’après lui, la requérante n’ayant pas contesté la légalité de la réglementation concernant la tenue vestimentaire devant les tribunaux administratifs, elle ne peut pas être considérée comme ayant épuisé les voies de recours internes.

59.  Quant à la requérante, elle a fait valoir dans ses observations initiales l’absence de voie de recours efficace en raison d’une jurisprudence constante des tribunaux turcs.

60.  La Cour rappelle tout d’abord qu’elle a décidé le 2 juillet 2002 de déclarer l’affaire recevable et de joindre au fond la question de l’épuisement, au vu des pièces du dossier en sa possession.

61.  Par la suite, dans ses observations du 29 septembre 2003, la requérante a produit à la demande de la Cour les documents relatifs à un recours en annulation introduit le 29 juillet 1998 contre la circulaire du 23 février 1998 devant les juridictions internes (paragraphes 14-16 ci-dessus), et soutenu avoir épuisé les voies de recours internes. La Cour note que la requérante ne l’a pas informée de son recours interne précité avant l’examen de la recevabilité et de ce qu’elle avait fait l’objet de plusieurs mesures disciplinaires (paragraphes 19-24 ci-dessus).

62.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant a en principe l’obligation de se prévaloir des divers recours internes avant de saisir les organes de la Convention mais qu’il doit être loisible à ceux-ci de tolérer que le dernier échelon de ces recours soit atteint après le dépôt de la requête, pourvu que les voies de recours soient épuisées avant la décision sur la recevabilité (voir Ringeisen c. Autriche, arrêt du 16 juillet 1971, série A no 13, pp. 37-38, §§ 89-93, et Vgt Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 33, CEDH 2001-VI).

63.  Examinant les éléments soumis tardivement, la Cour conclut que la requérante, qui avait épuisé les voies de recours internes le 19 avril 2001 (paragraphe 16 ci-dessus), et ce avant la recevabilité, peut passer pour avoir satisfait aux exigences de l’article 35 § 1 de la Convention. Partant, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

64.  La requérante soutient que l’interdiction de porter le foulard islamique dans les établissements de l’enseignement supérieur constitue une atteinte injustifiée à son droit à la liberté de religion, notamment à son droit de manifester sa religion. Elle invoque l’article 9 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

65.  Le Gouvernement dément qu’il y ait eu pareil manquement. D’après lui, il n’y a eu aucune ingérence dans le droit de la requérante à exercer la liberté de religion. Même si tel était le cas, il affirme que cette ingérence serait justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention.

66.  La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (voir, entre autres, Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 17, § 3, et Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I).

Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 73, CEDH 2000-VII).

L’article 9 ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction et ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée par une conviction (voir, parmi plusieurs autres, Kalaç c. Turquie, arrêt du 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, p. 1209, § 27, Arrowsmith c. Royaume-Uni, no 7050/75, décision de la Commission du 12 octobre 1978, Décisions et Rapports (DR) 19, p. 5, et C. c. Royaume-Uni, no 10358/83, décision de la Commission du 15 décembre 1983, DR 37, p. 142).

67.  La Cour doit rechercher s’il y a eu ingérence dans le droit de la requérante au titre de l’article 9 et, dans l’affirmative, si cette ingérence était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime et « était nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 9 § 2 de la Convention.

A.  Sur l’existence d’une ingérence

68.  La requérante déclare que son habillement doit être traité comme l’observance d’une règle religieuse, qu’elle considère comme une « pratique reconnue ». Elle soutient que la restriction litigieuse et son exclusion de l’université d’Istanbul qui s’est ensuivie constituent une ingérence manifeste dans son droit à la liberté de manifester sa religion.

69.  Le Gouvernement conteste cette thèse et soutient que la réglementation des universités découlait tant des règles du droit interne en matière de tenue vestimentaire des étudiants que des principes du droit international. Il fait valoir que l’article 9 de la Convention ne confère pas le droit d’invoquer ses convictions pour refuser de se soumettre à une législation dont la Convention prévoit la mise en œuvre et qui s’applique de manière générale et neutre dans le domaine public.

