AFFAIRE LEYLA ŞAHİN c. TURQUIE
(Requête no 44774/98)
ARRÊT
STRASBOURG
10 novembre 2005
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Leyla Şahin c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. L.
Wildhaber, président,
C.L. Rozakis,
J.-P. Costa,
MM. B.M. Zupančič,
R. Türmen,
Mme F. Tulkens,
MM. C. Bîrsan,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mme N. Vajić,
M. M. Ugrekhelidze,
Mme A.
Mularoni,
M. J. Borrego
Borrego,
Mmes E.
Fura-Sandström,
A. Gyulumyan,
MM. E. Myjer,
S.E. Jebens, juges,
et de M. T.L.
Early, adjoint
au greffier de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 18 mai et 5 octobre 2005,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44774/98) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mlle Leyla Şahin (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 21 juillet 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Mes X. Magnée, avocat à Bruxelles et K. Berzeg, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par M. M. Özmen, coagent.
3. La requérante alléguait que la réglementation concernant le port du foulard islamique dans les établissements de l’enseignement supérieur a constitué une violation des droits et libertés énoncés aux articles 8, 9, 10 et 14 de la Convention, ainsi qu’à l’article 2 du Protocole no 1.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement).
6. Par une décision du 2 juillet 2002, la requête a été déclarée recevable par une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : Sir Nicolas Bratza, M. M. Pellonpää, Mme E. Palm, MM. R. Türmen, M. Fischbach, J. Casadevall et S. Pavlovschi, ainsi que de M. M. O’Boyle, greffier de section.
7. Une audience portant sur les questions de fond (article 54 § 3 du règlement) s’est déroulée en public le 19 novembre 2002 au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg.
8. Dans son arrêt du 29 juin 2004 (« l’arrêt de la chambre »), la chambre a dit, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 9 de la Convention du fait de l’interdiction incriminée, et que nulle question distincte ne se posait sous l’angle des articles 8 et 10, de l’article 14 combiné avec l’article 9 de la Convention, et de l’article 2 du Protocole no 1.
9. Le 27 septembre 2004, la requérante a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre (article 43 de la Convention).
10. Le 10 novembre 2004, le collège de la Grande Chambre a décidé d’accueillir la demande de renvoi (article 73 du règlement).
11. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
12. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire.
13. Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 18 mai 2005 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour
le Gouvernement
MM. M. Özmen, coagent,
E. İşcan, conseil,
Mmes A. Emüler,
G. Akyüz,
D. Kilislioğlu, conseillères ;
– pour
la requérante
Mes X. magnÉe,
K. berzeg, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Berzeg et M. Özmen, puis Me Magnée.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
14. La requérante est née en 1973 et vit à Vienne depuis 1999, année où elle a quitté Istanbul pour poursuivre ses études de médecine à la faculté de médecine de l’université de cette ville. Elle est issue d’une famille traditionnelle pratiquant la religion musulmane et porte le foulard islamique afin de respecter un précepte religieux.
A. La circulaire du 23 février 1998
15. Le 26 août 1997, la requérante, alors étudiante en cinquième année à la faculté de médecine de l’université de Bursa, s’inscrivit à la faculté de médecine de Cerrahpaşa de l’Université d’Istanbul. Elle affirme avoir porté le foulard islamique pendant ses quatre années d’études de médecine à l’université de Bursa ainsi que pendant la période qui s’ensuivit et jusqu’en février 1998.
16. Le 23 février 1998, le recteur de l’Université d’Istanbul adopta une circulaire. La partie pertinente de celle-ci est libellée comme suit :
« En vertu de la Constitution, de la loi, des règlements, et conformément à la jurisprudence du Conseil d’Etat, de la Commission européenne des droits de l’homme et aux décisions adoptées par les comités administratifs des universités, les étudiantes ayant la « tête couverte » (portant le foulard islamique) et les étudiants portant la barbe (y compris les étudiants étrangers) ne doivent pas être acceptés aux cours, stages et travaux pratiques. En conséquence, le nom et le numéro des étudiantes revêtues du foulard islamique ou des étudiants barbus ne doivent pas être portés sur les listes de recensement des étudiants. Toutefois, si des étudiants dont le nom et le numéro ne figurent pas sur ces listes insistent pour assister aux travaux pratiques et entrer dans les salles de cours, il faut les avertir de la situation et s’ils ne veulent pas sortir, il faut relever leur noms et numéros et les informer qu’ils ne peuvent assister aux cours. S’ils persistent à ne pas vouloir sortir de la salle de cours, l’enseignant dresse un procès-verbal constatant la situation et son impossibilité de faire cours et il porte aussi d’urgence la situation à la connaissance des autorités de l’université pour sanction. »
17. Conformément à la circulaire précitée, le 12 mars 1998, l’accès aux épreuves écrites du cours d’oncologie fut refusé à la requérante par les surveillants au motif qu’elle portait le foulard islamique. Par ailleurs, le 20 mars 1998, Mlle Şahin s’adressa au secrétariat de la chaire de traumatologie orthopédique pour son inscription administrative, qui lui fut refusée pour cause de port du foulard. De même, les 16 avril et 10 juin 1998, toujours pour le même motif, elle ne fut pas admise au cours de neurologie et aux épreuves écrites du cours de santé populaire.
B. Le recours en annulation introduit par la requérante contre la circulaire du 23 février 1998
18. Le 29 juillet 1998, la requérante introduisit un recours en annulation contre la circulaire du 23 février 1998. Dans son mémoire, elle soutenait que la circulaire en question et son application constituaient une atteinte à ses droits garantis par les articles 8, 9 et 14 de la Convention ainsi que par l’article 2 du Protocole no 1 dans la mesure où, d’une part, la circulaire n’avait pas de base légale et, d’autre part, le rectorat ne disposait pas de pouvoir de réglementation en la matière.
19. Par un jugement rendu le 19 mars 1999, le tribunal administratif d’Istanbul débouta la requérante, considérant qu’en vertu de l’article 13 b) de la loi no 2547 relative à l’enseignement supérieur (paragraphe 52 ci-dessous), le recteur d’une université, en tant qu’organe exécutif d’un tel établissement, disposait d’un pouvoir réglementaire en matière de tenue vestimentaire des étudiants en vue d’assurer le maintien de l’ordre. Ce pouvoir réglementaire devait être exercé conformément à la législation pertinente ainsi qu’aux arrêts rendus par la Cour constitutionnelle et le Conseil d’Etat. Se référant à la jurisprudence constante de ces derniers, le tribunal administratif conclut que ni la réglementation litigieuse ni les mesures individuelles ne pouvaient être considérées comme illégales.
20. Le 19 avril 2001, le Conseil d’Etat rejeta le pourvoi de la requérante.
C. Les sanctions disciplinaires infligées à la requérante
21. En mai 1998, une procédure disciplinaire fut engagée contre la requérante en vertu de l’article 6 a) du règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants (paragraphe 50 ci-dessous) en raison de l’inobservation par celle-ci des règles portant sur la tenue vestimentaire.
22. Le 26 mai 1998, eu égard au fait que Mlle Şahin manifestait par son comportement la volonté de continuer à participer aux cours et/ou aux travaux pratiques en portant le foulard, le doyen de la faculté déclara que l’attitude de la requérante et le non-respect par celle-ci des règles portant sur la tenue vestimentaire ne seyaient pas à la dignité que nécessite la qualité d’étudiant. Il décida en conséquence de lui infliger un avertissement.
23. Le 15 février 1999, un rassemblement non autorisé tendant à protester contre les règles portant sur la tenue vestimentaire eut lieu devant le décanat de la faculté de médecine de Cerrahpaşa.
24. Le 26 février 1999, le doyen de la faculté entama une procédure disciplinaire dirigée entre autres contre la requérante en raison de sa participation au rassemblement en question. Le 13 avril 1999, après l’avoir entendue, le doyen de la faculté lui infligea une exclusion d’un semestre, en application de l’article 9 j) du règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants (paragraphe 50 ci-dessous).
25. Le 10 juin 1999, la requérante introduisit un recours en annulation contre cette sanction disciplinaire devant le tribunal administratif d’Istanbul. Ce recours fut rejeté le 30 novembre 1999 par le tribunal administratif d’Istanbul au motif que la mesure litigieuse ne pouvait être considérée comme illégale, compte tenu des pièces du dossier et de la jurisprudence établie en la matière.
26. A la suite de l’entrée en vigueur le 28 juin 2000 de la loi no 4584 prévoyant l’amnistie des sanctions disciplinaires prononcées contre les étudiants et l’annulation des conséquences y relatives, toutes les sanctions infligées à la requérante furent amnistiées et toutes les conséquences y relatives effacées.
27. Le 28 septembre 2000, se fondant sur la loi no 4584, le Conseil d’Etat décida qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le fond du pourvoi de la requérante contre l’arrêt du 30 novembre 1999.
