QUATRIÈME
SECTION
AFFAIRE LEYLA
ŞAHİN c. TURQUIE
(Requête no
44774/98)
ARRÊT
STRASBOURG
29 juin 2004
CETTE
AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT
LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE
10/11/2005
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches
de forme.
En l’affaire Leyla Şahin c.
Turquie,
La Cour
européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre
composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
MM. M. Pellonpää,
A. Pastor Ridruejo,
Mme E. Palm,
MM. R. Türmen,
M. Fischbach,
J. Casadevall,
juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier
de section,
Après en avoir
délibéré en chambre du conseil les 2 juillet et 19 novembre 2002, 9
décembre 2003 et 8 juin 2004,
Rend l’arrêt
que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une
requête (no 44774/98) dirigée contre la République de Turquie et
dont une ressortissante de cet Etat, Mlle Leyla Şahin
(« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits
de l’Homme (« la Commission ») le 21 juillet 1998 en vertu de
l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des
Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante alléguait que l’interdiction
du port du foulard islamique dans les établissements de l’enseignement
supérieur constitue une violation des droits et libertés énoncés aux articles
8, 9, 10 et 14 de la Convention, ainsi qu’à l’article 2 du Protocole no
1.
3. La requête a été transmise à la Cour le 1er
novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la
Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
4. La requête a été attribuée à la première
section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de
celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la
Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Le 1er novembre 2001, la Cour a
modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La
présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article
52 § 1).
6. Par une décision du 2 juillet 2002, la
chambre a déclaré la requête recevable.
7. Tant la requérante que le Gouvernement ont
déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du
règlement).
8. Une audience s’est déroulée en public au
Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 19 novembre 2002 (article 59 § 3
du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM. Ş. Alpaslan,
agent,
S. Güran,
B. Yildiz,
conseils,
Mmes D. Kilislioğlu,
B. Özaydin,
M. Gülşen,
conseillères ;
– pour la requérante
MM. S. Grosz,
conseil,
H. Tuna,
A. Selamet,
M. Emery,
M. Erbay,
M. Özkaya,
conseillers,
Mlle L. Şahın,
la requérante.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me
Grosz, puis MM. Alpaslan et Güran.
9. Tant la requérante (les 21 novembre 2002, 9
mai, 4 juillet et 25 septembre 2003) que le Gouvernement (les 5 et 18
mars, 7 et 13 novembre 2003) ont déposé des observations écrites et des
éléments de preuve complémentaires (articles 59 §§ 1 et 4 et 60 du règlement).
Le 11 décembre 2003, sans avoir fourni aucune explication, le Gouvernement
a retiré du dossier les observations et les annexes qu’il avait soumises
les 7 et 13 novembre 2003.
EN FAIT
I. LES
CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. La requérante est née en 1973 et vit à
Vienne depuis 1999, l’année où elle a quitté Istanbul pour poursuivre ses
études de médecine à la faculté de médecine de l’université de cette ville.
Elle est issue d’une famille traditionnelle pratiquant la religion musulmane et
elle porte le foulard islamique afin de respecter un précepte religieux.
A. La circulaire du
23 février 1998
11. Le 26 août 1997, la requérante,
alors étudiante en cinquième année à la faculté de médecine de l’université de
Bursa, s’inscrivit à la faculté de médecine de Cerrahpaşa de l’université
d’Istanbul. Elle affirme avoir porté le foulard islamique pendant ses quatre
années d’études de médecine à l’université de Bursa ainsi que pendant la période
qui s’ensuivit et jusqu’en février 1998.
12. Le
23 février 1998, le recteur de l’université d’Istanbul adopta une circulaire
réglementant l’entrée des étudiants sur le campus universitaire. La partie
pertinente de cette circulaire est libellée comme suit :
« En vertu de la Constitution, de la loi, des
règlements, et conformément à la jurisprudence du Conseil d’Etat, de la
Commission européenne des droits de l’homme et aux décisions adoptées par les
comités administratifs des universités, les étudiantes ayant la « tête couverte
» (portant le foulard islamique) et les étudiants portant la barbe (y compris
les étudiants étrangers) ne doivent pas être acceptés aux cours, stages et
travaux pratiques. En conséquence, le nom et le numéro des étudiantes revêtues
du foulard islamique ou des étudiants barbus ne doivent pas être portés sur les
listes de recensement des étudiants. Toutefois, si des étudiants dont le nom et
le numéro ne figurent pas sur ces listes insistent pour assister aux travaux
pratiques et entrer dans les salles de cours, il faut les avertir de la
situation et s’ils ne veulent pas sortir, il faut relever leur noms et numéros
et les informer qu’ils ne peuvent assister aux cours. S’ils persistent à ne pas
vouloir sortir de la salle de cours, l’enseignant dresse un procès-verbal
constatant la situation et son impossibilité à faire cours et il porte
aussi d’urgence la situation à la connaissance des autorités de l’université
pour sanction. »
13. Conformément
à la circulaire précitée, le 12 mars 1998, l’accès aux épreuves écrites du
cours d’oncologie fut refusé à la requérante par les surveillants au motif
qu’elle portait le foulard islamique. Par ailleurs, le 20 mars 1998, Mlle
Şahin s’adressa au secrétariat de la chaire de traumatologie orthopédique
pour son inscription administrative, qui lui fut refusée pour cause de port du
foulard. De même, les 16 avril et 10 juin 1998, toujours pour le même
motif, elle ne fut pas admise au cours de neurologie et aux épreuves écrites du
cours de santé populaire.
B. Le recours en
annulation introduit par la requérante contre la circulaire du 23 février 1998
14. Le
29 juillet 1998, la requérante introduisit un recours en annulation contre la
circulaire du 23 février 1998. Dans son mémoire, elle soutenait que la
circulaire en question et son application constituaient une atteinte à ses
droits garantis par les articles 8, 9 et 14 de la Convention ainsi que par
l’article 2 du Protocole no 1, dans la mesure où, d’une part,
la circulaire n’avait pas de base légale et, d’autre part, le rectorat ne
disposait pas de pouvoir de réglementation en la matière.
15. Par
un jugement rendu le 19 mars 1999, le tribunal administratif d’Istanbul débouta
la requérante, considérant qu’en vertu de l’article 13 b) de la loi no
2547 relative à l’enseignement supérieur (paragraphe 50 ci-dessous), le
recteur d’une université, en tant qu’organe exécutif d’un tel établissement,
disposait d’un pouvoir réglementaire en matière de tenue vestimentaire des
étudiants en vue d’assurer le maintien de l’ordre. Ce pouvoir réglementaire
devait être exercé conformément à la législation pertinente ainsi qu’aux arrêts
rendus par la Cour constitutionnelle et le Conseil d’Etat. Se référant à la jurisprudence
constante de ces derniers, le tribunal administratif conclut que ni la
réglementation litigieuse ni les mesures individuelles ne pouvaient être
considérées comme illégales.
16. Le
19 avril 2001, le Conseil d’Etat rejeta le pourvoi de la requérante.
C. Les sanctions
disciplinaires infligées à la requérante
17. En
mai 1998, une procédure disciplinaire fut engagée contre la requérante en vertu
de l’article 6 a) du règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants
(paragraphe 48 ci-dessous) en raison de l’inobservation par celle-ci des règles
portant sur la tenue vestimentaire.
18. Le
26 mai 1998, eu égard au fait que Mlle Şahin manifestait par
son comportement la volonté de continuer à participer aux cours et/ou aux
travaux pratiques en portant le foulard, le doyen de la faculté déclara que
l’attitude de la requérante et le non-respect par celle-ci des règles portant
sur la tenue vestimentaire ne seyaient pas à la dignité que nécessite la
qualité d’étudiant. Il décida en conséquence de lui infliger un avertissement.
19. Le
15 février 1999, un rassemblement non autorisé tendant à protester contre les
règles portant sur la tenue vestimentaire eut lieu devant le décanat de la
faculté de médecine de Cerrahpaşa.
20. Le
26 février 1999, le doyen de la faculté entama une procédure disciplinaire
dirigée entre autres contre la requérante en raison de sa participation au
rassemblement en question. Le 13 avril 1999, après l’avoir entendue, le doyen
de la faculté lui infligea une exclusion d’un semestre, en application de
l’article 9 j) du règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants
(paragraphe 48 ci-dessous).
21. Le
10 juin 1999, la requérante introduisit un recours en annulation contre cette
sanction disciplinaire devant le tribunal administratif d’Istanbul.
22. Le
20 août 1999, l’université d’Istanbul présenta ses observations au sujet du
recours de la requérante. Elle soutint notamment que la sanction litigieuse
était légale dans la mesure où Mlle Şahin s’était vu exclure de
la faculté pour un semestre en raison de sa participation à un rassemblement
non autorisé.