70.  La Cour relève tout d’abord que, selon les éléments du dossier, la requérante n’a aucunement fait l’objet d’une procédure disciplinaire aboutissant à son exclusion définitive en raison du non-respect des règles portant sur la tenue vestimentaire. Il y a également lieu d’observer que celle-ci ne se plaint pas des sanctions disciplinaires qui lui ont été infligées, lesquelles ont été par la suite annulées le 28 juin 2000 (paragraphe 24 ci-dessus). L’objet de la présente requête porte donc uniquement sur une mesure générale, à savoir la circulaire du 23 février 1998, adoptée par l’université d’Istanbul, et sur son application en l’espèce.

71.  Selon la requérante, en revêtant un foulard, elle obéit à un précepte religieux et, par ce biais, manifeste sa volonté de se conformer strictement aux obligations de la religion musulmane. Dès lors, l’on peut considérer qu’il s’agit d’un acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction et, sans se prononcer sur la question de savoir si cet acte, dans tous les cas, constitue l’accomplissement d’un devoir religieux, la Cour partira du principe que la réglementation litigieuse, qui soumet le port du foulard islamique à des restrictions de lieu et de forme dans les universités, a constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante du droit de manifester sa religion.

B.  « Prévue par la loi »

72.  La requérante soutient que l’interdiction du port du foulard dans l’enceinte de l’université n’a aucune base légale, car elle est fondée sur une interprétation erronée de la jurisprudence constitutionnelle par les autorités universitaires. Elle fait observer que, dans son arrêt du 9 avril 1991, la Cour constitutionnelle n’a pas déclaré inconstitutionnelle une disposition qui pose le principe de la liberté vestimentaire. Selon elle, en droit constitutionnel turc, la motivation développée par la Cour constitutionnelle pour appuyer sa conclusion n’a pas de valeur juridique.

De même, d’après elle, la pratique non uniforme des autorités des universités de Bursa et d’Istanbul rend la règle « imprévisible ».

73.  Le Gouvernement conteste la thèse de la requérante.

74.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression « prévue par la loi » impose non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi vise la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible (voir, parmi plusieurs autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V).

75.  En l’espèce, la Cour relève que la circulaire du 23 février 1998, qui interdisait aux étudiants barbus ou voilés l’accès aux cours, stages et travaux pratiques, constitue un texte réglementaire émanant du recteur de l’université d’Istanbul. Il ne fait pas de doute que ce dernier, organe exécutif de l’université, disposait d’un tel pouvoir dans le respect du principe de légalité (paragraphes 15, 50 et 51 ci-dessus). Selon la requérante, toutefois, ce texte n’est pas compatible avec l’article 17 provisoire de la loi no 2547, dans la mesure où cette disposition législative n’interdisait pas le port du foulard islamique.

76.  La Cour doit donc rechercher si l’article 17 provisoire de la loi no 2547 peut constituer le fondement légal de la circulaire en question. Elle rappelle à cet égard qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et appliquer le droit interne (Kruslin c. France, arrêt du 24 avril 1990, série A no 176-A, p. 21, § 29). Or, les tribunaux administratifs, pour écarter le moyen tiré de l’illégalité du texte réglementaire, se sont appuyés sur la jurisprudence constante du Conseil d’Etat et de la Cour constitutionnelle (paragraphe 15 ci-dessus).

77.  Par ailleurs, en ce qui concerne l’expression « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention, la Cour rappelle avoir toujours entendu le terme « loi » dans son acception « matérielle » et non « formelle » ; elle y a inclus à la fois du « droit écrit », comprenant aussi bien des textes de rang infralégislatif (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, arrêt du 18 juin 1971, série A no 12, p. 45, § 93) que des actes réglementaires pris par un ordre professionnel, par délégation du législateur, dans le cadre de son pouvoir normatif autonome (Bartold c. Allemagne, arrêt du 25 mars 1985, série A no 90, p. 21, § 46) et le « droit non écrit ». La « loi » doit se comprendre comme englobant le texte écrit et le « droit élaboré » par les juges (voir, entre autres, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, p. 30, § 47 et Kruslin, précité, § 29 in fine, et Casado Coca c. Espagne, arrêt du 24 février 1994, série A no 285-A, p. 18, § 43). Le droit turc considère ce dernier comme une source de légalité (paragraphe 51 ci-dessus). En résumé, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété.