28. Entre-temps, le 16 septembre 1999, la requérante abandonna ses études en Turquie et s’inscrivit à l’université de Vienne pour y poursuivre ses études supérieures.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS
A. La Constitution
29. Les dispositions pertinentes de la Constitution sont libellées en ces termes :
Article 2
« La République de Turquie est un Etat de droit démocratique, laïque et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et reposant sur les principes fondamentaux énoncés dans le préambule. »
Article 4
« Les dispositions de l’article premier de la Constitution stipulant que la forme de l’Etat est celle d’une république, ainsi que les dispositions de l’article 2 relatives aux caractéristiques de la République et celles de l’article 3 ne peuvent être modifiées et leur modification ne peut être proposée. »
Article 10
« Tous les individus sont égaux devant la loi sans aucune discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, la croyance philosophique, la religion, l’appartenance à un courant religieux ou d’autres motifs similaires.
Les femmes et les hommes ont des droits égaux. L’Etat est tenu d’assurer la mise en pratique de cette égalité.
On ne peut accorder de privilège à un individu, une famille, un groupe ou une classe quelconques.
Les organes de l’Etat et les autorités administratives sont tenus d’agir conformément au principe de l’égalité devant la loi en toute circonstance. »
Article 13
« Les droits et libertés fondamentaux ne peuvent être limités que pour des motifs prévus par des dispositions particulières de la Constitution et en vertu de la loi, et pour autant que ces limitations ne portent pas atteinte à l’essence même des droits et libertés. Les limitations dont les droits et libertés fondamentaux font l’objet ne peuvent être en contradiction ni avec la lettre et l’esprit de la Constitution, ni avec les exigences d’un ordre social démocratique et laïque, et elles doivent respecter le principe de proportionnalité. »
Article 14
« Les droits et libertés mentionnés dans la Constitution ne peuvent être exercés dans le but de porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat et l’unité de la nation, de supprimer la République démocratique et laïque fondée sur les droits de l’homme.
Aucune disposition de la Constitution ne peut être interprétée en ce sens qu’elle accorderait à l’Etat ou à des individus le droit de mener des activités destinées à anéantir les droits et libertés fondamentaux inscrits dans la Constitution ou à limiter ces droits et libertés dans une mesure dépassant celle qui est stipulée par la Constitution.
La loi fixe les sanctions applicables à ceux qui mènent des activités contraires à ces dispositions. »
Article 24
« Chacun a droit à la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse.
Les prières, les rites et les cérémonies religieux sont libres à condition de ne pas violer les dispositions de l’article 14.
Nul ne peut être contraint de participer à des prières ou à des cérémonies et rites religieux ni de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses ; nul ne peut être blâmé ni inculpé à cause de ses croyances ou convictions religieuses.
L’éducation et l’enseignement religieux et éthique sont dispensés sous la surveillance et le contrôle de l’Etat. L’enseignement de la culture religieuse et de la morale figure parmi les cours obligatoires dispensés dans les établissements scolaires du primaire et du secondaire. En dehors de ces cas, l’éducation et l’enseignement religieux sont subordonnés à la volonté propre de chacun et, en ce qui concerne les mineurs, à celle de leurs représentants légaux.
Nul ne peut, de quelque manière que ce soit, exploiter la religion, les sentiments religieux ou les choses considérées comme sacrées par la religion, ni en abuser dans le but de faire reposer, même partiellement, l’ordre social, économique, politique ou juridique de l’Etat sur des préceptes religieux ou de s’assurer un intérêt ou une influence sur le plan politique ou personnel. »
Article 42
« Nul ne peut être privé de son droit à l’éducation et à l’instruction.
Le contenu du droit à l’instruction est défini et réglementé par la loi.
L’éducation et l’enseignement sont assurés sous la surveillance et le contrôle de l’Etat, conformément aux principes et réformes d’Atatürk et selon les règles de la science et de la pédagogie contemporaines. Il ne peut être créé d’établissement d’éducation ou d’enseignement en opposition avec ces principes.
La liberté d’éducation et d’enseignement ne dispense pas du devoir de loyauté envers la Constitution.
L’enseignement primaire est obligatoire pour tous les citoyens des deux sexes et il est gratuit dans les écoles de l’Etat.
Les règles auxquelles doivent se conformer les écoles privées des degrés primaire et secondaire sont déterminées par la loi d’une manière propre à garantir le niveau fixé pour les écoles de l’Etat.
L’Etat accorde aux bons élèves qui sont dépourvus de moyens financiers l’aide nécessaire pour leur permettre de poursuivre leurs études, sous forme de bourses ou par d’autres voies. L’Etat prend les mesures appropriées en vue de rendre les personnes dont l’état nécessite une éducation spéciale utiles à la société.
On ne peut poursuivre dans les établissements d’éducation et d’enseignement que des activités se rapportant à l’éducation, à l’enseignement, à la recherche et à l’étude. Aucune entrave ne peut être apportée à ces activités de quelque manière que ce soit (...) »
Article 153
« Les arrêts de la Cour constitutionnelle sont définitifs. Les arrêts d’annulation ne peuvent être rendus publics avant d’avoir été motivés par écrit.
Lorsque la Cour constitutionnelle annule l’ensemble ou un article d’une loi ou d’un décret-loi, elle ne peut pas se substituer au législateur en établissant une disposition susceptible d’entraîner une application nouvelle.
(...)
Les arrêts de la Cour constitutionnelle sont immédiatement publiés au Journal officiel et lient les organes du législatif, de l’exécutif et du judiciaire ainsi que les autorités administratives et les personnes physiques et morales. »
B. Historique et contexte
1. Le principe de laïcité et le port de tenues religieuses
30. La République turque s’est construite autour de la laïcité. Avant et après la proclamation de la République le 29 octobre 1923, la séparation des sphères publique et religieuse fut obtenue par plusieurs réformes révolutionnaires : le 3 mars 1923, le califat fut aboli ; le 10 avril 1928, la disposition constitutionnelle selon laquelle l’islam était la religion d’Etat fut supprimée ; enfin, par une révision constitutionnelle intervenue le 5 février 1937, le principe de laïcité acquit valeur constitutionnelle (article 2 de la Constitution de 1924 et article 2 des Constitutions de 1961 et 1982, repris au paragraphe 29 ci-dessus).
31. Le principe de laïcité s’inspirait de l’évolution de la société ottomane au cours de la période qui se situe entre le XIXe siècle et la proclamation de la République. L’idée de créer un espace public moderne où l’égalité était assurée à tous les citoyens sans distinction de religion, de confession et de sexe avait déjà trouvé un écho dans les débats ottomans du XIXe siècle. Les droits des femmes ont connu un grand progrès durant cette période (l’égalité de traitement dans l’enseignement, l’interdiction de la polygamie en 1914, le transfert de la compétence juridique en matière d’affaires familiales aux tribunaux séculiers instaurés au XIXe siècle).
32. L’idéal républicain était défini à travers la visibilité publique de la femme et sa participation active à la société. Par conséquent, à l’origine, l’émancipation de la femme du religieux et la modernisation de la société ont été pensées ensemble. Ainsi, le 17 février 1926, fut adopté le code civil, qui prévoit l’égalité des sexes dans la jouissance des droits civiques, notamment dans le domaine du divorce et de la succession. Ensuite, par la révision constitutionnelle du 5 décembre 1934 (article 10 de la Constitution de 1924), les droits politiques des femmes furent reconnus au même titre que ceux des hommes.
33. En ce qui concerne la tenue vestimentaire, la première disposition adoptée fut la loi no 671 du 28 novembre 1925 relative au port du chapeau, qui envisageait la tenue comme une question relative à la modernité. De même, le port d’un habit religieux, quelle que soit la religion ou la croyance concernée, fut interdit en dehors des lieux de culte et des cérémonies religieuses par la loi no 2596 du 3 décembre 1934 sur la réglementation du port de certains vêtements.
34. Par ailleurs, en vertu de la loi no 430 adoptée le 3 mars 1924 portant sur la fusion des services d’éducation, les écoles religieuses furent fermées et toutes les écoles furent rattachées au ministère de l’Education. Cette loi fait partie des lois ayant valeur constitutionnelle, protégées par l’article 174 de la Constitution turque.
35. En Turquie, le port du foulard islamique à l’école et à l’université est un phénomène récent, qui s’est manifesté notamment à partir des années 1980. Le sujet est largement débattu et continue à être l’objet de vifs débats dans la société turque. Pour les partisans du foulard islamique, il s’agit d’une obligation et/ou manifestation liées à l’identité religieuse. En revanche, les tenants de la laïcité, qui font une différence entre le başörtüsü (foulard traditionnel anatolien, porté lâche) et le türban (foulard noué serré qui cache les cheveux et la gorge), considèrent le foulard islamique comme un symbole de l’islam politique. Notamment, l’arrivée au pouvoir le 28 juin 1996 d’un gouvernement de coalition constitué par le Refah Partisi, de tendance islamiste, et le Doğru Yol Partisi, de tendance de centre droit, a donné un aspect particulièrement politique à ce débat. L’ambiguïté de l’attachement aux valeurs démocratiques qui ressort des prises de position des dirigeants du Refah Partisi, y compris de celle du premier ministre de l’époque issu de ce parti, et des discours de ces dirigeants prônant un système multi-juridique fonctionnant selon des règles religieuses différentes pour chaque communauté religieuse, fut perçue dans la société comme une menace réelle pour les valeurs républicaines et la paix civile (voir Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 42342/98, 41343/98 et 41344/98, CEDH 2003-II).