23. Le
30 novembre 1999, le recours introduit par la requérante tendant à obtenir
l’annulation de la sanction en question fut rejeté par le tribunal
administratif d’Istanbul, lequel considéra qu’au vu des pièces du dossier et de
la jurisprudence établie en la matière, la mesure litigieuse ne pouvait être
considérée comme illégale.
24. A
la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 4584, le 28 juin 2000,
prévoyant l’amnistie des sanctions prononcées contre les étudiants et
l’annulation des conséquences y relatives, toutes les sanctions disciplinaires
infligées à la requérante furent amnistiées et toutes les conséquences y
relatives effacées.
De même, le 28
septembre 2000, se fondant sur la loi précitée, le Conseil d’Etat décida qu’il
n’y avait pas lieu d’examiner le fond du pourvoi de la requérante contre
l’arrêt du 30 novembre 1999.
25. Entre-temps,
le 16 septembre 1999, la requérante s’inscrivit à l’université de Vienne, où
elle poursuivit ses études supérieures.
II. LE
DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
26. Les
dispositions pertinentes de la Constitution sont libellées en ces termes :
Article 2
« La République de Turquie est un Etat de droit
démocratique, laïque et social, respectueux des droits de l’homme dans un
esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au
nationalisme d’Atatürk et reposant sur les principes fondamentaux énoncés dans
le préambule. »
Article 4
« Les dispositions de l’article premier de la
Constitution stipulant que la forme de l’Etat est celle d’une république, ainsi
que les dispositions de l’article 2 relatives aux caractéristiques de la
République et celles de l’article 3 ne peuvent être modifiées et leur
modification ne peut être proposée. »
Article 10 § 1
« Tous les individus sont égaux devant la loi sans
aucune discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe,
l’opinion politique, les croyances philosophiques, la religion, l’appartenance
à un courant religieux ou d’autres motifs similaires. »
Article 14 § 1
« Les droits et libertés mentionnés dans la
Constitution ne peuvent être exercés dans le but de porter atteinte à
l’intégrité territoriale de l’Etat et l’unité de la nation, de mettre en péril
l’existence de l’Etat turc et de la République, de supprimer les droits et
libertés fondamentaux, de confier la direction de l’Etat à un seul individu ou
à un groupe ou d’assurer l’hégémonie d’une classe sociale sur d’autres classes sociales,
d’établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la religion ou
l’appartenance à une organisation religieuse, ou d’instituer par tout autre
moyen un ordre étatique fondé sur de telles conceptions et opinions. »
Article 24 §§ 1
et 4
« Chacun a droit
à la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse. Les
prières, les rites et les cérémonies religieux sont libres à condition de ne
pas violer les dispositions de l’article 14. Nul ne peut être contraint de
participer à des prières ou à des cérémonies et rites religieux ni de divulguer
ses croyances et ses convictions religieuses ; nul ne peut être blâmé ni
inculpé à cause de ses croyances ou convictions religieuses.
(...)
Nul ne peut, de quelque manière que ce soit, exploiter la
religion, les sentiments religieux ou les choses considérées comme sacrées par
la religion, ni en abuser dans le but de faire reposer, même partiellement,
l’ordre social, économique, politique ou juridique de l’Etat sur des préceptes
religieux ou de s’assurer un intérêt ou une influence sur le plan politique ou
personnel. »
B. Historique et
contexte
1. Le principe de
laïcité et le port de tenues religieuses
27. La
République turque s’est construite autour de la laïcité. Après la proclamation
de la République le 29 octobre 1923, la séparation des sphères publique et
religieuse fut obtenue par plusieurs réformes révolutionnaires : le 3 mars
1923, le califat fut aboli ; le 10 avril 1928, la disposition
constitutionnelle selon laquelle l’islam était la religion d’Etat fut
supprimée ; enfin, par une révision constitutionnelle intervenue le
5 février 1937, le principe de laïcité acquit valeur constitutionnelle
(article 2 de la Constitution de 1924 et article 2 des Constitutions de 1961 et
1982 repris au paragraphe 26 ci-dessus).
28. Dans
la construction républicaine, le statut accordé aux droits des femmes, qui
confère à celles-ci l’égalité dans la jouissance des droits individuels, constitue
l’élément principal. Tout d’abord, le 17 février 1926, fut adopté le code
civil, qui prévoit l’égalité des sexes dans la jouissance des droits civiques,
notamment dans le domaine du divorce et de la succession. Ensuite, par une
révision constitutionnelle du 5 décembre 1934 (article 10 de la
Constitution du 1924), les droits politiques des femmes furent reconnus au même
titre que ceux des hommes.
29. A
l’époque de l’empire ottoman, tant le pouvoir central que des groupements
religieux imposaient aux individus le port d’une tenue spécifique en fonction
de leur appartenance religieuse. Les réformes de la République portant sur la
tenue vestimentaire s’inspiraient de l’évolution de la société au cours du XIXe
siècle et visaient avant tout à créer un espace public libre où l’égalité était
assurée à tous les citoyens sans distinction de religion ou de confession. La
première disposition en la matière fut la loi no 671 du 28
novembre 1925 relative au port du chapeau, qui envisageait la tenue
vestimentaire comme une question relative à la modernité. De même, le port d’un
habit religieux, quelle que soit la religion ou la croyance concernée, fut
interdit en dehors des lieux de culte et des cérémonies religieuses par la loi
no 2596 du 3 décembre 1934 relative à la réglementation du port de
certains vêtements.
30. Par
ailleurs, en vertu de la loi no 430 adoptée le 3 mars 1924 portant
sur la fusion des services d’éducation, les écoles religieuses furent fermées
et toutes les écoles furent rattachées au ministère de l’Education. Cette loi
fait partie des lois ayant valeur constitutionnelle, protégées par
l’article 174 de la Constitution turque.
31. En
Turquie, le port du foulard islamique à l’école et à l’université est un
phénomène récent, qui s’est manifesté à partir des années 1980. Le sujet est
largement débattu et continue à être l’objet de vifs débats dans la société
turque. Pour les partisans du foulard islamique, il s’agit d’une obligation
et/ou manifestation liées à l’identité religieuse, alors que, pour les autres,
il est devenu un symbole de l’islam politique qui vise à instaurer un régime
fondé sur les règles religieuses et qui menace la paix civile et les droits des
femmes acquis au cours de la construction républicaine. Notamment, l’arrivée au
pouvoir le 28 juin 1996 d’un gouvernement de coalition constitué par le Refah
Partisi, de tendance islamiste, et le Doğru Yol Partisi, de
tendance centre droit, a donné un aspect particulièrement politique à ce débat.
L’ambiguïté de l’attachement aux valeurs démocratiques qui ressort des prises
de position des dirigeants du Refah Partisi, y compris de celle du
premier ministre de l’époque issu de ce parti, et des discours de ces
dirigeants prônant un système multi-juridique fonctionnant selon des règles
religieuses différentes pour chaque communauté religieuse, fut perçue dans la
société comme une menace réelle contre les valeurs républicaines et la paix
civile (voir aussi Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres
c. Turquie [GC], nos 41340/98, 42342/98, 41343/98 et
41344/98, CEDH 2003-II).
32. A cet égard, il importe de souligner
que dans deux arrêts rendus par la Cour constitutionnelle concernant la
dissolution des partis politiques (arrêts du 9 janvier 1998 concernant la
dissolution du Refah Partisi et du 22 juin 2001 concernant la
dissolution du Fazilet Partisi), celle-ci a notamment eu égard à
l’utilisation des symboles religieux à des fins politiques. Elle considéra que
les prises de position des dirigeants de ces partis quant, entre autres, à la
question du port du foulard islamique dans le secteur public et/ou dans les
écoles révélaient l’intention de ceux-ci d’instaurer un régime fondé sur la
charia.
2. La réglementation
de la tenue vestimentaire dans les établissements de l’enseignement supérieur
et la jurisprudence constitutionnelle
33. Le
premier texte en la matière fut le règlement du 22 juillet 1981 adopté par
le Conseil des ministres, lequel imposait une tenue vestimentaire simple, sans
excès et contemporaine au personnel travaillant dans les organismes et
institutions publics ainsi qu’aux agents et étudiants des établissements
rattachés aux ministères. De même, selon ce règlement, les femmes, lors de
l’exercice de leur fonction, et les étudiantes devaient être non voilées dans
les établissements d’enseignement.
34. Le
20 décembre 1982, une circulaire relative au port du foulard dans les
établissements de l’enseignement supérieur fut adoptée par le Conseil de
l’enseignement supérieur. Ce texte interdisait le port du foulard islamique
dans les salles de cours. Le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 13 décembre
1984, confirma la légalité de cette réglementation et considéra que :
« Au-delà d’une simple habitude innocente, le
foulard est en train de devenir le symbole d’une vision contraire aux libertés
de la femme et aux principes fondamentaux de la République. »
35. Le
10 décembre 1988 entra en vigueur l’article 16 provisoire de la loi no
2547 portant sur l’enseignement supérieur (« loi no 2547 »).