78.  Il convient dès lors d’examiner la question sur la base non seulement du libellé de l’article 17 provisoire de la loi no 2547, mais aussi du droit jurisprudentiel. Dans cette optique, la prévisibilité de la loi en question ne soulève aucun problème : il ressort de l’arrêt du 9 avril 1991 de la Cour constitutionnelle que le fait d’autoriser les étudiantes à « se couvrir le cou et les cheveux avec un voile ou un foulard pour des raisons de conviction religieuse » dans les universités était contraire à la Constitution (paragraphe 38 ci-dessus).

La jurisprudence précitée de la Cour constitutionnelle, ayant force contraignante (paragraphe 52 ci-dessus) et étant accessible dès lors qu’elle avait été publiée au Journal officiel le 31 juillet 1991 (paragraphe 38 ci-dessus), complétait la lettre de l’article 17 provisoire et s’appuyait sur sa propre jurisprudence antérieure (paragraphe 36 ci-dessus). Au surplus, depuis de longues années déjà, le Conseil d’Etat considérait que le port du foulard islamique n’était pas compatible avec les principes fondamentaux de la République (paragraphe 34 ci-dessus).

79.  Quant à l’application faite par l’université d’Istanbul du texte en question, il est hors de doute que le port du foulard islamique était réglementé bien avant que Mlle Şahin s’y inscrivît. Comme en témoignent la décision du 1er juin 1994 de l’université d’Istanbul et la note d’information de 1994 du recteur de cette université (paragraphes 40-42 ci-dessus), les étudiants, en particulier ceux qui suivent des études de santé, telle la requérante, étaient tenus de se conformer aux règles établies en matière de tenue vestimentaire. Ces règles interdisaient clairement le port d’une tenue religieuse, y compris le foulard islamique, au cours des travaux pratiques de santé et de science appliquée.

80.  Pour ce qui est de l’absence d’application uniforme dans les universités de Bursa et d’Istanbul, la Cour considère qu’elle est appelée à examiner une mesure générale adoptée par l’université d’Istanbul et son application à la lumière des éléments du dossier et des arguments des parties, mais qu’elle ne saurait apprécier dans l’abstrait la pratique de l’une ou l’autre université. Il lui suffit à ce stade de son examen de déterminer si les exigences découlant de l’expression « prévue par la loi » étaient remplies. Le reste des arguments se rapporte plutôt à la question de la « nécessité » de l’ingérence incriminée, laquelle sera examinée séparément (paragraphes 111-113 ci-dessous).

81.  Dans ces conditions, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse avait une base légale en droit turc. La loi était aussi accessible et libellée avec suffisamment de précision pour satisfaire à l’exigence de prévisibilité. En effet, la requérante pouvait prévoir, dès son entrée à l’université d’Istanbul, que le port du foulard islamique par les étudiantes était réglementé et, à partir du 23 février 1998, qu’elle risquait de se voir refuser l’accès aux cours si elle persistait à porter le foulard.

C.  But légitime

82.  Pour le Gouvernement, l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts légitimes : le maintien de l’ordre public dans les universités, la sauvegarde du principe de laïcité et la protection des droits et libertés d’autrui.

83.  La requérante admet que l’ingérence litigieuse peut passer pour compatible avec les buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 9 de la Convention, compte tenu de l’importance de la sauvegarde du principe de laïcité et de la neutralité des universités en Turquie.

84.  Eu égard aux circonstances de la cause et aux termes des décisions des juridictions internes, la Cour conclut que la mesure incriminée poursuivait pour l’essentiel les buts légitimes que sont la protection des droits et libertés d’autrui et la protection de l’ordre.

D.  « Nécessaire dans une société démocratique »

1.  Thèses des comparants

a)  La requérante

85.  La requérante soutient que l’ingérence dans son droit à la liberté de manifester sa religion, eu égard à ses objet, nature et étendue, revêtait une extrême gravité et demandait à être justifiée par des raisons particulièrement sérieuses. Elle explique qu’elle est une musulmane pratiquante, et qu’elle porte le foulard islamique en raison de sa croyance religieuse selon laquelle une femme musulmane doit se couvrir la tête et le cou. Elle n’a ni formulé une opinion ni fait une déclaration ou protestation sur les principes constitutionnels de l’Etat turc, y compris le principe de laïcité. La manière dont elle se conforme à une prescription religieuse n’a pas de caractère ostentatoire ou revendicatif et ne constitue pas un acte de pression, de provocation ou de prosélytisme.