2. La réglementation de la tenue vestimentaire dans les établissements de l’enseignement supérieur et la jurisprudence constitutionnelle
36. Le premier texte en la matière fut le règlement du 22 juillet 1981 adopté par le Conseil des ministres, lequel imposait une tenue vestimentaire simple, sans excès et contemporaine au personnel travaillant dans les organismes et institutions publiques ainsi qu’aux agents et étudiantes des établissements rattachés aux ministères. De même, selon ce règlement, les femmes, lors de l’exercice de leur fonction, et les étudiantes devaient être non voilées dans les établissements d’enseignement.
37. Le 20 décembre 1982, une circulaire relative au port du foulard dans les établissements de l’enseignement supérieur fut adoptée par le Conseil de l’enseignement supérieur. Ce texte interdisait le port du foulard islamique dans les salles de cours. Le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 13 décembre 1984, confirma la légalité de cette réglementation et considéra que :
« Au-delà d’une simple habitude innocente, le foulard est en train de devenir le symbole d’une vision contraire aux libertés de la femme et aux principes fondamentaux de la République. »
38. Le 10 décembre 1988 entra en vigueur l’article 16 provisoire de la loi no 2547 portant sur l’enseignement supérieur (« loi no 2547 »). La disposition en question était ainsi libellée :
« Une tenue ou une apparence contemporaine est obligatoire dans les locaux et couloirs des établissements de l’enseignement supérieur, écoles préparatoires, laboratoires, cliniques et polycliniques. Le port d’un voile ou d’un foulard couvrant le cou et les cheveux pour des raisons de conviction religieuse est libre. »
39. Par un arrêt du 7 mars 1989 publié au Journal officiel le 5 juillet 1989, la Cour constitutionnelle déclara la disposition précitée contraire aux articles 2 (laïcité), 10 (égalité devant la loi) et 24 (liberté de religion) de la Constitution. De même, elle considéra que cette disposition ne saurait non plus se concilier avec le principe d’égalité des sexes qui se dégageait, entre autres, des valeurs républicaines et révolutionnaires (préambule et article 174 de la Constitution).
Dans leur arrêt, les juges constitutionnels expliquèrent tout d’abord que la laïcité avait acquis valeur constitutionnelle en raison de l’expérience historique du pays et des particularités de la religion musulmane par rapport aux autres religions, et qu’elle constituait l’une des conditions indispensables de la démocratie et le garant de la liberté de religion et du principe d’égalité devant la loi. La laïcité interdisait aussi à l’Etat de témoigner une préférence pour une religion ou croyance et, en conséquence, un Etat laïque ne pouvait pas invoquer la conviction religieuse dans sa fonction législative. Ils considérèrent notamment :
« La laïcité est l’organisatrice civique de la vie politique, sociale et culturelle, qui se fonde sur la souveraineté nationale, la démocratie, la liberté et la science. La laïcité est le principe qui offre à l’individu la possibilité d’affirmer sa personnalité propre grâce à la liberté de pensée et qui, en réalisant la distinction entre la politique et les croyances religieuses, rend effectives les libertés de conscience et de religion. Dans les sociétés fondées sur la religion, qui fonctionnent avec la pensée et les règlements religieux, l’organisation politique a un caractère religieux. Dans le régime laïque, la religion est préservée d’une politisation. Elle n’est plus un outil de l’administration et se maintient à sa place respectable, qui est à évaluer par la conscience de tout un chacun (...) »
Soulignant le caractère inviolable de la liberté de religion, de conscience et de culte, les juges constitutionnels observèrent que cette liberté, qui ne pouvait pas être assimilée au port d’un habit religieux spécifique, garantissait avant tout la liberté d’adhérer ou non à une religion. Ils relevèrent que, en dehors du cadre intime réservé à l’individu, la liberté de manifester la religion pouvait être restreinte pour des raisons d’ordre public dans le but de préserver le principe de laïcité.
Selon les juges constitutionnels, chacun peut s’habiller comme il le veut. Il convient aussi de respecter les valeurs et traditions sociales et religieuses de la société. Toutefois, lorsqu’une forme de tenue est imposée aux individus par référence à une religion, celle-ci est perçue et présentée comme un ensemble de valeurs incompatible avec les valeurs contemporaines. Au surplus, en Turquie, où la majorité de la population est de confession musulmane, le fait de présenter le port du foulard islamique comme une obligation religieuse contraignante entraînerait une discrimination entre les pratiquants, les croyants non pratiquants et les non croyants en fonction de leur tenue, et signifierait indubitablement que les personnes qui ne portent pas le foulard sont contre la religion ou sans religion.
Les juges constitutionnels soulignèrent aussi que les étudiants doivent pouvoir travailler et se former ensemble dans un climat de sérénité, de tolérance et d’entraide sans que le port de signes d’appartenance à une religion les en empêche. Ils estimèrent que, indépendamment de la question de savoir si le foulard islamique était un précepte de la religion musulmane, la reconnaissance juridique d’un tel symbole religieux dans ces établissements n’était pas non plus compatible avec la neutralité de l’enseignement public, dans la mesure où une telle reconnaissance était de nature à générer des conflits entre les étudiants en fonction de leurs idées ou croyances religieuses.
40. Le 25 octobre 1990 entra en vigueur l’article 17 provisoire de la loi no 2547, ainsi libellé :
« A condition de ne pas être contraire aux lois en vigueur, la tenue est libre dans les établissements de l’enseignement supérieur. »
41. Dans son arrêt du 9 avril 1991, publié au Journal officiel le 31 juillet 1991, la Cour constitutionnelle déclara la disposition précitée conforme à la Constitution, considérant qu’à la lumière des principes qui se dégagent de son arrêt du 7 mars 1989, celle-ci n’autorisait pas le port du foulard pour des motifs religieux dans les établissements de l’enseignement supérieur. Elle déclara notamment :
« (...) l’expression « lois en vigueur » vise avant toute chose la Constitution (...) Dans les établissements de l’enseignement supérieur, se couvrir le cou et les cheveux avec un voile ou un foulard pour des raisons de conviction religieuse est contraire aux principes de laïcité et d’égalité. Dans cette situation, la liberté vestimentaire dans les établissements de l’enseignement supérieur reconnue dans la disposition litigieuse « ne concerne pas les vêtements de caractère religieux ni le fait de se couvrir le cou et les cheveux avec un voile et un foulard » (...) La liberté reconnue par cet article [article 17 provisoire] est subordonnée à la condition de ne pas être contraire « aux lois en vigueur ». Or l’arrêt de la Cour constitutionnelle [du 7 mars 1989] établit que le fait de se couvrir le cou et les cheveux avec un foulard est avant tout contraire à la Constitution. Par conséquent, la condition énoncée à l’article précité de ne pas être contraire aux lois en vigueur place en dehors du champ d’application de la liberté vestimentaire le fait de « se couvrir le cou et les cheveux avec un foulard » (...) »
3. Application à l’Université d’Istanbul
42. Créée au XVe siècle, l’Université d’Istanbul forme un des principaux pôles d’enseignement supérieur public en Turquie. Elle est composée de dix-sept facultés dont deux de médecine, à savoir la faculté de médecine de Cerrahpaşa et celle de Çapa, et de douze écoles supérieures. Elle accueille environ 50 000 étudiants.
43. En 1994, à la suite d’une campagne de pétitions lancée par les étudiantes inscrites au programme de formation des sages-femmes de l’Ecole supérieure des métiers de la santé de l’université, le recteur diffusa une note d’information par laquelle il exposait le contexte dans lequel se situe la question du foulard islamique et le fondement juridique de la réglementation en la matière. Il déclara notamment :
« L’interdiction du port du foulard par les étudiantes inscrites au programme de formation des sages-femmes pendant les cours pratiques n’a pas pour objet de porter atteinte à leur liberté de conscience et de religion, mais d’agir conformément aux lois et règlements en vigueur. Lorsqu’elle exerce sa profession, une sage-femme ou une infirmière est en uniforme. Cet uniforme est décrit et identifié par les règlements adoptés par le ministère de la Santé (...) Les étudiantes qui souhaitent intégrer cette profession le savent. Imaginez une étudiante sage-femme avec un manteau à manches longues qui veut retirer un bébé d’une couveuse ou l’y installer ou qui assiste un médecin dans une salle d’opération ou dans une salle d’accouchement. »
44. Considérant que la manifestation visant à obtenir l’autorisation de porter le foulard islamique dans tous les espaces de l’université tendait à prendre une tournure susceptible de porter atteinte à l’ordre et à la paix de l’université, de la faculté et de l’hôpital Cerrahpaşa ainsi que de l’Ecole supérieure des métiers de la santé, et invoquant notamment les droits des malades, le recteur pria les étudiants de respecter les règles relatives à la tenue vestimentaire.
45. La décision concernant la tenue vestimentaire des étudiants et agents publics adoptée le 1er juin 1994 par la direction de l’université est rédigée comme suit :
« Dans les universités, la tenue vestimentaire est définie par les lois et règlements. La Cour constitutionnelle a rendu un arrêt empêchant le port d’une tenue religieuse dans les universités.