La disposition en question était ainsi libellée :
« Une tenue ou une apparence contemporaine est
obligatoire dans les locaux et couloirs des établissements de l’enseignement
supérieur, écoles préparatoires, laboratoires, cliniques et polycliniques. Le
port d’un voile ou d’un foulard couvrant le cou et les cheveux pour des raisons
de conviction religieuse est libre. »
36. Par un arrêt du 7 mars 1989 publié
au Journal officiel le 5 juillet 1989, la Cour constitutionnelle déclara
la disposition précitée contraire aux articles 2 (laïcité), 10 (égalité
devant la loi) et 24 (liberté de religion) de la Constitution. De même, elle
considéra que cette disposition ne saurait non plus se concilier avec le
principe d’égalité des sexes qui se dégageait, entre autres, des valeurs
républicaines et révolutionnaires (préambule et article 174 de la
Constitution).
Dans leur arrêt, les juges constitutionnels
expliquèrent tout d’abord que la laïcité avait acquis valeur constitutionnelle
en raison de l’expérience historique du pays et des particularités de la
religion musulmane par rapport aux autres religions, et qu’elle constituait
l’une des conditions indispensables de la démocratie et le garant de la liberté
de religion et du principe d’égalité devant la loi. La laïcité interdisait
aussi à l’Etat de témoigner une préférence pour une religion ou croyance et, en
conséquence, un Etat laïque ne pouvait pas invoquer la conviction religieuse
dans sa fonction législative.
Soulignant le caractère inviolable de la liberté de
religion, de conscience et de culte, les juges constitutionnels observèrent que
cette liberté, qui ne pouvait pas être assimilée au port d’un habit religieux
spécifique, garantissait avant tout la liberté d’adhérer ou non à une religion.
Ils relevèrent que, en dehors du cadre intime réservé à l’individu, la liberté
de manifester la religion pouvait être restreinte pour des raisons d’ordre
public dans le but de préserver le principe de laïcité.
Selon les juges constitutionnels, chacun peut
s’habiller comme il le veut. Il convient aussi de respecter les valeurs et
traditions sociales et religieuses de la société. Toutefois, lorsqu’une forme
de tenue est imposée aux individus par référence à une religion, celle-ci est
perçue et présentée comme un ensemble de valeurs incompatible avec les valeurs
contemporaines. Au surplus, en Turquie, où la majorité de la population est de
confession musulmane, le fait de présenter le port du foulard islamique comme
une obligation religieuse contraignante entraînerait une discrimination entre
les pratiquants, les croyants non pratiquants et les non croyants en fonction
de leur tenue et signifierait indubitablement que les personnes qui ne le
portent pas sont contre la religion ou sans religion.
Les juges constitutionnels soulignèrent aussi que
les étudiants doivent pouvoir travailler et se former ensemble dans un climat
de sérénité, de tolérance et d’entraide sans que le port de signes
d’appartenance à une religion les en empêche. Ils estimèrent que,
indépendamment de la question de savoir si le foulard islamique était un
précepte de la religion musulmane, la reconnaissance juridique d’un tel symbole
religieux dans ces établissements n’était pas non plus compatible avec la
neutralité de l’enseignement public, dans la mesure où une telle reconnaissance
était de nature à générer des conflits entre les étudiants en fonction de leurs
idées ou croyances religieuses.
37. Le
25 octobre 1990 entra en vigueur l’article 17 provisoire de la loi no 2547.
Il est ainsi libellé :
« A condition de ne pas être contraire aux lois en
vigueur, la tenue est libre dans les établissements de l’enseignement
supérieur. »
38. Dans
son arrêt du 9 avril 1991, publié au Journal officiel le 31 juillet 1991,
la Cour constitutionnelle déclara la disposition précitée conforme à la
Constitution, considérant qu’à la lumière des principes qui se dégagent de son
arrêt du 7 mars 1989, celle-ci n’autorisait pas le port du foulard pour des
motifs religieux dans les établissements de l’enseignement supérieur. Elle
déclara notamment :
« Dans les établissements de l’enseignement supérieur,
se couvrir le cou et les cheveux avec un voile ou un foulard pour des raisons
de conviction religieuse est contraire aux principes de laïcité et d’égalité.
Dans cette situation, la liberté vestimentaire dans les établissements de
l’enseignement supérieur reconnue dans la disposition litigieuse « ne
concerne pas les vêtements de caractère religieux ni le fait de se couvrir le
cou et les cheveux avec un voile et un foulard » (...) La liberté reconnue
par cet article [article 17 provisoire] est subordonnée à la condition de ne
pas être contraire « aux lois en vigueur ». Or l’arrêt de la Cour
constitutionnelle [du 7 mars 1989] établit que le fait de se couvrir le
cou et les cheveux avec un foulard est avant tout contraire à la Constitution.
Par conséquent, la condition énoncée à l’article précité de ne pas être
contraire aux lois en vigueur place en dehors du champ d’application de la
liberté vestimentaire le fait de « se couvrir le cou et les cheveux avec
un foulard » (...) »
3. Application à
l’université d’Istanbul
39. Créée
au XVe siècle, l’université d’Istanbul forme un des principaux pôles
d’enseignement supérieur public en Turquie. C’est une université laïque,
composée de dix-sept facultés dont deux de médecine, à savoir la faculté de
médecine de Cerrahpaşa et celle de Çapa, et de douze écoles supérieures.
Elle accueille environ 50 000 étudiants.
40. En
1994, à la suite d’une campagne de pétitions lancée par les étudiantes
inscrites au programme de formation des sages-femmes de l’Ecole supérieure des
métiers de la santé de l’université, le recteur diffusa une note d’information
par laquelle il exposait le contexte dans lequel se situe la question du
foulard islamique et le fondement juridique de la réglementation en la matière.
Il déclara notamment :
« L’interdiction du port du foulard par les
étudiantes inscrites au programme de formation des sages-femmes pendant les
cours pratiques n’a pas pour objet de porter atteinte à leur liberté de
conscience et de religion, mais d’agir conformément aux lois et règlements en
vigueur. Lorsqu’elle exerce sa profession, une sage-femme ou une infirmière est
en uniforme. Cet uniforme est décrit et identifié par les règlements adoptés
par le ministère de la Santé (...) Les étudiantes qui souhaitent intégrer cette
profession le savent. Imaginez une étudiante sage-femme avec un manteau à
manches longues qui veut retirer un bébé d’une couveuse ou l’y installer ou qui
assiste un médecin dans une salle d’opération ou dans une salle d’accouchement. »
41. Considérant
que la manifestation visant à obtenir l’autorisation de porter le foulard
islamique dans tous les espaces de l’université tendait à prendre une tournure
susceptible de porter atteinte à l’ordre et à la paix de l’université, de la
faculté et de l’hôpital Cerrahpaşa ainsi que de l’Ecole supérieure des
métiers de la santé, et invoquant notamment les droits des malades, le recteur
pria les étudiants de respecter les règles relatives à la tenue vestimentaire.
42. La
décision concernant la tenue vestimentaire des étudiants et agents publics
adoptée le 1er juin 1994 par la direction de l’université est
rédigée comme suit :
« Dans les universités, la tenue vestimentaire est
définie par les lois et règlements. La Cour constitutionnelle a rendu un arrêt
empêchant le port d’une tenue religieuse dans les universités.
Cet arrêt vaut pour tous les étudiants de notre
université ainsi que pour le personnel académique, administratif et autre, à
tous les niveaux. En particulier, les infirmières, sages-femmes, médecins,
vétérinaires sont tenus de respecter, au cours des travaux pratiques de santé
et de science appliquée (travaux d’infirmerie, de laboratoire, de salle
d’opération, de microbiologie), la réglementation portant sur la tenue
vestimentaire telle que définie par les exigences scientifiques et la
législation. Ceux qui ne se conforment pas à cette tenue vestimentaire ne
seront pas acceptés aux travaux pratiques. »
43. Le
23 février 1998, une circulaire régissant l’entrée des étudiants barbus et de
ceux portant le foulard islamique, signée par le recteur de l’université
d’Istanbul, fut diffusée (en ce qui concerne le texte de cette circulaire voir
au paragraphe 12 ci-dessus).
44. Après
l’audience du 19 novembre 2002, la requérante produisit une lettre du 1er
avril 2002 adressée par le Conseil de l’enseignement supérieur aux autorités
universitaires pour les inviter à accepter la demande de congé présentée par
les étudiants de confession juive pendant les fêtes des juives.
45. Le
18 mars 2003, le Gouvernement soumit à la Cour la décision no 11
du 9 juillet 1998 adoptée par l’université d’Istanbul. Cette décision est
rédigée en ces termes :
« 1. Les étudiants de l’université
d’Istanbul sont tenus de respecter les principes juridiques et les règles
relatives à la tenue vestimentaire définies dans les décisions de la Cour
constitutionnelle et des hauts organes judiciaires.