86.  Par ailleurs, invoquant ses quatre années d’études à l’université de Bursa et la période qui se situe entre septembre 1997 et février 1998, Mlle Şahin soutient que le Gouvernement n’a pas démontré comment le fait qu’elle soit voilée a causé un dérangement, une perturbation ou une menace à l’ordre public devant régner dans les établissements de l’enseignement supérieur. L’intéressée ajoute qu’en Turquie, il n’existait aucun établissement de l’enseignement ou université où elle pouvait poursuivre ses études supérieures, en étant revêtue du foulard islamique.

87.  La requérante affirme que la société turque – profondément attachée au principe de laïcité – se déclare dans son immense majorité contre un régime théocratique et n’est pas contre le foulard islamique. A ses yeux, l’interdiction litigieuse ne visait pas à préserver le caractère neutre et laïc des établissements de l’enseignement. Le foulard islamique ne constitue pas un défi aux valeurs républicaines ou aux droits d’autrui et ne saurait être considéré en soi comme incompatible avec les principes de laïcité et de neutralité de l’enseignement. Ces deux principes ne peuvent pas être interprétés de sorte que tous les signes religieux soient interdits dans les établissements scolaires. La pratique adoptée par les pays européens en donne plusieurs exemples.

88.  Selon l’intéressée, lorsque des tensions risquent d’apparaître au sein d’une société – une des conséquences inévitables du pluralisme –, le rôle des autorités en pareilles circonstances ne consiste pas à éliminer la cause des tensions en supprimant le pluralisme mais à veiller à ce que les groupes concurrents se tolèrent les uns les autres. Elle dénonce à cet égard une pratique discriminatoire à l’égard des femmes musulmanes. Elle rappelle que le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les Etats n’appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes (voir Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000‑IV). Selon elle, les étudiantes musulmanes se trouvent dans une situation différente des autres étudiants et doivent en conséquence bénéficier d’un traitement différent. Par ailleurs, elle soutient que la restriction du port des symboles religieux ne s’applique pas de manière uniforme. Le Gouvernement n’a apporté aucune preuve donnant à penser que les étudiants autres que les musulmans ont été l’objet d’une procédure disciplinaire. De même, le port de la kippa par les étudiants de confession juive ou du crucifix par les étudiants chrétiens n’est pas interdit. A ses yeux, la lettre du 1er avril 2002 du Conseil de l’enseignement supérieur par laquelle ce dernier invite les autorités des universités à accepter la demande de congé présentée par les étudiants de confession juive pendant les fêtes de cette religion (paragraphe 44 ci-dessus) constitue une illustration de l’application discriminatoire de la pratique des autorités universitaires.

89.  La requérante en déduit que la mesure litigieuse ne répondait pas à un besoin social impérieux et n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

b)  Le Gouvernement

90.  Le Gouvernement fait d’abord observer que la liberté de manifester la religion n’est pas un droit illimité. En examinant les cas concrets, les juridictions nationales ou supranationales ont toujours pris en considération le caractère séculier de l’Etat en question, la nature de la pratique religieuse et les mesures prises en vue de préserver la neutralité du service public.

91.  Il soutient que le principe de laïcité est une condition préliminaire d’une démocratie pluraliste et libérale et que certaines conditions rendent le principe de laïcité particulièrement important pour la Turquie par rapport aux autres démocraties. Selon lui, le fait que la Turquie soit le seul pays musulman adhérant à une démocratie libérale au sens des pays occidentaux s’explique par l’application stricte du principe de laïcité dans le pays. Il ajoute que la protection de l’Etat laïque est une condition sine qua non de l’application de la Convention en Turquie.