Cet arrêt vaut pour tous les étudiants de notre université ainsi que pour le personnel académique, administratif et autre, à tous les niveaux. En particulier, les infirmières, sages-femmes, médecins et vétérinaires sont tenus de respecter, au cours des travaux pratiques de santé et de science appliquée (travaux d’infirmerie, de laboratoire, de salle d’opération, de microbiologie), la réglementation portant sur la tenue vestimentaire telle que définie par les exigences scientifiques et la législation. Ceux qui ne se conforment pas à cette tenue vestimentaire ne seront pas acceptés aux travaux pratiques. »
46. Le 23 février 1998 fut diffusée une circulaire régissant l’entrée des étudiants barbus et des étudiantes portant le foulard islamique, signée par le recteur de l’Université d’Istanbul (voir le texte de cette circulaire au paragraphe 16 ci-dessus).
47. La décision no 11 du 9 juillet 1998 adoptée par l’Université d’Istanbul est rédigée en ces termes :
« 1. Les étudiants de l’Université d’Istanbul sont tenus de respecter les principes juridiques et les règles relatives à la tenue vestimentaire définies dans les décisions de la Cour constitutionnelle et des hauts organes judiciaires.
2. Les étudiants de l’Université d’Istanbul ne peuvent porter aucune tenue vestimentaire symbolisant ou manifestant une quelconque religion, confession, race, inclination politique ou idéologique dans aucun établissement et département de l’université d’Istanbul et dans aucun espace appartenant à cette université.
3. Les étudiants de l’Université d’Istanbul sont tenus de se conformer, dans les établissements et départements auxquels ils sont inscrits, aux règles qui prescrivent des tenues vestimentaires particulières pour des raisons liées à la profession.
4. Les photographies remises par les étudiants de l’Université d’Istanbul à leur établissement ou département [doivent être prises] de « face », « la tête et le cou découverts », doivent dater de moins de six mois et permettre d’identifier facilement l’étudiant.
5. Ceux qui ont une attitude contraire aux points énoncés ci-dessus ou qui encouragent par leurs paroles, leurs écrits ou leurs activités une telle attitude feront l’objet d’une procédure en vertu des dispositions du règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants. »
4. Le règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants
48. Le règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants, publié au Journal officiel le 13 janvier 1985, prévoit cinq sanctions disciplinaires, à savoir l’avertissement, le blâme, l’exclusion temporaire d’une semaine à un mois, l’exclusion temporaire d’un à deux semestres et l’exclusion définitive.
49. Le simple fait de porter le foulard islamique dans l’enceinte des universités n’est pas constitutif d’une infraction disciplinaire.
50. En vertu de l’article 6 a) du règlement « le fait d’avoir un comportement et une attitude qui ne siéent pas à la dignité que nécessite la qualité d’élève » constitue un acte ou comportement appelant un avertissement. Un blâme sera infligé entre autres lorsqu’un étudiant a une attitude de nature à ébranler le sentiment d’estime et de confiance que nécessite la qualité d’étudiant ou lorsqu’il dérange l’ordre des cours, séminaires, travaux pratiques, en laboratoire ou en atelier (article 7 a) et e)). Un étudiant qui restreint directement ou indirectement la liberté d’apprendre et d’enseigner et qui a une attitude de nature à rompre le calme, la tranquillité et l’atmosphère de travail des établissements de l’enseignement supérieur ou qui se livre à des activités politiques dans un tel établissement est sanctionné par une exclusion temporaire allant d’une semaine à un mois (article 8 a) et c)). En vertu de l’article 9 j), le fait d’organiser ou de participer à des réunions non autorisées dans l’enceinte universitaire est puni d’une exclusion d’un à deux semestres.
51. La procédure d’enquête disciplinaire est régie par les articles 13 à 34 du règlement en question. Selon les articles 16 et 33, les droits de la défense des étudiants doivent être respectés et le conseil disciplinaire doit prendre en considération la raison qui a conduit l’étudiant à se livrer à une activité contraire au règlement. Par ailleurs, toutes les sanctions disciplinaires peuvent être soumises au contrôle des tribunaux administratifs.
5. Le pouvoir réglementaire des organes de direction des universités
52. Les universités étant des personnes morales de droit public en vertu de l’article 130 de la Constitution, elles sont dotées d’une autonomie, sous le contrôle de l’Etat, qui se traduit par la présence à leur tête d’organes de direction, tel le recteur, disposant des pouvoirs dévolus par les lois.
L’article 13 de la loi no 2547, dans ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« (...) b. Pouvoirs, compétences et responsabilités du recteur :
1. Présider les conseils de l’université, exécuter les décisions de ces derniers, examiner les propositions des conseils universitaires et prendre les décisions nécessaires, et assurer le fonctionnement coordonné des établissements rattachés à l’université ; (...)
5. Assurer la surveillance et le contrôle des unités de l’université et de son personnel de tous niveaux.
C’est le recteur qui est principalement compétent et responsable pour prendre, le cas échéant, des mesures de sécurité ; pour assurer la surveillance et le contrôle administratifs et scientifiques dans le fonctionnement de l’enseignement (...) »
53. Le pouvoir de contrôle et de surveillance accordé au recteur par l’article 13 de la loi no 2547 est soumis au principe de légalité et au contrôle du juge administratif.
C. La force contraignante de la motivation des arrêts de la Cour constitutionnelle
54. Dans son arrêt du 27 mai 1999 (E. 1998/58, K. 1999/19), publié au Journal officiel le 4 mars 2000, la Cour constitutionnelle déclara notamment :
« Le législatif et l’exécutif sont liés tant par le dispositif des arrêts que par leur motivation dans son ensemble. Les arrêts, avec leur motivation, contiennent les critères d’appréciation des activités législatives et en définissent les lignes directrices. »
D. Droit comparé
55. Depuis plus d’une vingtaine d’années, la place du voile islamique dans l’enseignement public suscite en Europe la controverse. Dans la majorité des pays européens, le débat concerne principalement les établissements d’enseignement du primaire et du secondaire. En revanche, en Turquie, en Azerbaïdjan et en Albanie, ce débat tourne non seulement autour de la liberté personnelle mais également de la signification politique du voile islamique. En effet, dans ces trois seuls pays, le port de celui-ci est réglementé dans l’espace universitaire.
56. En France, où la laïcité est considérée comme un des fondements des valeurs républicaines, a été adoptée la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Cette loi insère dans le code de l’éducation un article L. 141-5-1 ainsi rédigé : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »
La loi s’applique à l’ensemble des écoles et établissements scolaires publics, y compris aux formations post-baccalauréat (classes préparatoires aux grandes écoles, sections de technicien supérieur). Elle n’est pas applicable aux universités publiques. En outre, elle ne concerne, comme l’indique la circulaire du 18 mai 2004, que « les signes (...) dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse, tels que le voile islamique, quel que soit le nom qu’on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive. »
57. En Belgique, il n’existe pas de norme générale d’interdiction du port de signes religieux dans les écoles. Dans la communauté française, le décret du 13 mars 1994 définit la neutralité de l’enseignement. Les élèves sont en principe autorisés à arborer un signe religieux. D’une part, cette liberté s’exerce à la seule condition que soient sauvegardés les droits de l’homme, la réputation d’autrui, la sécurité nationale, l’ordre public, la santé et la moralité publique, et que soit respecté le règlement d’ordre intérieur. D’autre part, l’enseignant doit veiller à ce que, sous son autorité, ne se développe ni le prosélytisme religieux ou philosophique ni le militantisme politique organisés par ou pour les élèves. Ce décret mentionne comme motif de restriction admissible le règlement d’ordre intérieur de l’établissement. En outre, le 19 mai 2004, la communauté française a adopté un décret relatif à la mise en œuvre de l’égalité de traitement. En ce qui concerne la communauté flamande, la situation des établissements n’est pas uniforme quant à la question de l’acceptation du port de signes religieux. Certains établissements l’interdisent, d’autres l’autorisent. Dans ce dernier cas, des restrictions sont admises sur la base de critères d’hygiène et de sécurité.
58. Dans d’autres pays, parfois après un long débat juridique, l’enseignement public accepte en principe les jeunes filles musulmanes qui portent le foulard islamique (Allemagne, Autriche, Espagne, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède et Suisse).
59. En Allemagne, où le débat s’était concentré sur le port du foulard islamique par les enseignantes, la Cour constitutionnelle a indiqué le 24 septembre 2003 dans une affaire opposant l’une d’elles au Land de Bade-Wurtemberg que l’absence d’interdiction législative explicite permettait le port du foulard par les enseignantes. Par conséquent, elle a imposé aux Länder l’obligation de réglementer la tenue vestimentaire des enseignants quand ils veulent leur interdire le port du foulard islamique dans les écoles publiques.
60. En Autriche, il n’y a pas de législation spécifique sur le port du foulard, du turban et de la kippa. Il est en général considéré que l’interdiction du port du voile est uniquement justifiée lorsque la santé ou la sécurité des élèves est en cause.
61. Au Royaume-Uni, une attitude tolérante prévaut à l’égard du port de signes religieux par les élèves. Des difficultés en relation avec le port du voile islamique ne surviennent que rarement. La question a également été débattue dans le cadre du principe d’élimination de la discrimination raciale à l’école en vue de protéger le caractère multiculturel des établissements d’enseignement (voir notamment l’affaire Mandla v. Dowell, The Law Reports 1983, 548-570). La Commission pour l’égalité raciale, dont les avis ne constituent que des recommandations, s’est également prononcée sur la question du foulard islamique en 1988 à l’occasion de l’affaire de la grammar school de D’Altrincham qui a abouti à un compromis entre l’école et la famille de deux sœurs souhaitant porter le foulard islamique dans une école privée. L’école a accepté le port du voile islamique, à condition que celui-ci soit dépourvu de toute décoration et soit de couleur bleu marine, comme l’uniforme de l’école, et maintenu serré au niveau du cou.