2. Les étudiants de l’université d’Istanbul ne
peuvent porter aucune tenue vestimentaire symbolisant ou manifestant une quelconque
religion, confession, race, inclination politique ou idéologique dans aucun
établissement et département de l’université d’Istanbul et dans aucun espace
appartenant à cette université.
3. Les étudiants de l’université d’Istanbul
sont tenus de se conformer, dans les établissements et départements auxquels
ils sont inscrits, aux règles qui prescrivent des tenues vestimentaires
particulières pour des raisons liées à la profession.
4. Les photographies remises par les étudiants
de l’université d’Istanbul à leur établissement ou département [doivent être
prises] de « face », « la tête et le cou découverts »,
doivent dater de moins de six mois et permettre d’identifier facilement
l’étudiant.
5. Ceux qui ont une attitude contraire aux
points énoncés ci-dessus ou qui encouragent par leurs paroles, leurs écrits ou
leurs activités une telle attitude feront l’objet d’une procédure en vertu des
dispositions du règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants. »
4. Le règlement sur
la procédure disciplinaire des étudiants
46. Le
règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants, publié au Journal
officiel le 13 janvier 1985, prévoit cinq sanctions disciplinaires, à savoir
l’avertissement, le blâme, l’exclusion temporaire d’une semaine à un mois,
l’exclusion temporaire d’un à deux semestres et l’exclusion définitive.
47. Le
simple fait de porter le foulard islamique dans l’enceinte des universités
n’est pas constitutif d’une infraction disciplinaire. Toutefois, le non-respect
des règles relatives à la tenue vestimentaire peut entraîner l’application
d’une autre disposition du règlement.
48. En
vertu de l’article 6 a) du règlement « le fait d’avoir un comportement et
une attitude qui ne siéent pas à la dignité que nécessite la qualité
d’élève » constitue un acte ou comportement appelant un avertissement. Un
blâme sera infligé entre autres lorsqu’un étudiant a une attitude de nature à
ébranler le sentiment d’estime et de confiance que nécessite la qualité
d’étudiant ou lorsqu’il dérange l’ordre des cours, séminaires, travaux
pratiques, en laboratoire ou en atelier (article 7 a) et e)). Un étudiant
qui restreint directement ou indirectement la liberté d’apprendre et
d’enseigner et qui a une attitude de nature à rompre le calme, la tranquillité
et l’atmosphère de travail des établissements de l’enseignement supérieur ou
qui se livre à des activités politiques dans un tel établissement est
sanctionné par une exclusion temporaire allant d’une semaine à un mois
(article 8 a) et c)). En vertu de l’article 9 j), le fait
d’organiser ou de participer à des réunions non autorisée dans l’enceinte
universitaire est puni d’une exclusion d’un à deux semestres.
49. La
procédure d’enquête disciplinaire est régie par les articles 13 à 34 du
règlement en question. Selon les articles 16 et 33, les droits de défense des
étudiants doivent être respectés et le conseil disciplinaire doit prendre en
considération la raison qui a conduit l’étudiant à se livrer à une activité
contraire au règlement. Par ailleurs, toutes les sanctions disciplinaires
peuvent être soumises au contrôle des tribunaux administratifs.
5. Le pouvoir
réglementaire des recteurs des universités
50. Les
universités étant des personnes morales de droit public en vertu de l’article
130 de la Constitution, elles sont dotées d’une autonomie, sous le contrôle de
l’Etat, qui se traduit par la présence à leur tête d’organes de direction, tel
le recteur, disposant des pouvoirs dévolus par les lois.
L’article 13 de
la loi no 2347, dans ses parties pertinents, est ainsi
libellé :
« (...) b. Pouvoirs, compétences et
responsabilités du recteur :
1. Présider les conseils de l’université,
exécuter les décisions de ces derniers, examiner les propositions des conseils
universitaires et prendre les décisions nécessaires, et assurer le
fonctionnement coordonné des établissements rattachés à l’université ;
(...)
5. Assurer la surveillance et le contrôle des
unités de l’université et de son personnel de tous niveaux.
C’est le recteur qui est principal compétent et
responsable pour prendre, le cas échéant, des mesures de sécurité ; pour
assurer la surveillance et le contrôle administratifs et scientifiques dans le
fonctionnement de l’enseignement (...) »
51. Dans la doctrine et la jurisprudence
administratives, il est considéré que la compétence de contrôle et surveillance
accordée au recteur par la disposition précitée lui reconnaît un pouvoir lui
permettant, à côté des mesures individuelles, d’édicter des actes
réglementaires. Ce pouvoir est soumis au principe de légalité et au contrôle du
juge administratif. Quant aux sources de légalité, elles se trouvent tant dans
les textes écrits (lois et Constitution) que dans le droit élaboré par les
juges (jurisprudence des tribunaux administratifs et de la Cour
constitutionnelle). De même, un acte réglementaire, édicté régulièrement,
constitue lui-même une source de légalité et toute mesure individuelle
d’application doit s’y conformer.
C. La force
contraignante de la motivation des arrêts de la Cour constitutionnelle
52. Dans
son arrêt du 27 mai 1999 (E. 1998/58, K. 1999/19), publié au Journal officiel
le 4 mars 2000, la Cour constitutionnelle déclara notamment :
« Le législatif et l’exécutif sont liés tant par le
dispositif des arrêts que par leur motivation dans son ensemble. Les arrêts,
avec leur motivation, contiennent les critères d’appréciation des activités
législatives et en définissent les lignes directrices. »
D. Droit comparé
53. Parmi les pays européens, le débat relatif au port du
foulard islamique concerne plutôt les écoles publiques du primaire et du
secondaire que des établissements de l’enseignement supérieur. Dans
la communauté francophone de Belgique, alors que le port du foulard n’est
encadré par aucune norme et que les conflits relatifs à cette question sont
généralement réglés localement, plusieurs écoles publiques ne tolèrent pas le
foulard islamique. Dans les affaires dont ils ont été saisis, les tribunaux
belges ont toujours fait prévaloir les principes d’égalité et de neutralité de
l’enseignement public sur la liberté religieuse et donné tort aux plaignantes
et à leur famille.
54. En France où la laïcité est
considérée comme un des fondements des valeurs républicaines, le foulard
islamique dans l’école publique a suscité un débat très vif. A la suite d’un
avis émis par la Commission sur la laïcité à l’attention du Président de la
République, le 10 février 2004, l’Assemblée nationale a adopté un projet de loi
réglementant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de
tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et
lycées publiques. L’article premier de cette loi est ainsi libellé :
« Dans les écoles, les collèges et les lycées
publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent
ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en oeuvre
d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »
55. En ce qui concerne les universités,
la Commission sur la laïcité a privilégié le droit des
étudiants à exprimer leurs convictions religieuses, politiques ou
philosophiques. Toutefois, selon le rapport de cette commission, ces
manifestations ne doivent pas conduire à transgresser les règles d’organisation
des universités.
56. Dans d’autres pays, parfois après un
long débat juridique, l’enseignement public accepte en principe les jeunes
filles musulmanes qui portent le foulard islamique (en Allemagne, aux Pays-Bas,
en Suisse et au Royaume-Uni). Néanmoins, la situation juridique n’est pas
uniforme. En Allemagne, où le débat se concentre depuis quelques années sur le
port du foulard islamique par les enseignantes, la Cour constitutionnelle a
indiqué le 24 septembre 2003 dans une affaire opposant l’une d’elles au
Land de Bade-Wurtemberg que l’absence d’interdiction législative explicite
permettait le port du foulard par les enseignantes. Au Royaume-Uni, le port du
foulard islamique est admis dans la plupart des établissements d’enseignement
et les rares conflits qui surviennent sont généralement réglés au sein de
chaque établissement.
57. Il
apparaît que, dans plusieurs autres pays, le foulard islamique n’a encore
jamais été le sujet d’une discussion juridique approfondie (en Suède, en
Autriche, en Espagne, en République tchèque, en Slovaquie et en Pologne).
EN DROIT
I. SUR
L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
58. Le
Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. D’après
lui, la requérante n’ayant pas contesté la légalité de la réglementation
concernant la tenue vestimentaire devant les tribunaux administratifs, elle ne
peut pas être considérée comme ayant épuisé les voies de recours internes.
59. Quant
à la requérante, elle a fait valoir dans ses observations initiales l’absence
de voie de recours efficace en raison d’une jurisprudence constante des
tribunaux turcs.
60. La
Cour rappelle tout d’abord qu’elle a décidé le 2 juillet 2002 de déclarer
l’affaire recevable et de joindre au fond la question de l’épuisement, au vu
des pièces du dossier en sa possession.