92.  Le Gouvernement analyse également l’argument de la requérante selon lequel le foulard islamique est un devoir imposé par le Coran. Tout d’abord, selon lui, le devoir religieux et la liberté sont deux concepts différents et difficilement conciliables. La première notion appelle, de par sa nature, une soumission de la personne à des règles divines et immuables, alors que la liberté présuppose que le maximum de facultés et de choix soient laissés aux individus. Ensuite, il souligne qu’en tant que tel, le foulard présente pour une femme musulmane des caractéristiques diverses selon les pays et les régimes. Le bandana, laissant les cheveux partiellement visibles, est porté par les femmes modernes pendant les funérailles ou par les femmes dans les campagnes. La bourca [désigne le voile intégral couvrant l’ensemble du corps et du visage] portée par les femmes afghanes était une obligation imposée pendant la période des Talibans en vertu de leur interprétation de l’islam. On constate également le port du tchador ou de l’abaya [voile de couleur noire couvrant tout le corps, des cheveux aux chevilles] dans les pays arabes ou en Iran. Il est difficile de concilier toutes ces variantes de tenue dérivées de la même règle religieuse avec le principe de neutralité de l’enseignement public.

93.  Le Gouvernement fait valoir également que le port du foulard islamique n’est interdit ni dans les espaces privés ni dans des espaces communs. A l’extérieur des établissements scolaires, les élèves peuvent le porter. Toutefois, dans le domaine de l’enseignement public, qui est considéré comme un service public, le principe de laïcité, dont le principe de neutralité fait partie intégrante, s’applique. Il soutient que, dans le contexte de la Turquie et à la lumière de l’argumentation des juridictions turques, il est avéré que le foulard islamique est devenu un signe couramment dévoyé par les mouvements fondamentalistes religieux à des fins politiques et constitue une menace pour les droits des femmes.

94.  Selon le Gouvernement, la demande consistant à obtenir la reconnaissance juridique de l’autorisation du port du foulard islamique dans le cadre du service public équivaut à une demande de privilège en faveur d’une religion, qui entraînera en conséquence un statut multijuridique considéré par la Cour comme contraire à la Convention (Refah Partisi et autres, précité, § 119). A cet égard, il souligne que les dispositions de la charia concernant, entre autres, le droit pénal, les supplices en tant que sanctions pénales et le statut des femmes ne seraient aucunement compatibles avec le principe de laïcité et la Convention.

95.  En ce qui concerne Mlle Şahin, le Gouvernement souligne que l’intéressée a choisi de poursuivre des études de médecine, un domaine où les exigences d’hygiène seraient indubitablement en contradiction avec une approche religieuse conservatrice qui imposerait un comportement discriminatoire à l’égard des patients de sexe masculin.

96.  A l’audience, le 19 novembre 2002, le Gouvernement a notamment souligné que les autorités de l’université d’Istanbul ont réglementé de manière préventive l’accès des étudiants barbus et des étudiantes voilées à l’enceinte universitaire, à la suite de plaintes déposées par d’autres étudiants qui dénonçaient les pressions exercées par des étudiants membres de mouvements fondamentalistes religieux. Pour ce faire, ces autorités ont eu également égard au fait que, par le passé, cette université a été le théâtre de violentes confrontations entre différents groupes radicaux. En réglementant le port de signes religieux, elles visaient à préserver la neutralité de leur établissement.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Les principes pertinents

97.  Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis, précité, p. 18, § 33).

98.  La Cour rappelle que, dans les décisions Karaduman c. Turquie (no 16278/90, décision de la Commission du 3 mai 1993, DR 74, p. 93) et Dahlab c. Suisse (no 42393/98, CEDH 2001‑V), les organes de la Convention ont considéré que, dans une société démocratique, l’Etat peut limiter le port du foulard islamique, si le port de celui-ci nuit à l’objectif visé de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre et de la sécurité publique. Dans le cadre de l’affaire Dahlab précitée concernant une enseignante chargée d’une classe d’enfants en bas âge, elle a notamment mis l’accent sur le « signe extérieur fort » que représente le port du foulard par celle-ci et s’est interrogée sur l’effet prosélytique que peut avoir le port d’un tel symbole dès lors qu’il semble être imposé aux femmes par une prescription coranique difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes.