Dans l’affaire R. (On the application of Begum) v. Headteacher and Governors of Denbigh High School [2004], la High Court of Justice de Londres a été appelée à trancher une affaire opposant une élève musulmane souhaitant porter le jilbab (ample toge couvrant tout le corps) à l’école. Cette dernière imposait aux élèves un uniforme, dont une des options correspondait au port du voile et une longue tenue traditionnelle du sous-continent indien (shalwar kameez). En juin 2004, le tribunal a débouté l’élève et n’a discerné aucune violation de la liberté de religion. Toutefois, ce jugement a été infirmé en appel en mars 2005 par la Court of Appeal, qui a accepté l’existence d’une ingérence dans la liberté de religion de l’élève, étant donné qu’une minorité des musulmans au Royaume-Uni estimait qu’il y avait une obligation religieuse de porter le jilbab à partir de l’âge de la puberté et que l’élève s’y ralliait sincèrement. Cette ingérence n’avait pas été justifiée par les autorités scolaires parce que la procédure de décision n’était pas compatible avec la liberté de religion.
62. En Espagne, la législation n’interdit pas d’une façon expresse le port de couvre-chefs religieux par les élèves dans l’enseignement public. Deux décrets royaux du 26 janvier 1996, applicables par défaut dans l’enseignement primaire et secondaire en l’absence de mesures prises par les communautés autonomes, compétentes en la matière, accordent aux conseils d’établissement la compétence pour adopter le règlement intérieur, qui peut notamment comporter des dispositions sur la tenue vestimentaire. Dans l’ensemble, le port du foulard est accepté par les établissements scolaires publics.
63. En Finlande et en Suède, le foulard islamique a été admis à l’école. Toutefois, une distinction est faite entre la bourca (désigne le voile intégral couvrant l’ensemble du corps et du visage) et le niqab (voile recouvrant tout le haut du corps à l’exception des yeux). Notamment en Suède, des directives contraignantes ont été adoptées en 2003 par l’agence nationale de l’éducation. Elles autorisent une école à interdire la bourca et le niqab, mais à condition que pareille mesure soit prise dans un esprit de dialogue sur les valeurs communes d’égalité des sexes et de respect du principe démocratique sur lequel se base le système éducatif.
64. Aux Pays-Bas, où la question du foulard islamique est appréhendée non pas sous l’angle de la liberté de religion mais sous celui de la discrimination, le foulard islamique est généralement toléré. En 2003, une directive non contraignante a été élaborée. Les écoles peuvent imposer des uniformes aux élèves à condition que les exigences ainsi prévues ne soient pas discriminatoires, qu’elles figurent dans le guide de l’école et que leur méconnaissance ne soit pas sanctionnée de manière disproportionnée. Par ailleurs, il est considéré que l’interdiction de la bourca est justifiée pour permettre d’identifier les élèves ou d’assurer la communication avec elles. En outre, la commission pour l’égalité de traitement a estimé, en 1997, qu’interdire le port du voile durant des cours de gymnastique pour des motifs de sécurité n’était pas discriminatoire.
65. Il apparaît que, dans plusieurs autres pays, le foulard islamique n’a encore jamais été l’objet d’une discussion juridique approfondie, et il est admis dans l’école (Russie, Roumanie, Hongrie, Grèce, République tchèque, Slovaquie, Pologne).
E. Les textes pertinents du Conseil de l’Europe relatifs à l’enseignement supérieur
66. Concernant les divers textes adoptés par le Conseil de l’Europe dans le domaine de l’enseignement supérieur, il y a lieu tout d’abord de citer, parmi les travaux de l’Assemblée parlementaire, la Recommandation 1353 (1998) portant sur l’accès des minorités à l’enseignement supérieur, adoptée le 27 janvier 1998, ainsi que, parmi les travaux du Comité des ministres, la Recommandation no R (98) 3 sur l’accès à l’enseignement supérieur, adoptée le 17 mars 1998.
En la matière, il convient également de mentionner une convention conjointe du Conseil de l’Europe et de l’UNESCO, à savoir la Convention sur la reconnaissance des qualifications relatives à l’enseignement supérieur dans la région européenne, qui a été signée à Lisbonne le 11 avril 1997 et est entrée en vigueur le 1er février 1999.
67. Dans son préambule, la Convention sur la reconnaissance des qualifications relatives à l’enseignement supérieur dans la région européenne énonce :
« Conscientes du fait que le droit à l’éducation est un droit de l’homme et que l’enseignement supérieur, qui joue un rôle éminent dans l’acquisition et dans le progrès de la connaissance, constitue une exceptionnelle richesse culturelle et scientifique, tant pour les individus que pour la société (...) »
68. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté le 17 mars 1998 la Recommandation no R (98) 3 sur l’accès à l’enseignement supérieur. En vertu du préambule de ce texte :
« l’enseignement supérieur a un rôle essentiel à jouer dans la promotion des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et dans le renforcement de la démocratie pluraliste et de la tolérance [et] (...) l’élargissement des possibilités de participation à l’enseignement supérieur aux membres de tous les groupes de la société peut contribuer à garantir la démocratie et à instaurer la confiance dans des situations de tension sociale (...) »
69. De même, l’article 2 de la Recommandation 1353 (1998) portant sur l’accès des minorités à l’enseignement supérieur, adoptée le 27 janvier 1998 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, est ainsi libellé :
« L’éducation est un droit fondamental de la personne et, par conséquent, l’accès à tous les niveaux d’enseignement, y compris supérieur, devrait être ouvert dans les mêmes conditions à tous les résidents permanents des Etats signataires de la Convention culturelle européenne. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION
70. La requérante soutient que l’interdiction de porter le foulard islamique dans les établissements de l’enseignement supérieur constitue une atteinte injustifiée à son droit à la liberté de religion, en particulier à son droit de manifester sa religion.
Elle invoque l’article 9 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Arrêt de la Chambre
71. La chambre a constaté que la réglementation de l’Université d’Istanbul, qui soumet le port du foulard islamique à des restrictions, et les mesures d’application y afférentes ont constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante du droit de manifester sa religion. Elle a conclu que cette ingérence était prévue par la loi, poursuivait l’un des buts légitimes énoncés dans le deuxième paragraphe de l’article 9 et était justifiée dans son principe et proportionnée aux buts poursuivis, et pouvait donc être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » (paragraphes 66-116 de l’arrêt de la chambre).
B. Thèses des parties devant la Grande Chambre
72. Dans sa demande de renvoi à la Grande Chambre du 27 septembre 2004 et dans sa plaidoirie à l’audience, la requérante a contesté les considérations qui ont conduit la chambre à conclure à l’absence de violation de l’article 9 de la Convention.
73. En revanche, dans ses observations présentées à la Grande Chambre le 27 janvier 2005, la requérante a combattu l’idée d’obtenir la reconnaissance juridique du port du foulard islamique en tout lieu pour toutes les femmes, et a notamment dit ceci : « L’arrêt de section implique l’idée que le port du foulard n’est pas toujours protégé par la liberté de religion. [Je] ne conteste pas cette approche. »
74. Le Gouvernement demande à la Grande Chambre d’entériner le constat de la chambre selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 9.
C. Appréciation de la Cour
75. La Cour doit rechercher s’il y a eu ingérence dans le droit de la requérante garanti par l’article 9 et, dans l’affirmative, si cette ingérence était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime et était « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 9 § 2 de la Convention.
1. Sur l’existence d’une ingérence
76. La requérante déclare que son habillement doit être traité comme l’observance d’une règle religieuse, qu’elle considère comme une « pratique reconnue ». Elle soutient que la restriction litigieuse, à savoir la réglementation du port du foulard islamique dans l’enceinte universitaire, constitue une ingérence manifeste dans son droit à la liberté de manifester sa religion.
77. Le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur cette question devant la Grande Chambre.
78. En ce qui concerne l’existence d’une ingérence, la Grande Chambre souscrit aux constats suivants de la chambre (paragraphe 71 de son arrêt) :
« Selon la requérante, en revêtant un foulard, elle obéit à un précepte religieux et, par ce biais, manifeste sa volonté de se conformer strictement aux obligations de la religion musulmane. Dès lors, l’on peut considérer qu’il s’agit d’un acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction et, sans se prononcer sur la question de savoir si cet acte, dans tous les cas, constitue l’accomplissement d’un devoir religieux, la Cour partira du principe que la réglementation litigieuse, qui soumet le port du foulard islamique à des restrictions de lieu et de forme dans les universités, a constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante du droit de manifester sa religion. »
2. Prévue par la loi
a) Thèses des parties devant la Grande Chambre
79. La requérante fait valoir l’absence de règle de « droit écrit » interdisant à une femme vêtue d’un foulard islamique de poursuivre ses études à l’université, au moment de son inscription à l’université en 1993 et dans la période qui s’en est suivie. Elle explique notamment qu’en vertu du règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants, le simple fait de porter le foulard islamique n’est pas constitutif d’une infraction (paragraphes 49 et 50 ci-dessus). En effet, le premier acte réglementaire restrictif applicable à son égard sera, quatre ans et demi plus tard, la circulaire du rectorat du 23 février 1998.