61. Par
la suite, dans ses observations du 29 septembre 2003, la requérante a produit à
la demande de la Cour les documents relatifs à un recours en annulation
introduit le 29 juillet 1998 contre la circulaire du 23 février 1998
devant les juridictions internes (paragraphes 14-16 ci-dessus), et soutenu
avoir épuisé les voies de recours internes. La Cour note que la requérante ne
l’a pas informée de son recours interne précité avant l’examen de la recevabilité
et de ce qu’elle avait fait l’objet de plusieurs mesures disciplinaires
(paragraphes 19-24 ci-dessus).
62. La
Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant a en principe
l’obligation de se prévaloir des divers recours internes avant de saisir les
organes de la Convention mais qu’il doit être loisible à ceux-ci de tolérer que
le dernier échelon de ces recours soit atteint après le dépôt de la requête,
pourvu que les voies de recours soient épuisées avant la décision sur la
recevabilité (voir Ringeisen c. Autriche, arrêt du 16 juillet 1971,
série A no 13, pp. 37-38, §§ 89-93, et Vgt Verein gegen
Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 33, CEDH 2001-VI).
63. Examinant
les éléments soumis tardivement, la Cour conclut que la requérante, qui avait
épuisé les voies de recours internes le 19 avril 2001 (paragraphe 16
ci-dessus), et ce avant la recevabilité, peut passer pour avoir satisfait aux
exigences de l’article 35 § 1 de la Convention. Partant, elle rejette
l’exception préliminaire du Gouvernement.
II. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION
64. La
requérante soutient que l’interdiction de porter le foulard islamique dans les
établissements de l’enseignement supérieur constitue une atteinte injustifiée à
son droit à la liberté de religion, notamment à son droit de manifester sa
religion. Elle invoque l’article 9 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté
de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de
changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa
religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en
privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des
rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses
convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues
par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique,
à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale
publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
65. Le
Gouvernement dément qu’il y ait eu pareil manquement. D’après lui, il n’y a eu
aucune ingérence dans le droit de la requérante à exercer la liberté de
religion. Même si tel était le cas, il affirme que cette ingérence serait
justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention.
66. La
Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de
conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société
démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa
dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des
croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux
pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va
du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être
dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle
d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la
pratiquer (voir, entre autres, Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai
1993, série A no 260-A, p. 17, § 3, et Buscarini et autres
c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I).
Si la liberté
de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de
manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective,
en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère
diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou conviction,
à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites
(voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC],
no 27417/95, § 73, CEDH 2000-VII).
L’article 9 ne
protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou
conviction et ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans le domaine
public d’une manière dictée par une conviction (voir, parmi plusieurs autres, Kalaç
c. Turquie, arrêt du 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et
décisions 1997-IV, p. 1209, § 27, Arrowsmith c. Royaume-Uni, no
7050/75, décision de la Commission du 12 octobre 1978, Décisions et
Rapports (DR) 19, p. 5, et C. c. Royaume-Uni, no 10358/83,
décision de la Commission du 15 décembre 1983, DR 37, p. 142).
67. La
Cour doit rechercher s’il y a eu ingérence dans le droit de la requérante au
titre de l’article 9 et, dans l’affirmative, si cette ingérence était
« prévue par la loi », poursuivait un but légitime et « était
nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 9 § 2 de
la Convention.
A. Sur l’existence
d’une ingérence
68. La
requérante déclare que son habillement doit être traité comme l’observance
d’une règle religieuse, qu’elle considère comme une « pratique
reconnue ». Elle soutient que la restriction litigieuse et son exclusion
de l’université d’Istanbul qui s’est ensuivie constituent une ingérence
manifeste dans son droit à la liberté de manifester sa religion.
69. Le
Gouvernement conteste cette thèse et soutient que la réglementation des
universités découlait tant des règles du droit interne en matière de tenue
vestimentaire des étudiants que des principes du droit international. Il fait
valoir que l’article 9 de la Convention ne confère pas le droit d’invoquer ses
convictions pour refuser de se soumettre à une législation dont la Convention
prévoit la mise en œuvre et qui s’applique de manière générale et neutre dans
le domaine public.
70. La
Cour relève tout d’abord que, selon les éléments du dossier, la requérante n’a
aucunement fait l’objet d’une procédure disciplinaire aboutissant à son
exclusion définitive en raison du non-respect des règles portant sur la tenue
vestimentaire. Il y a également lieu d’observer que celle-ci ne se plaint pas
des sanctions disciplinaires qui lui ont été infligées, lesquelles ont été par
la suite annulées le 28 juin 2000 (paragraphe 24 ci-dessus). L’objet de la
présente requête porte donc uniquement sur une mesure générale, à savoir la
circulaire du 23 février 1998, adoptée par l’université d’Istanbul, et sur son
application en l’espèce.
71. Selon
la requérante, en revêtant un foulard, elle obéit à un précepte religieux et,
par ce biais, manifeste sa volonté de se conformer strictement aux obligations
de la religion musulmane. Dès lors, l’on peut considérer qu’il s’agit d’un acte
motivé ou inspiré par une religion ou une conviction et, sans se prononcer sur
la question de savoir si cet acte, dans tous les cas, constitue
l’accomplissement d’un devoir religieux, la Cour partira du principe que la
réglementation litigieuse, qui soumet le port du foulard islamique à des
restrictions de lieu et de forme dans les universités, a constitué une
ingérence dans l’exercice par la requérante du droit de manifester sa religion.
B. « Prévue par
la loi »
72. La
requérante soutient que l’interdiction du port du foulard dans l’enceinte de
l’université n’a aucune base légale, car elle est fondée sur une interprétation
erronée de la jurisprudence constitutionnelle par les autorités universitaires.
Elle fait observer que, dans son arrêt du 9 avril 1991, la Cour
constitutionnelle n’a pas déclaré inconstitutionnelle une disposition qui pose
le principe de la liberté vestimentaire. Selon elle, en droit constitutionnel
turc, la motivation développée par la Cour constitutionnelle pour appuyer sa
conclusion n’a pas de valeur juridique.
De même,
d’après elle, la pratique non uniforme des autorités des universités de Bursa
et d’Istanbul rend la règle « imprévisible ».
73. Le
Gouvernement conteste la thèse de la requérante.
74. La Cour rappelle sa jurisprudence
constante selon laquelle l’expression « prévue par la loi » impose
non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais
aussi vise la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible
au justiciable et prévisible (voir, parmi plusieurs autres, Rotaru c.
Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V).
75. En
l’espèce, la Cour relève que la circulaire du 23 février 1998, qui interdisait
aux étudiants barbus ou voilés l’accès aux cours, stages et travaux pratiques,
constitue un texte réglementaire émanant du recteur de l’université d’Istanbul.
Il ne fait pas de doute que ce dernier, organe exécutif de l’université,
disposait d’un tel pouvoir dans le respect du principe de légalité (paragraphes
15, 50 et 51 ci-dessus). Selon la requérante, toutefois, ce texte n’est pas
compatible avec l’article 17 provisoire de la loi no 2547, dans
la mesure où cette disposition législative n’interdisait pas le port du foulard
islamique.
76. La Cour doit donc rechercher si
l’article 17 provisoire de la loi no 2547 peut constituer le
fondement légal de la circulaire en question. Elle rappelle à cet égard qu’il
incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours
et tribunaux, d’interpréter et appliquer le droit interne (Kruslin c. France,
arrêt du 24 avril 1990, série A no 176-A, p. 21, § 29).
Or, les tribunaux administratifs, pour écarter le moyen tiré de l’illégalité du
texte réglementaire, se sont appuyés sur la jurisprudence constante du Conseil
d’Etat et de la Cour constitutionnelle (paragraphe 15 ci-dessus).
77. Par ailleurs, en ce qui concerne
l’expression « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la
Convention, la Cour rappelle avoir toujours entendu le terme « loi »
dans son acception « matérielle » et non
« formelle » ; elle y a inclus à la fois du « droit
écrit », comprenant aussi bien des textes de rang infralégislatif (De
Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, arrêt du 18 juin 1971, série A no
12, p. 45, § 93) que des actes réglementaires pris par un ordre professionnel,
par délégation du législateur, dans le cadre de son pouvoir normatif autonome (Bartold
c. Allemagne, arrêt du 25 mars 1985, série A no 90, p. 21,
§ 46) et le « droit non écrit ». La « loi » doit se
comprendre comme englobant le texte écrit et le « droit élaboré » par
les juges (voir, entre autres, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1),
arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, p. 30, § 47 et Kruslin,
précité, § 29 in fine, et Casado Coca c. Espagne, arrêt du
24 février 1994, série A no 285-A, p. 18, § 43). Le
droit turc considère ce dernier comme une source de légalité (paragraphe 51
ci-dessus). En résumé, la « loi » est le texte en vigueur tel que les
juridictions compétentes l’ont interprété.