99.  De même, la Cour rappelle avoir souligné que le principe de laïcité était assurément l’un des principes fondateurs de l’Etat turc qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie (Refah Partisi et autres, précité, § 93). Dans un pays comme la Turquie, où la grande majorité de la population adhère à une religion précise, des mesures prises dans les universités en vue d’empêcher certains mouvements fondamentalistes religieux d’exercer une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas la religion en cause ou sur ceux adhérant à une autre religion peuvent être justifiées au regard de l’article 9 § 2 de la Convention. Dans ce contexte, des universités laïques peuvent réglementer la manifestation des rites et des symboles de cette religion, en apportant des restrictions de lieu et de forme, dans le but d’assurer la mixité des étudiants de croyances diverses et de protéger ainsi l’ordre public et les croyances d’autrui (Refah Partisi et autres, précité, § 95).

100.  La Cour rappelle en même temps le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Selon sa jurisprudence constante, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, § 48). Il appartient à ces autorités d’évaluer en premier lieu la « nécessité » d’une ingérence, tant en ce qui concerne le cadre législatif que les mesures d’application particulières. Même si lesdites autorités bénéficient en ce sens d’une certaine marge d’appréciation, leur décision reste soumise au contrôle de la Cour, qui doit en vérifier la conformité avec les exigences de la Convention (voir, mutatis mutandis, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 101, CEDH 2003-VIII).

101.  Pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation laissée aux États, il faut garder à l’esprit l’importance de la nature du droit garanti par la Convention et des actes soumis à des restrictions comme de la finalité de ceux-ci (voir, mutatis mutandis, Hatton et autres, précité, § 101 et Buckley c. Royaume-Uni, arrêt du 25 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1292, § 76). Lorsque des questions sur les rapports entre l’Etat et les religions se trouvent en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un Etat démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle de décideur national (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, § 84 et Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1958, § 58). Dans ce cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu : les droits et libertés d’autrui, la paix civile, les impératifs de l’ordre public et le pluralisme (voir, mutatis mutandis, Kokkinakis, précité, § 31, Manoussakis et autres c. Grèce, arrêt du 26 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1364, § 44, et Casado Coca, précité, § 55).

102.  Une marge d’appréciation s’impose spécialement lorsque les Etats contractants réglementent le port des symboles religieux dans les établissements d’enseignement, étant donné que la réglementation en la matière varie d’un pays à l’autre en fonction des traditions nationales (paragraphes 53-57 ci-dessus) et que les pays européens n’ont pas une conception uniforme des exigences afférentes à « la protection des droits d’autrui » et à « l’ordre public » (Wingrove, précité, § 58 ; Casado Coca, précité, § 55). Il convient à cet égard de rappeler que le domaine de l’enseignement appelle de par sa nature un pouvoir réglementaire (voir, mutatis mutandis, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 23, p. 26, § 53, X c. Royaume-Uni, no 8160/78, décision de la Commission du 12 mars 1981, DR 22, p. 27, et 40 mères de famille c. Suède, no 6853/74, décision de la Commission du 9 mars 1977, DR 9, p. 27). Bien entendu, cela n’exclut pas un contrôle européen, d’autant plus qu’une telle réglementation ne doit jamais entraîner d’atteinte au principe de pluralisme, ni se heurter à d’autres droits consacrés par la Convention, ni supprimer totalement la liberté de manifester la religion ou la conviction (voir, mutatis mutandis, Affaire « Relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique, arrêt du 23 juillet 1968, série A no 6, p. 32, § 5, et Yanasik c. Turquie, no 14524/89, décision de la Commission du 6 janvier 1993, DR 74, p. 14).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

103.  Pour apprécier la « nécessité » de l’ingérence que constitue la réglementation du 23 février 1998, qui soumet le port du foulard islamique par les étudiantes, telle Mlle Şahin, à des restrictions de lieu et de forme dans l’enceinte universitaire, il faut la situer dans son contexte juridique et social et l’examiner à la lumière des circonstances de la cause. Compte tenu des principes applicables en l’espèce, la tâche de la Cour se limite en l’occurrence à déterminer si les motifs sur lesquels est fondée cette ingérence étaient pertinents et suffisants et si les mesures prises au niveau national étaient proportionnées aux buts poursuivis.

104.  Il importe tout d’abord d’observer que l’ingérence litigieuse était fondée notamment sur deux principes, la laïcité et l’égalité, qui se renforcent et se complètent mutuellement (paragraphes 34 et 36 ci-dessus).