80. Selon la requérante, l’on ne peut pas prétendre que la source légale de la réglementation litigieuse était la jurisprudence des tribunaux turcs, étant donné que ces derniers, seuls habilités à appliquer la loi, n’ont pas compétence pour élaborer de nouvelles règles de droit. Dans ses arrêts des 7 mars 1989 et 9 avril 1991 (paragraphes 39 et 41 ci-dessus), la Cour constitutionnelle n’a certes pas excédé ses pouvoirs en posant une interdiction à l’égard des particuliers. Toutefois, le législateur n’a pas déduit du premier arrêt de la Cour constitutionnelle une injonction d’interdire le port du foulard islamique. Or, aucune disposition des lois en vigueur n’interdit aux étudiantes de porter un foulard dans l’enceinte des établissements de l’enseignement supérieur, et la motivation développée par la Cour constitutionnelle pour appuyer sa conclusion n’a pas de valeur juridique.
81. Selon la requérante, il ne fait aucun doute que les autorités universitaires, y compris les rectorats et décanats, peuvent exercer les compétences qui leur sont attribuées par le droit. Par ailleurs, l’étendue, les limites, les procédures d’exercice ainsi que les mesures destinées à éviter un exercice abusif de ces compétences sont également définies par le droit. Or en l’espèce, ni les lois en vigueur ni le règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants n’attribuent au rectorat la compétence et le pouvoir de refuser aux étudiantes « portant le foulard » l’accès aux locaux de l’établissement ou aux salles d’examen. Au demeurant, selon elle, le pouvoir législatif n’a jamais adopté une position générale interdisant le port de signes religieux dans les écoles et les universités et, à aucun moment, ne s’est constituée au Parlement une telle volonté, nonobstant le fait que le port du foulard islamique était l’objet d’une très vive controverse. Par ailleurs, dans aucun règlement d’ordre général les autorités administratives n’ont adopté de dispositions prévoyant l’application de sanctions disciplinaires aux étudiantes portant un foulard dans un établissement de l’enseignement supérieur, ce qui signifie l’absence d’une telle interdiction.
82. Aux yeux de la requérante, l’ingérence dans son droit n’avait pas de caractère prévisible et ne reposait pas sur une « loi » au sens de la Convention.
83. Le Gouvernement s’est borné à demander à la Grande Chambre d’entériner le constat de la chambre sur ce point.
b) Appréciation de la Cour
84. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression « prévue par la loi » veut d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais a trait aussi à la qualité de la loi en question : cette expression exige l’accessibilité de la loi aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 64, CEDH 2004‑...).
85. La Cour observe que les arguments de la requérante relatifs à l’imprévisibilité alléguée du droit turc ne concernent pas la circulaire du 23 février 1998 sur laquelle était fondée l’interdiction d’accès aux cours, stages et travaux pratiques aux étudiantes voilées. En effet, ce texte émanait du recteur de l’Université d’Istanbul, qui a agi en tant que personne principalement compétente et responsable, chargée d’assurer la surveillance et le contrôle administratifs et scientifiques dans le fonctionnement de l’université ; il a adopté la circulaire en question dans le cadre légal défini par l’article 13 de la loi no 2547 (paragraphe 52 ci-dessus) et conformément aux textes réglementaires adoptés antérieurement.
86. Selon la requérante, toutefois, ce texte n’est pas compatible avec l’article 17 provisoire de la loi no 2547 dans la mesure où ledit article n’interdisait pas le port du foulard islamique, et il n’existe aucune règle législative susceptible de constituer la source légale d’une disposition réglementaire.
87. La Cour doit donc rechercher si l’article 17 provisoire de la loi no 2547 peut constituer le fondement légal de la circulaire en question. Elle rappelle à cet égard qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et appliquer le droit interne (Kruslin c. France, arrêt du 24 avril 1990, série A no 176-A, p. 21, § 29). Or, les tribunaux administratifs, pour écarter le moyen tiré de l’illégalité du texte litigieux, se sont appuyés sur la jurisprudence constante du Conseil d’Etat et de la Cour constitutionnelle (paragraphe 19 ci-dessus).
88. Par ailleurs, en ce qui concerne l’expression « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention, la Cour rappelle avoir toujours entendu le terme « loi » dans son acception « matérielle » et non « formelle » ; elle y a inclus à la fois du « droit écrit », comprenant aussi bien des textes de rang infralégislatif (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, arrêt du 18 juin 1971, série A no 12, p. 45, § 93) que des actes réglementaires pris par un ordre professionnel, par délégation du législateur, dans le cadre de son pouvoir normatif autonome (Bartold c. Allemagne, arrêt du 25 mars 1985, série A no 90, p. 21, § 46) et le « droit non écrit ». La « loi » doit se comprendre comme englobant le texte écrit et le « droit élaboré » par les juges (voir, entre autres, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, p. 30, § 47, Kruslin, précité, § 29 in fine, et Casado Coca c. Espagne, arrêt du 24 février 1994, série A no 285‑A, p. 18, § 43). En résumé, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété.
89. Il convient dès lors d’examiner la question sur la base, non seulement du libellé de l’article 17 provisoire de la loi no 2547, mais aussi de la jurisprudence pertinente des tribunaux internes.
A cet égard, à la lecture dudit article, comme la Cour constitutionnelle l’a souligné dans son arrêt du 9 avril 1991 (paragraphe 41 ci-dessus), la liberté vestimentaire dans les établissements de l’enseignement supérieur n’est pas absolue. Aux termes dudit article, la tenue des étudiants est libre « à condition de ne pas être contraire aux lois en vigueur ».
90. Le différend porte alors sur la signification des mots « lois en vigueur » figurant dans la disposition précitée.
91. La Cour rappelle que la portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires. Il faut en plus avoir à l’esprit qu’aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, il existe immanquablement un élément d’interprétation judiciaire, car il faudra toujours élucider les points obscurs et s’adapter aux circonstances particulières. A lui seul, un certain doute à propos de cas limites ne suffit pas à rendre l’application d’une disposition légale imprévisible. En outre, une telle disposition ne se heurte pas à l’exigence de prévisibilité aux fins de la Convention du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. La fonction de décision confiée aux juridictions sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, en tenant compte des évolutions de la pratique quotidienne (Gorzelik et autres, précité, § 65).
92. La Cour note à cet égard que, dans son arrêt précité, la Cour constitutionnelle a considéré que les termes « lois en vigueur » englobent nécessairement la Constitution. Il ressort par ailleurs de cet arrêt que le fait d’autoriser les étudiantes à « se couvrir le cou et les cheveux avec un voile ou un foulard pour des raisons de conviction religieuse » dans les universités était contraire à la Constitution (paragraphe 41 ci-dessus).
93. Cette jurisprudence de la Cour constitutionnelle, ayant force contraignante (paragraphes 29 et 54 ci-dessus) et étant accessible dès lors qu’elle avait été publiée au Journal officiel le 31 juillet 1991, complétait la lettre de l’article 17 provisoire et s’alignait sur la jurisprudence constitutionnelle antérieure (paragraphe 39 ci-dessus). Au surplus, depuis de longues années déjà, le Conseil d’Etat considérait que le port du foulard islamique par les étudiantes n’était pas compatible avec les principes fondamentaux de la République, dès lors que celui-ci était en passe de devenir le symbole d’une vision contraire aux libertés de la femme et aux principes fondamentaux (paragraphe 37 ci-dessus).
94. Pour ce qui est de l’argument de la requérante selon lequel le pouvoir législatif n’a jamais adopté une telle interdiction, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un Etat défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont en conformité avec la Convention (Gorzelik et autres, précité, § 67).
95. En outre, la Cour estime que, si l’Université d’Istanbul ou d’autres universités ont appliqué plus ou moins strictement une règle existante, tel l’article 17 provisoire de la loi no 2547, lu à la lumière de la jurisprudence pertinente, en fonction du contexte et des particularités des formations proposées, une telle pratique, à elle seule, ne rend pas cette règle imprévisible. En effet, dans le système constitutionnel turc, les organes directeurs des universités ne peuvent en aucun cas apporter une restriction aux droits fondamentaux sans une base légale (voir l’article 13 de la Constitution, paragraphe 29 ci‑dessus). Leur rôle se limite à adopter les règles internes d’un établissement d’enseignement dans le respect du principe de légalité et sous le contrôle des juges administratifs.
96. Par ailleurs, la Cour peut admettre que, dans un domaine tel que les règles internes d’une université, il peut se révéler difficile d’élaborer des lois d’une très grande précision, voire inopportun de formuler des règles rigides (voir, mutatis mutandis, Gorzelik et autres, précité, § 67).
97. De même, il est hors de doute que le port du foulard islamique était réglementé au moins dès 1994 à l’Université d’Istanbul, soit bien avant que la requérante ne s’y inscrive (paragraphes 43 et 45 ci-dessus).