78. Il convient dès lors d’examiner la
question sur la base non seulement du libellé de l’article 17 provisoire de la
loi no 2547, mais aussi du droit jurisprudentiel. Dans cette
optique, la prévisibilité de la loi en question ne soulève aucun
problème : il ressort de l’arrêt du 9 avril 1991 de la Cour
constitutionnelle que le fait d’autoriser les étudiantes à « se couvrir le
cou et les cheveux avec un voile ou un foulard pour des raisons de conviction
religieuse » dans les universités était contraire à la Constitution
(paragraphe 38 ci-dessus).
La jurisprudence précitée de la Cour
constitutionnelle, ayant force contraignante (paragraphe 52 ci-dessus) et étant
accessible dès lors qu’elle avait été publiée au Journal officiel le 31 juillet
1991 (paragraphe 38 ci-dessus), complétait la lettre de l’article 17
provisoire et s’appuyait sur sa propre jurisprudence antérieure (paragraphe 36
ci-dessus). Au surplus, depuis de longues années déjà, le Conseil d’Etat
considérait que le port du foulard islamique n’était pas compatible avec les
principes fondamentaux de la République (paragraphe 34 ci-dessus).
79. Quant
à l’application faite par l’université d’Istanbul du texte en question, il est
hors de doute que le port du foulard islamique était réglementé bien avant que
Mlle Şahin s’y inscrivît. Comme en témoignent la décision du 1er
juin 1994 de l’université d’Istanbul et la note d’information de 1994 du
recteur de cette université (paragraphes 40-42 ci-dessus), les étudiants, en
particulier ceux qui suivent des études de santé, telle la requérante, étaient
tenus de se conformer aux règles établies en matière de tenue vestimentaire.
Ces règles interdisaient clairement le port d’une tenue religieuse, y compris
le foulard islamique, au cours des travaux pratiques de santé et de science
appliquée.
80. Pour
ce qui est de l’absence d’application uniforme dans les universités de Bursa et
d’Istanbul, la Cour considère qu’elle est appelée à examiner une mesure
générale adoptée par l’université d’Istanbul et son application à la lumière
des éléments du dossier et des arguments des parties, mais qu’elle ne saurait
apprécier dans l’abstrait la pratique de l’une ou l’autre université. Il lui
suffit à ce stade de son examen de déterminer si les exigences découlant de
l’expression « prévue par la loi » étaient remplies. Le reste des
arguments se rapporte plutôt à la question de la « nécessité » de
l’ingérence incriminée, laquelle sera examinée séparément
(paragraphes 111-113 ci-dessous).
81. Dans
ces conditions, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse avait une base
légale en droit turc. La loi était aussi accessible et libellée avec
suffisamment de précision pour satisfaire à l’exigence de prévisibilité. En
effet, la requérante pouvait prévoir, dès son entrée à l’université d’Istanbul,
que le port du foulard islamique par les étudiantes était réglementé et, à
partir du 23 février 1998, qu’elle risquait de se voir refuser l’accès aux
cours si elle persistait à porter le foulard.
C. But légitime
82. Pour
le Gouvernement, l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts légitimes :
le maintien de l’ordre public dans les universités, la sauvegarde du principe
de laïcité et la protection des droits et libertés d’autrui.
83. La
requérante admet que l’ingérence litigieuse peut passer pour compatible avec
les buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 9 de la
Convention, compte tenu de l’importance de la sauvegarde du principe de laïcité
et de la neutralité des universités en Turquie.
84. Eu
égard aux circonstances de la cause et aux termes des décisions des
juridictions internes, la Cour conclut que la mesure incriminée poursuivait
pour l’essentiel les buts légitimes que sont la protection des droits et
libertés d’autrui et la protection de l’ordre.
D. « Nécessaire
dans une société démocratique »
1. Thèses des
comparants
a) La requérante
85. La
requérante soutient que l’ingérence dans son droit à la liberté de manifester
sa religion, eu égard à ses objet, nature et étendue, revêtait une extrême
gravité et demandait à être justifiée par des raisons particulièrement
sérieuses. Elle explique qu’elle est une musulmane pratiquante, et qu’elle
porte le foulard islamique en raison de sa croyance religieuse selon laquelle
une femme musulmane doit se couvrir la tête et le cou. Elle n’a ni formulé une
opinion ni fait une déclaration ou protestation sur les principes
constitutionnels de l’Etat turc, y compris le principe de laïcité. La manière
dont elle se conforme à une prescription religieuse n’a pas de caractère
ostentatoire ou revendicatif et ne constitue pas un acte de pression, de
provocation ou de prosélytisme.
86. Par
ailleurs, invoquant ses quatre années d’études à l’université de Bursa et la
période qui se situe entre septembre 1997 et février 1998, Mlle Şahin
soutient que le Gouvernement n’a pas démontré comment le fait qu’elle soit
voilée a causé un dérangement, une perturbation ou une menace à l’ordre public
devant régner dans les établissements de l’enseignement supérieur. L’intéressée
ajoute qu’en Turquie, il n’existait aucun établissement de l’enseignement ou
université où elle pouvait poursuivre ses études supérieures, en étant revêtue
du foulard islamique.
87. La
requérante affirme que la société turque – profondément attachée au principe de
laïcité – se déclare dans son immense majorité contre un régime théocratique et
n’est pas contre le foulard islamique. A ses yeux, l’interdiction litigieuse ne
visait pas à préserver le caractère neutre et laïc des établissements de
l’enseignement. Le foulard islamique ne constitue pas un défi aux valeurs
républicaines ou aux droits d’autrui et ne saurait être considéré en soi comme
incompatible avec les principes de laïcité et de neutralité de l’enseignement.
Ces deux principes ne peuvent pas être interprétés de sorte que tous les signes
religieux soient interdits dans les établissements scolaires. La pratique
adoptée par les pays européens en donne plusieurs exemples.
88. Selon
l’intéressée, lorsque des tensions risquent d’apparaître au sein d’une société
– une des conséquences inévitables du pluralisme –, le rôle des autorités en
pareilles circonstances ne consiste pas à éliminer la cause des tensions en
supprimant le pluralisme mais à veiller à ce que les groupes concurrents se
tolèrent les uns les autres. Elle dénonce à cet
égard une pratique discriminatoire à l’égard des femmes musulmanes. Elle
rappelle que le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être
soumis à discrimination est également transgressé lorsque, sans justification
objective et raisonnable, les Etats n’appliquent pas un traitement différent à
des personnes dont les situations sont sensiblement différentes (voir Thlimmenos
c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000‑IV). Selon
elle, les étudiantes musulmanes se trouvent dans une situation différente des
autres étudiants et doivent en conséquence bénéficier d’un traitement
différent. Par ailleurs, elle soutient que la restriction du port des symboles
religieux ne s’applique pas de manière uniforme. Le Gouvernement n’a apporté
aucune preuve donnant à penser que les étudiants autres que les musulmans ont
été l’objet d’une procédure disciplinaire. De même, le port de la kippa par les
étudiants de confession juive ou du crucifix par les étudiants chrétiens n’est
pas interdit. A ses yeux, la lettre du 1er avril 2002 du Conseil de
l’enseignement supérieur par laquelle ce dernier invite les autorités des
universités à accepter la demande de congé présentée par les étudiants de
confession juive pendant les fêtes de cette religion (paragraphe 44
ci-dessus) constitue une illustration de l’application discriminatoire de la
pratique des autorités universitaires.
89. La
requérante en déduit que la mesure litigieuse ne répondait pas à un besoin
social impérieux et n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
b) Le Gouvernement
90. Le
Gouvernement fait d’abord observer que la liberté de manifester la religion
n’est pas un droit illimité. En examinant les cas concrets, les juridictions
nationales ou supranationales ont toujours pris en considération le caractère
séculier de l’Etat en question, la nature de la pratique religieuse et les
mesures prises en vue de préserver la neutralité du service public.
91. Il soutient que le principe de
laïcité est une condition préliminaire d’une démocratie pluraliste et libérale
et que certaines conditions rendent le principe de laïcité particulièrement
important pour la Turquie par rapport aux autres démocraties. Selon lui, le
fait que la Turquie soit le seul pays musulman adhérant à une démocratie
libérale au sens des pays occidentaux s’explique par l’application stricte du
principe de laïcité dans le pays. Il ajoute que la protection de l’Etat laïque
est une condition sine qua non de l’application de la Convention en
Turquie.
92. Le
Gouvernement analyse également l’argument de la requérante selon lequel le
foulard islamique est un devoir imposé par le Coran.