105.  Dans leur arrêt du 7 mars 1989, les juges constitutionnels ont estimé que la laïcité en Turquie constituait entre autres le garant des valeurs démocratiques et des principes d’inviolabilité de la liberté de religion pour autant qu’elle relève du for intérieur, et de l’égalité des citoyens devant la loi (paragraphe 36 ci-dessus). Ce principe protège aussi les individus des pressions extérieures. Selon ces juges, par ailleurs, la liberté de manifester la religion pouvait être restreinte dans le but de préserver ces valeurs et principes.

106.  Une telle conception de la laïcité paraît à la Cour être respectueuse des valeurs sous-jacentes à la Convention et elle constate que la sauvegarde de ce principe peut être considérée comme nécessaire à la protection du système démocratique en Turquie.

107.  La Cour note en outre que le système constitutionnel turc met l’accent sur la protection des droits des femmes (paragraphe 28 ci-dessus). L’égalité entre les sexes, reconnue par la Cour européenne comme l’un des principes essentiels sous-jacents à la Convention et un objectif des Etats membres du Conseil de l’Europe (voir, par exemple, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985, série A no 77, p. 38, § 78, Schuler-Zgraggen c. Suisse, arrêt du 24 juin 1993, série A no 263, pp. 21–22, § 67, Burghartz c. Suisse, arrêt du 22 février 1994, série A no 280-B, p. 27, § 27, Van Raalte c. Pays-Bas, arrêt du 21 février 1997, Recueil 1997-I, p. 186, § 39 in fine, et Petrovic c. Autriche, arrêt du 27 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 587, § 37), a également été considérée par la Cour constitutionnelle turque comme un principe implicitement contenu dans les valeurs inspirant la Constitution (voir paragraphe 36 ci-dessus).

108.  En outre, à l’instar des juges constitutionnels (paragraphe 36 ci-dessus), la Cour estime que, lorsque l’on aborde la question du foulard islamique dans le contexte turc, on ne saurait faire abstraction de l’impact que peut avoir le port de ce symbole, présenté ou perçu comme une obligation religieuse contraignante, sur ceux qui ne l’arborent pas. Entrent en jeu notamment, comme elle l’a déjà souligné (Karaduman, décision précitée, et Refah Partisi et autres, précité, § 95), la protection des « droits et libertés d’autrui » et le « maintien de l’ordre public » dans un pays où la majorité de la population, manifestant un attachement profond aux droits des femmes et à un mode de vie laïque, adhère à la religion musulmane. Une limitation en la matière peut donc passer pour répondre à un « besoin social impérieux » tendant à atteindre ces deux buts légitimes, d’autant plus que, comme l’indiquent les juridictions turques (paragraphes 32 et 34 ci-dessus), ce symbole religieux avait acquis au cours des dernières années en Turquie une portée politique.

109.  La Cour ne perd pas de vue qu’il existe en Turquie des mouvements politiques extrémistes qui s’efforcent d’imposer à la société toute entière leurs symboles religieux et leur conception de la société, fondée sur des règles religieuses (paragraphes 31-32 ci-dessus). Elle rappelle avoir déjà dit que chaque Etat contractant peut, en conformité avec les dispositions de la Convention, prendre position contre de tels mouvements politiques en fonction de son expérience historique (Refah Partisi et autres, précité, § 124). La réglementation litigieuse se situe donc dans un tel contexte et elle constitue une mesure destinée à atteindre les buts légitimes énoncés ci-dessus et à protéger ainsi le pluralisme dans un établissement universitaire.

110.  Vu le contexte décrit ci-dessus, c’est le principe de laïcité, tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle (voir paragraphe 36 ci-dessus), qui est la considération primordiale ayant motivé l’interdiction du port d’insignes religieux dans les universités. Dans un tel contexte, où les valeurs de pluralisme, de respect des droits d’autrui et, en particulier, d’égalité des hommes et des femmes devant la loi sont enseignées et appliquées dans la pratique, on peut comprendre que les autorités compétentes considèrent comme contraire à ces valeurs d’accepter le port d’insignes religieux y compris, comme en l’espèce, que les étudiantes se couvrent la tête d’un foulard islamique dans les locaux universitaires.