98. Dans ces conditions, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse avait une base légale en droit turc, à savoir l’article 17 provisoire de la loi no 2547, lu à la lumière de la jurisprudence pertinente des tribunaux internes. La loi était aussi accessible et peut passer pour être libellée avec suffisamment de précision pour satisfaire à l’exigence de prévisibilité. En effet, la requérante pouvait prévoir, dès son entrée à l’Université d’Istanbul, que le port du foulard islamique par les étudiantes était réglementé dans l’espace universitaire et, à partir du 23 février 1998, qu’elle risquait de se voir refuser l’accès aux cours et aux épreuves si elle persistait à porter le foulard.
3. But légitime
99. Eu égard aux circonstances de la cause et aux termes des décisions des juridictions internes, la Cour peut accepter que l’ingérence incriminée poursuivait pour l’essentiel les buts légitimes que sont la protection des droits et libertés d’autrui et de l’ordre, ce qui ne prête pas à controverse entre les parties.
4. « Nécessaire dans une société démocratique »
a) Thèses des parties devant la Grande Chambre
i. La requérante
100. La requérante conteste les considérations de la chambre. Dans ses observations du 27 septembre 2004 et dans sa plaidoirie à l’audience, elle a souligné notamment que les notions de « démocratie » et de « république » ne sont pas similaires. Alors que beaucoup de régimes totalitaires se réclament de « la République », seule une véritable démocratie peut être fondée sur les principes de pluralisme et d’esprit d’ouverture. Selon elle, en Turquie, l’organisation des systèmes judiciaire et universitaire a été façonnée au gré des coups d’Etat militaires de 1960, 1971 et 1980. En outre, se référant à la jurisprudence de la Cour et à la pratique adoptée dans plusieurs pays européens, la requérante soutient que les Etats contractants ne doivent pas disposer d’une large marge d’appréciation en matière de tenue vestimentaire des étudiants. Elle explique notamment que dans aucun pays européen il n’est interdit aux étudiantes de porter le foulard islamique dans les universités. Par ailleurs, elle soutient qu’aucune tension n’est survenue dans les établissements de l’enseignement supérieur pour justifier une telle mesure radicale.
101. Toujours dans ses observations précitées, la requérante explique que les étudiantes sont des adultes disposant d’une faculté d’appréciation, de leur pleine capacité juridique et de celle de décider librement de la conduite à tenir. Est par conséquent dénuée de tout fondement l’allégation selon laquelle, en revêtant le foulard islamique, elle se montrerait irrespectueuse envers les convictions d’autrui ou chercherait à influencer les autres et à porter atteinte aux droits et libertés d’autrui. Elle n’a créé aucune entrave externe à une quelconque liberté avec le soutien ou l’autorité de l’Etat. Il s’agit en effet d’un choix fondé sur sa conviction religieuse, laquelle constitue le droit fondamental le plus important que lui accorde la démocratie pluraliste et libérale. Il est à ses yeux incontestable qu’une personne est libre de s’imposer des restrictions si elle les juge appropriées. Par ailleurs, il est injuste de considérer que le port du foulard islamique par elle-même est contraire au principe d’égalité des hommes et des femmes, étant donné que toutes les religions imposent de telles restrictions vestimentaires et que les individus sont libres de s’y conformer ou non.
102. En revanche, dans ses observations du 27 janvier 2005, la requérante a dit pouvoir accepter l’idée que le port du foulard islamique n’est pas toujours protégé par la liberté de religion (paragraphe 73 ci-dessus).
ii. Le Gouvernement
103. Le Gouvernement souscrit à la conclusion de la chambre (paragraphe 71 ci-dessus).
b) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
104. La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (voir, entre autres, Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 17, § 3, et Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I).
105. Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 73, CEDH 2000-VII).
L’article 9 ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction (voir, parmi plusieurs autres, Kalaç c. Turquie, arrêt du 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, p. 1209, § 27, Arrowsmith c. Royaume-Uni, no 7050/75, décision de la Commission du 12 octobre 1978, Décisions et Rapports (DR) 19, p. 5, C. c. Royaume-Uni, no 10358/83, décision de la Commission du 15 décembre 1983, DR 37, p. 142, et Tepeli et autres c. Turquie (déc.), no 31876/96, 11 septembre 2001).
106. Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis, précité, p. 18, § 33). Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’Etat en vertu de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention.
107. La Cour a souvent mis l’accent sur le rôle de l’Etat en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances, et indiqué que ce rôle contribue à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Elle estime aussi que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’Etat est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci (voir Manoussakis et autres c. Grèce, arrêt du 26 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1365, § 47, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000‑XI, Refah Partisi et autres, précité, § 91), et considère que ce devoir impose à l’Etat de s’assurer que des groupes opposés se tolèrent (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil 1998‑I, § 57). Dès lors, le rôle des autorités dans ce cas n’est pas de supprimer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se tolèrent (Serif c. Grèce, no 38178/97, § 53, CEDH 1999‑IX).
108. Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et évitant tout abus d’une position dominante (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, arrêt du 13 août 1981, série A no 44, p. 25, § 63, et Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 112, CEDH 1999‑III). Le pluralisme et la démocratie doivent également se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, qui impliquent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, pp. 21‑22, § 45, et Refah Partisi et autres, précité, § 99). Si les « droits et libertés d’autrui » figurent eux-mêmes parmi ceux garantis par la Convention ou ses Protocoles, il faut admettre que la nécessité de les protéger puisse conduire les Etats à restreindre d’autres droits ou libertés également consacrés par la Convention : c’est précisément cette constante recherche d’un équilibre entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le fondement d’une « société démocratique » (Chassagnou et autres, précité, § 113).
109. Lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l’Etat et les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, § 84, et Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1958, § 58). Tel est notamment le cas lorsqu’il s’agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement, d’autant plus, comme le démontre l’aperçu de droit comparé (paragraphes 55-65 ci‑dessus), au vu de la diversité des approches nationales quant à cette question. En effet, il n’est pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société (Otto-Preminger-Institut c. Autriche, arrêt du 20 septembre 1994, série A no 295‑A, p. 19, § 50) et le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse ne sont pas les mêmes suivant les époques et les contextes (voir, par exemple, Dahlab c. Suisse (déc.) no 42393/98, CEDH 2001‑V). La réglementation en la matière peut varier par conséquent d’un pays à l’autre en fonction des traditions nationales et des exigences imposées par la protection des droits et libertés d’autrui et le maintien de l’ordre public (voir, mutatis mutandis, Wingrove, précité, p. 1957, § 57). Dès lors, le choix quant à l’étendue et aux modalités d’une telle réglementation doit, par la force des choses, être dans une certaine mesure laissé à l’Etat concerné, puisqu’il dépend du contexte national considéré (voir, mutatis mutandis, Gorzelik, précité, § 67 et Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 73, CEDH 2003‑IX (extraits)).
110. Cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées (Manoussakis et autres, précité, § 44). Pour délimiter l’ampleur de cette marge d’appréciation en l’espèce, la Cour doit tenir compte de l’enjeu, à savoir la protection des droits et libertés d’autrui, les impératifs de l’ordre public, la nécessité de maintenir la paix civile et un véritable pluralisme religieux, indispensable pour la survie d’une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Kokkinakis, précité, § 31, Manoussakis et autres, précité, p. 1364, § 44, et Casado Coca, précité, § 55).
111. La Cour rappelle également que, dans les décisions Karaduman c. Turquie (no 16278/90, décision de la Commission du 3 mai 1993, DR 74, p. 93) et Dahlab, précitée, les organes de la Convention ont considéré que, dans une société démocratique, l’Etat peut limiter le port du foulard islamique si cela nuit à l’objectif visé de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre et de la sécurité publique. Dans l’affaire Karaduman précitée, des mesures prises dans les universités en vue d’empêcher certains mouvements fondamentalistes religieux d’exercer une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas la religion en cause ou sur ceux adhérant à une autre religion ont été considérées comme justifiées au regard de l’article 9 § 2 de la Convention. Par conséquent, il a été établi que des établissements de l’enseignement supérieur peuvent réglementer la manifestation des rites et des symboles d’une religion en fixant des restrictions de lieu et de forme, dans le but d’assurer la mixité d’étudiants de croyances diverses et de protéger ainsi l’ordre public et les croyances d’autrui (voir, également, Refah Partisi et autres, précité, § 95). Dans le cadre de l’affaire Dahlab précitée, qui concernait une enseignante chargée d’une classe de jeunes enfants, la Cour a notamment mis l’accent sur le « signe extérieur fort » que représentait le port du foulard par celle-ci et s’est interrogée sur l’effet prosélytique que peut avoir le port d’un tel symbole dès lors qu’il semblait être imposé aux femmes par un précepte religieux difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes. Elle a également noté la difficulté de concilier le port du foulard islamique par une enseignante avec le message de tolérance, de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que, dans une démocratie, tout enseignant doit transmettre à ses élèves.
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
112. L’ingérence litigieuse que constitue la réglementation du 23 février 1998, qui soumet le port du foulard islamique par les étudiantes, telle Mlle Şahin, à des restrictions de lieu et de forme dans l’enceinte universitaire, était fondée, selon les juridictions turques (paragraphes 37, 39 et 41 ci-dessus) notamment sur les deux principes de laïcité et d’égalité.