Tout d’abord, selon lui, le devoir religieux et la liberté sont deux concepts
différents et difficilement conciliables. La première notion appelle, de par sa
nature, une soumission de la personne à des règles divines et immuables, alors
que la liberté présuppose que le maximum de facultés et de choix soient laissés
aux individus. Ensuite, il souligne qu’en tant que tel, le foulard présente
pour une femme musulmane des caractéristiques diverses selon les pays et les
régimes. Le bandana, laissant les cheveux partiellement visibles, est porté par
les femmes modernes pendant les funérailles ou par les femmes dans les
campagnes. La bourca [désigne le voile intégral couvrant l’ensemble du corps et
du visage] portée par les femmes afghanes était une obligation imposée pendant
la période des Talibans en vertu de leur interprétation de l’islam. On constate
également le port du tchador ou de l’abaya [voile de couleur noire couvrant
tout le corps, des cheveux aux chevilles] dans les pays arabes ou en Iran. Il
est difficile de concilier toutes ces variantes de tenue dérivées de la même
règle religieuse avec le principe de neutralité de l’enseignement public.
93. Le Gouvernement fait valoir
également que le port du foulard islamique n’est interdit ni dans les espaces
privés ni dans des espaces communs. A l’extérieur des établissements scolaires,
les élèves peuvent le porter. Toutefois, dans le domaine de l’enseignement
public, qui est considéré comme un service public, le principe de laïcité, dont
le principe de neutralité fait partie intégrante, s’applique. Il soutient que,
dans le contexte de la Turquie et à la lumière de l’argumentation des
juridictions turques, il est avéré que le foulard islamique est devenu un signe
couramment dévoyé par les mouvements fondamentalistes religieux à des fins
politiques et constitue une menace pour les droits des femmes.
94. Selon
le Gouvernement, la demande consistant à obtenir la reconnaissance juridique de
l’autorisation du port du foulard islamique dans le cadre du service public
équivaut à une demande de privilège en faveur d’une religion, qui entraînera en
conséquence un statut multijuridique considéré par la Cour comme contraire à la
Convention (Refah Partisi et autres, précité, § 119). A cet
égard, il souligne que les dispositions de la charia concernant, entre autres,
le droit pénal, les supplices en tant que sanctions pénales et le statut des
femmes ne seraient aucunement compatibles avec le principe de laïcité et la
Convention.
95. En
ce qui concerne Mlle Şahin, le Gouvernement souligne que
l’intéressée a choisi de poursuivre des études de médecine, un domaine où les
exigences d’hygiène seraient indubitablement en contradiction avec une approche
religieuse conservatrice qui imposerait un comportement discriminatoire à
l’égard des patients de sexe masculin.
96. A
l’audience, le 19 novembre 2002, le Gouvernement a notamment souligné que les
autorités de l’université d’Istanbul ont réglementé de manière préventive
l’accès des étudiants barbus et des étudiantes voilées à l’enceinte
universitaire, à la suite de plaintes déposées par d’autres étudiants qui
dénonçaient les pressions exercées par des étudiants membres de mouvements
fondamentalistes religieux. Pour ce faire, ces autorités ont eu également égard
au fait que, par le passé, cette université a été le théâtre de violentes
confrontations entre différents groupes radicaux. En réglementant le port de
signes religieux, elles visaient à préserver la neutralité de leur
établissement.
2. Appréciation de la
Cour
a) Les principes
pertinents
97. Dans
une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même
population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester
sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts
des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis,
précité, p. 18, § 33).
98. La
Cour rappelle que, dans les décisions Karaduman c. Turquie (no 16278/90,
décision de la Commission du 3 mai 1993, DR 74, p. 93) et Dahlab c. Suisse (no
42393/98, CEDH 2001‑V), les organes de la Convention ont considéré que,
dans une société démocratique, l’Etat peut limiter le port du foulard
islamique, si le port de celui-ci nuit à l’objectif visé de protection des
droits et libertés d’autrui, de l’ordre et de la sécurité publique. Dans le
cadre de l’affaire Dahlab précitée concernant une enseignante chargée
d’une classe d’enfants en bas âge, elle a notamment mis l’accent sur le
« signe extérieur fort » que représente le port du foulard par
celle-ci et s’est interrogée sur l’effet prosélytique que peut avoir le port
d’un tel symbole dès lors qu’il semble être imposé aux femmes par une
prescription coranique difficilement conciliable avec le principe d’égalité des
sexes.
99. De
même, la Cour rappelle avoir souligné que le principe de laïcité était
assurément l’un des principes fondateurs de l’Etat turc qui cadrent avec la
prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie (Refah
Partisi et autres, précité, § 93). Dans un pays comme la Turquie, où la
grande majorité de la population adhère à une religion précise, des mesures
prises dans les universités en vue d’empêcher certains mouvements
fondamentalistes religieux d’exercer une pression sur les étudiants qui ne
pratiquent pas la religion en cause ou sur ceux adhérant à une autre religion
peuvent être justifiées au regard de l’article 9 § 2 de la Convention. Dans ce
contexte, des universités laïques peuvent réglementer la manifestation des
rites et des symboles de cette religion, en apportant des restrictions de lieu
et de forme, dans le but d’assurer la mixité des étudiants de croyances
diverses et de protéger ainsi l’ordre public et les croyances d’autrui (Refah
Partisi et autres, précité, § 95).
100. La Cour rappelle en même temps le
rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Selon sa
jurisprudence constante, les autorités nationales se trouvent en principe mieux
placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et
contextes locaux (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du
7 décembre 1976, série A no 24, § 48). Il appartient à ces
autorités d’évaluer en premier lieu la « nécessité » d’une ingérence,
tant en ce qui concerne le cadre législatif que les mesures d’application
particulières. Même si lesdites autorités bénéficient en ce sens d’une certaine
marge d’appréciation, leur décision reste soumise au contrôle de la Cour, qui
doit en vérifier la conformité avec les exigences de la Convention (voir, mutatis
mutandis, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no
36022/97, § 101, CEDH 2003-VIII).
101. Pour déterminer l’ampleur de la
marge d’appréciation laissée aux États, il faut garder à l’esprit l’importance
de la nature du droit garanti par la Convention et des actes soumis à des
restrictions comme de la finalité de ceux-ci (voir, mutatis mutandis, Hatton
et autres, précité, § 101 et Buckley c. Royaume-Uni, arrêt du
25 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1292, § 76). Lorsque
des questions sur les rapports entre l’Etat et les religions se trouvent en
jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister
dans un Etat démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière
au rôle de décideur national (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom
Ve Tsedek, précité, § 84 et Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du
25 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1958, § 58). Dans ce cas,
il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les divers intérêts en
jeu : les droits et libertés d’autrui, la paix civile, les impératifs de
l’ordre public et le pluralisme (voir, mutatis mutandis, Kokkinakis,
précité, § 31, Manoussakis et autres c. Grèce, arrêt du
26 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1364, § 44, et Casado
Coca, précité, § 55).
102. Une marge d’appréciation s’impose
spécialement lorsque les Etats contractants réglementent le port des symboles
religieux dans les établissements d’enseignement, étant donné que la
réglementation en la matière varie d’un pays à l’autre en fonction des
traditions nationales (paragraphes 53-57 ci-dessus) et que les pays européens
n’ont pas une conception uniforme des exigences afférentes à « la
protection des droits d’autrui » et à « l’ordre public » (Wingrove,
précité, § 58 ; Casado Coca, précité, § 55). Il convient à cet
égard de rappeler que le domaine de l’enseignement appelle de par sa nature un
pouvoir réglementaire (voir, mutatis mutandis, Kjeldsen, Busk Madsen
et Pedersen c. Danemark, arrêt du 7 décembre 1976, série A no
23, p. 26, § 53, X c. Royaume-Uni, no 8160/78,
décision de la Commission du 12 mars 1981, DR 22, p. 27, et 40 mères de
famille c. Suède, no 6853/74, décision de la Commission du
9 mars 1977, DR 9, p. 27). Bien entendu, cela n’exclut pas un contrôle
européen, d’autant plus qu’une telle réglementation ne doit jamais entraîner
d’atteinte au principe de pluralisme, ni se heurter à d’autres droits consacrés
par la Convention, ni supprimer totalement la liberté de manifester la religion
ou la conviction (voir, mutatis mutandis, Affaire « Relative à
certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique »
c. Belgique, arrêt du 23 juillet 1968, série A no 6, p. 32,
§ 5, et Yanasik c. Turquie, no 14524/89, décision de la
Commission du 6 janvier 1993, DR 74, p. 14).
b) Application de ces
principes au cas d’espèce
103. Pour apprécier la
« nécessité » de l’ingérence que constitue la réglementation du 23
février 1998, qui soumet le port du foulard islamique par les étudiantes, telle
Mlle Şahin, à des restrictions de lieu et de forme dans
l’enceinte universitaire, il faut la situer dans son contexte juridique et
social et l’examiner à la lumière des circonstances de la cause. Compte tenu
des principes applicables en l’espèce, la tâche de la Cour se limite en
l’occurrence à déterminer si les motifs sur lesquels est fondée cette ingérence
étaient pertinents et suffisants et si les mesures prises au niveau national
étaient proportionnées aux buts poursuivis.