111.  La requérante critique l’attitude des autorités universitaires lors de l’application des mesures en question (paragraphes 86-89 ci-dessus). La Cour observe toutefois qu’il n’est pas contesté que dans les universités turques, les étudiants musulmans pratiquants, dans les limites apportées par les exigences de l’organisation de l’enseignement public, peuvent s’acquitter des obligations qui constituent les formes habituelles par lesquelles un musulman pratique sa religion. Elle note par ailleurs que la décision du 9 juillet 1998 adoptée par l’université d’Istanbul (paragraphe 45 ci-dessus) met sur un pied d’égalité toutes sortes de tenues vestimentaires symbolisant ou manifestant une quelconque religion ou confession et les interdit dans l’enceinte universitaire.

112.  Au demeurant, comme cela a été souligné ci-dessus (paragraphe 78), il est hors de doute que le foulard islamique était considéré comme incompatible avec la Constitution par les juridictions turques et que le port de celui-ci était réglementé dans l’enceinte universitaire depuis de longues années déjà (paragraphes 33, 34 et 42 ci-dessus). Cela étant, si certaines universités ont appliqué plus ou moins strictement les règles en vigueur en fonction du contexte et des particularités des formations proposées, une telle pratique ne saurait les priver de leur justification. Cela ne signifie pas davantage que les autorités universitaires ont renoncé à leur pouvoir réglementaire découlant de la loi, des règles d’organisation de l’institution universitaire et des exigences de la formation en question. De même, quelle que soit la politique adoptée par les universités en la matière, il y a lieu de noter que les actes réglementaires des universités concernant le port d’insignes religieux et les mesures individuelles d’application sont soumis au contrôle des juges administratifs (paragraphe 51 ci-dessus).

113.  Par ailleurs, avant l’adoption de la circulaire du 23 février 1998, le port du foulard islamique par certaines étudiantes avait déjà suscité un long débat (paragraphes 31, 33-38 ci-dessus). Lorsque cette question s’est posée en 1994 à l’université d’Istanbul dans le cadre des formations de santé, les autorités universitaires ont rappelé aux étudiantes les principes applicables en la matière (paragraphes 40-42 ci-dessus). L’on constate que tout au long de ce processus décisionnel, les autorités universitaires ont cherché à adapter leur attitude à l’évolution du contexte pour ne pas fermer les portes de l’université aux étudiantes revêtues du foulard islamique, en gardant le dialogue avec celles-ci tout en veillant au maintien de l’ordre public dans l’enceinte de leur établissement.

114.  Eu égard à ce qui précède et compte tenu notamment de la marge d’appréciation laissée aux États contractants, la Cour conclut que la réglementation de l’université d’Istanbul, qui soumet le port du foulard islamique à des restrictions, et les mesures d’application y afférentes, étaient justifiées dans leur principe et proportionnées aux buts poursuivis et pouvaient donc être considérées comme « nécessaires dans une société démocratique ».

115.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 10, DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION, ET DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1

116.  La requérante allègue que l’interdiction du port du foulard islamique dans les établissements de l’enseignement supérieur a emporté violation de son droit protégé par l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

De même, selon elle, l’interdiction de porter le foulard islamique oblige les étudiantes à choisir entre la religion et l’éducation, et opère une discrimination entre croyants et non croyants. Il s’agit là, à ses yeux, d’une atteinte injustifiée à son droit garanti par l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9.

Enfin, elle dénonce également une violation des articles 8 et 10 de la Convention.

117.  La Cour estime que nulle question distincte ne se pose sous l’angle des autres dispositions invoquées par la requérante, les circonstances pertinentes étant les mêmes que pour l’article 9, au sujet duquel elle a conclu à la non-violation.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1.  Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ;

 

2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention ;

 

3.  Dit que nulle question distincte ne se pose sous l’angle des articles 8 et 10, de l’article 14 combiné avec l’article 9 de la Convention, ainsi que de l’article 2 du Protocole no 1.

Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi, puis communiqué par écrit le 29 juin 2004, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Michael O’Boyle                                                   Nicolas Bratza
      Greffier                                                                 Président