104. Il importe tout d’abord d’observer
que l’ingérence litigieuse était fondée notamment sur deux principes, la
laïcité et l’égalité, qui se renforcent et se complètent mutuellement
(paragraphes 34 et 36 ci-dessus).
105. Dans leur arrêt du 7 mars 1989, les
juges constitutionnels ont estimé que la laïcité en Turquie constituait entre
autres le garant des valeurs démocratiques et des principes d’inviolabilité de
la liberté de religion pour autant qu’elle relève du for intérieur, et de
l’égalité des citoyens devant la loi (paragraphe 36 ci-dessus). Ce principe
protège aussi les individus des pressions extérieures. Selon ces juges, par
ailleurs, la liberté de manifester la religion pouvait être restreinte dans le
but de préserver ces valeurs et principes.
106. Une
telle conception de la laïcité paraît à la Cour être respectueuse des valeurs
sous-jacentes à la Convention et elle constate que la sauvegarde de ce principe
peut être considérée comme nécessaire à la protection du système démocratique
en Turquie.
107. La
Cour note en outre que le système constitutionnel turc met l’accent sur la
protection des droits des femmes (paragraphe 28 ci-dessus). L’égalité entre les
sexes, reconnue par la Cour européenne comme l’un des principes essentiels
sous-jacents à la Convention et un objectif des Etats membres du Conseil de
l’Europe (voir, par exemple, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni,
arrêt du 28 mai 1985, série A no 77, p. 38, § 78, Schuler-Zgraggen
c. Suisse, arrêt du 24 juin 1993, série A no 263,
pp. 21–22, § 67, Burghartz c. Suisse, arrêt du 22 février 1994,
série A no 280-B, p. 27, § 27, Van Raalte c. Pays-Bas,
arrêt du 21 février 1997, Recueil 1997-I, p. 186, § 39 in fine,
et Petrovic c. Autriche, arrêt du 27 mars 1998, Recueil 1998-II,
p. 587, § 37), a également été considérée par la Cour constitutionnelle turque
comme un principe implicitement contenu dans les valeurs inspirant la
Constitution (voir paragraphe 36 ci-dessus).
108. En
outre, à l’instar des juges constitutionnels (paragraphe 36 ci-dessus), la
Cour estime que, lorsque l’on aborde la question du foulard islamique dans le
contexte turc, on ne saurait faire abstraction de l’impact que peut avoir le
port de ce symbole, présenté ou perçu comme une obligation religieuse
contraignante, sur ceux qui ne l’arborent pas. Entrent en jeu notamment, comme
elle l’a déjà souligné (Karaduman, décision précitée, et Refah
Partisi et autres, précité, § 95), la protection des « droits et
libertés d’autrui » et le « maintien de l’ordre public » dans un
pays où la majorité de la population, manifestant un attachement profond aux
droits des femmes et à un mode de vie laïque, adhère à la religion musulmane. Une
limitation en la matière peut donc passer pour répondre à un « besoin
social impérieux » tendant à atteindre ces deux buts légitimes, d’autant
plus que, comme l’indiquent les juridictions turques (paragraphes 32 et 34
ci-dessus), ce symbole religieux avait acquis au cours des dernières années en
Turquie une portée politique.
109. La
Cour ne perd pas de vue qu’il existe en Turquie des mouvements politiques
extrémistes qui s’efforcent d’imposer à la société toute entière leurs symboles
religieux et leur conception de la société, fondée sur des règles religieuses
(paragraphes 31-32 ci-dessus). Elle rappelle avoir déjà dit que chaque Etat
contractant peut, en conformité avec les dispositions de la Convention, prendre
position contre de tels mouvements politiques en fonction de son expérience
historique (Refah Partisi et autres, précité, § 124). La réglementation
litigieuse se situe donc dans un tel contexte et elle constitue une mesure
destinée à atteindre les buts légitimes énoncés ci-dessus et à protéger ainsi
le pluralisme dans un établissement universitaire.
110. Vu
le contexte décrit ci-dessus, c’est le principe de laïcité, tel qu’interprété
par la Cour constitutionnelle (voir paragraphe 36 ci-dessus), qui est la
considération primordiale ayant motivé l’interdiction du port d’insignes
religieux dans les universités. Dans un tel contexte, où les valeurs de
pluralisme, de respect des droits d’autrui et, en particulier, d’égalité des
hommes et des femmes devant la loi sont enseignées et appliquées dans la
pratique, on peut comprendre que les autorités compétentes considèrent comme
contraire à ces valeurs d’accepter le port d’insignes religieux y compris,
comme en l’espèce, que les étudiantes se couvrent la tête d’un foulard
islamique dans les locaux universitaires.
111. La
requérante critique l’attitude des autorités universitaires lors de
l’application des mesures en question (paragraphes 86-89 ci-dessus). La Cour
observe toutefois qu’il n’est pas contesté que dans les universités turques,
les étudiants musulmans pratiquants, dans les limites apportées par les
exigences de l’organisation de l’enseignement public, peuvent s’acquitter des
obligations qui constituent les formes habituelles par lesquelles un musulman
pratique sa religion. Elle note par ailleurs que la décision du 9 juillet 1998
adoptée par l’université d’Istanbul (paragraphe 45 ci-dessus) met sur un
pied d’égalité toutes sortes de tenues vestimentaires symbolisant ou
manifestant une quelconque religion ou confession et les interdit dans l’enceinte
universitaire.
112. Au
demeurant, comme cela a été souligné ci-dessus (paragraphe 78), il est
hors de doute que le foulard islamique était considéré comme incompatible avec
la Constitution par les juridictions turques et que le port de celui-ci était
réglementé dans l’enceinte universitaire depuis de longues années déjà
(paragraphes 33, 34 et 42 ci-dessus). Cela étant, si certaines universités ont
appliqué plus ou moins strictement les règles en vigueur en fonction du
contexte et des particularités des formations proposées, une telle pratique ne
saurait les priver de leur justification. Cela ne signifie pas davantage que
les autorités universitaires ont renoncé à leur pouvoir réglementaire découlant
de la loi, des règles d’organisation de l’institution universitaire et des
exigences de la formation en question. De même, quelle que soit la politique
adoptée par les universités en la matière, il y a lieu de noter que les actes
réglementaires des universités concernant le port d’insignes religieux et les mesures
individuelles d’application sont soumis au contrôle des juges administratifs
(paragraphe 51 ci-dessus).
113. Par
ailleurs, avant l’adoption de la circulaire du 23 février 1998, le port du
foulard islamique par certaines étudiantes avait déjà suscité un long débat
(paragraphes 31, 33-38 ci-dessus). Lorsque cette question s’est posée en 1994 à
l’université d’Istanbul dans le cadre des formations de santé, les autorités
universitaires ont rappelé aux étudiantes les principes applicables en la
matière (paragraphes 40-42 ci-dessus). L’on constate que tout au long de ce
processus décisionnel, les autorités universitaires ont cherché à adapter leur
attitude à l’évolution du contexte pour ne pas fermer les portes de
l’université aux étudiantes revêtues du foulard islamique, en gardant le
dialogue avec celles-ci tout en veillant au maintien de l’ordre public dans
l’enceinte de leur établissement.
114. Eu
égard à ce qui précède et compte tenu notamment de la marge d’appréciation
laissée aux États contractants, la Cour conclut que la réglementation de
l’université d’Istanbul, qui soumet le port du foulard islamique à des
restrictions, et les mesures d’application y afférentes, étaient justifiées
dans leur principe et proportionnées aux buts poursuivis et pouvaient donc être
considérées comme « nécessaires dans une société démocratique ».
115. Partant,
il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.
III. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 10, DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE
9 DE LA CONVENTION, ET DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1
116. La requérante allègue que
l’interdiction du port du foulard islamique dans les établissements de
l’enseignement supérieur a emporté violation de son droit protégé par l’article
2 du Protocole no 1 à la Convention.
De même, selon
elle, l’interdiction de porter le foulard islamique oblige les étudiantes à
choisir entre la religion et l’éducation, et opère une discrimination entre
croyants et non croyants. Il s’agit là, à ses yeux, d’une atteinte injustifiée
à son droit garanti par l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9.
Enfin, elle
dénonce également une violation des articles 8 et 10 de la Convention.
117. La Cour estime que nulle question
distincte ne se pose sous l’angle des autres dispositions invoquées par la
requérante, les circonstances pertinentes étant les mêmes que pour l’article 9,
au sujet duquel elle a conclu à la non-violation.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À
l’UNANIMITÉ,
1. Rejette l’exception préliminaire du
Gouvernement ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de
l’article 9 de la Convention ;
3. Dit que nulle question distincte ne
se pose sous l’angle des articles 8 et 10, de l’article 14 combiné
avec l’article 9 de la Convention, ainsi que de l’article 2 du Protocole no 1.
Fait en français et en anglais, le texte français faisant
foi, puis communiqué par écrit le 29 juin 2004, en application de l’article 77
§§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle
Nicolas Bratza
Greffier
Président