113. Dans leur arrêt du 7 mars 1989, les juges constitutionnels ont estimé que la laïcité, qui constitue le garant des valeurs démocratiques, est au confluent de la liberté et de l’égalité. Ce principe interdit à l’Etat de témoigner une préférence pour une religion ou croyance précise, guidant ainsi l’Etat dans son rôle d’arbitre impartial, et implique nécessairement la liberté de religion et de conscience. Il vise également à prémunir l’individu non seulement contre des ingérences arbitraires de l’Etat mais aussi contre des pressions extérieures émanant des mouvements extrémistes. Selon ces juges, par ailleurs, la liberté de manifester la religion peut être restreinte dans le but de préserver ces valeurs et principes (paragraphe 39 ci-dessus).
114. Comme la chambre l’a souligné à juste titre (paragraphe 106 de son arrêt), la Cour trouve une telle conception de la laïcité respectueuse des valeurs sous-jacentes à la Convention. Elle constate que la sauvegarde de ce principe, assurément l’un des principes fondateurs de l’Etat turc qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie, peut être considérée comme nécessaire à la protection du système démocratique en Turquie. Une attitude ne respectant pas ce principe ne sera pas nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester la religion et ne bénéficiera pas de la protection qu’assure l’article 9 de la Convention (Refah Partisi et autres, précité, § 93).
115. Après avoir examiné les arguments des parties, la Grande Chambre ne voit aucune raison pertinente de s’écarter des considérations suivantes de la chambre (paragraphes 107-109 de son arrêt) :
« (...) La Cour note que le système constitutionnel turc met l’accent sur la protection des droits des femmes. L’égalité entre les sexes, reconnue par la Cour européenne comme l’un des principes essentiels sous-jacents à la Convention et un objectif des Etats membres du Conseil de l’Europe (voir, par exemple, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985, série A no 77, p. 38, § 78, Schuler-Zgraggen c. Suisse, arrêt du 24 juin 1993, série A no 263, pp. 21–22, § 67, Burghartz c. Suisse, arrêt du 22 février 1994, série A no 280-B, p. 27, § 27, Van Raalte c. Pays-Bas, arrêt du 21 février 1997, Recueil 1997-I, p. 186, § 39 in fine, et Petrovic c. Autriche, arrêt du 27 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 587, § 37), a également été considérée par la Cour constitutionnelle turque comme un principe implicitement contenu dans les valeurs inspirant la Constitution.
(...) En outre, à l’instar des juges constitutionnels (...), la Cour estime que, lorsque l’on aborde la question du foulard islamique dans le contexte turc, on ne saurait faire abstraction de l’impact que peut avoir le port de ce symbole, présenté ou perçu comme une obligation religieuse contraignante, sur ceux qui ne l’arborent pas. Entrent en jeu notamment, comme elle l’a déjà souligné (Karaduman, décision précitée, et Refah Partisi et autres, précité, § 95), la protection des « droits et libertés d’autrui » et le « maintien de l’ordre public » dans un pays où la majorité de la population, manifestant un attachement profond aux droits des femmes et à un mode de vie laïque, adhère à la religion musulmane. Une limitation en la matière peut donc passer pour répondre à un « besoin social impérieux » tendant à atteindre ces deux buts légitimes, d’autant plus que, comme l’indiquent les juridictions turques (...), ce symbole religieux avait acquis au cours des dernières années en Turquie une portée politique.
(...) La Cour ne perd pas de vue qu’il existe en Turquie des mouvements politiques extrémistes qui s’efforcent d’imposer à la société tout entière leurs symboles religieux et leur conception de la société, fondée sur des règles religieuses (...) Elle rappelle avoir déjà dit que chaque Etat contractant peut, en conformité avec les dispositions de la Convention, prendre position contre de tels mouvements politiques en fonction de son expérience historique (Refah Partisi et autres, précité, § 124). La réglementation litigieuse se situe donc dans un tel contexte et elle constitue une mesure destinée à atteindre les buts légitimes énoncés ci-dessus et à protéger ainsi le pluralisme dans un établissement universitaire »
116. Vu le contexte décrit ci-dessus, c’est le principe de laïcité tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle (paragraphe 39 ci-dessus) qui est la considération primordiale ayant motivé l’interdiction du port de symboles religieux dans les universités. Dans un tel contexte, où les valeurs de pluralisme, de respect des droits d’autrui et, en particulier, d’égalité des hommes et des femmes devant la loi, sont enseignées et appliquées dans la pratique, l’on peut comprendre que les autorités compétentes aient voulu préserver le caractère laïque de leur établissement et ainsi considéré comme contraire à ces valeurs d’accepter le port de tenues religieuses, y compris, comme en l’espèce, celui du foulard islamique.
117. Il reste à déterminer si, en l’occurrence, il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et les objectifs légitimes poursuivis par l’ingérence contestée.
118. D’emblée, à l’instar de la chambre (paragraphe 111 de son arrêt), il convient de constater que les parties admettent que, dans les universités turques, les étudiants musulmans pratiquants, dans les limites apportées par les exigences de l’organisation de l’enseignement, peuvent s’acquitter des formes habituelles par lesquelles un musulman manifeste sa religion. Il ressort par ailleurs de la décision du 9 juillet 1998 adoptée par l’Université d’Istanbul que toutes sortes de tenues religieuses sont également interdites dans l’enceinte universitaire (paragraphe 47 ci-dessus).
119. Il importe aussi d’observer que, lorsque la question du port du foulard islamique par les étudiantes s’est posée en 1994 à l’Université d’Istanbul dans le cadre des formations de santé, le recteur de l’université a rappelé aux étudiants la raison d’être des règles régissant la tenue vestimentaire. Soulignant le dévoiement de la revendication visant à obtenir l’autorisation de porter le foulard islamique dans tous les espaces de l’université et faisant valoir les exigences liées au maintien de l’ordre public imposées par les formations de santé, il a demandé aux étudiants de respecter ces règles, qui étaient en conformité avec la législation et la jurisprudence des hautes juridictions (paragraphes 43-44 ci-dessus).
120. Par ailleurs, le processus de mise en application de la réglementation en question ayant débouché sur la décision du 9 juillet 1998 s’est déroulé sur plusieurs années et a été marqué par un large débat au sein de la société turque et du monde éducatif (paragraphe 35 ci-dessus). Les deux hautes juridictions, le Conseil d’Etat et la Cour constitutionnelle, ont pu élaborer une jurisprudence constante en la matière (paragraphes 37, 39 et 41 ci-dessus). Force est de constater que, tout au long de ce processus décisionnel, les autorités universitaires ont cherché à adapter leur attitude à l’évolution du contexte pour ne pas fermer leurs portes aux étudiantes voilées, en continuant à dialoguer avec celles-ci tout en veillant au maintien de l’ordre public et, en particulier, des exigences imposées par la formation dont il s’agit.
121. A cet égard, la Cour ne souscrit pas à l’argument de la requérante selon lequel le fait que le non-respect du code vestimentaire n’était pas passible de sanction disciplinaire équivaut à l’absence de règle (paragraphe 81 ci-dessus). S’agissant des moyens à employer pour assurer le respect des règles internes, il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre vision à celle des autorités universitaires. Ces dernières, étant en prise directe et permanente avec la communauté éducative, sont en principe mieux placées qu’une juridiction internationale pour évaluer les besoins et le contexte locaux ou les exigences d’une formation donnée (voir, mutatis mutandis, Valsamis c. Grèce, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil 1996‑VI, p. 2325, § 32). Du reste, ayant constaté la légitimité du but de la réglementation, la Cour ne saurait appliquer le critère de proportionnalité de manière à rendre la notion de « norme interne » d’un établissement vide de sens. L’article 9 ne garantit pas toujours le droit de se comporter d’une manière dictée par une conviction religieuse (Pichon et Sajous c. France (déc.), no 49853/99, CEDH 2001‑X) et il ne confère pas aux individus agissant de la sorte le droit de se soustraire à des règles qui se sont révélées justifiées (voir l’avis de la Commission, § 51 – formulé dans son rapport du 6 juillet 1995 –, arrêt Valsamis, précité, p. 2337).
122. A la lumière de ce qui précède et compte tenu de la marge d’appréciation des États contractants en la matière, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse était justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé.
123. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1
A. Sur la nécessité d’un examen séparé du présent grief
1. Position des parties
124. La Cour constate que si, devant la chambre, la requérante a invoqué certains articles de la Convention (articles 8, 10 et 14 ainsi que 2 du Protocole no 1), l’intéressée a plaidé pour l’essentiel la violation de l’article 9 de la Convention. Dans sa demande de renvoi, Mlle Şahin a prié la Grande Chambre de conclure à la violation des articles 8, 9, 10 et 14 de la Convention ainsi que de l’article 2 du Protocole no 1, en ne présentant aucun argument juridique quant à l’article 10.
125. Dans son mémoire du 27 janvier 2005, la requérante semble toutefois placer son argumentation concernant la réglementation du 23 février 1998 sous un éclairage différent de celui qu’elle avait adopté notamment devant la chambre. Dans son mémoire précité, elle a « [allégué] au principal une violation de l’article 2 du premier protocole et demand[é] à la Grande Chambre de trancher en ce sens ». Elle a notamment prié la Cour de « constater que la décision litigieuse d’interdire l’accès de l’université à la requérante portant, le cas échéant, le voile islamique, constitue en l’espèce une violation du droit à l’instruction, tel que garanti par l’article 2 du premier protocole lu à la lumière des articles 8, 9 et 10 de la Convention ».
126. Quant au Gouvernement, il soutient qu’il n’y a pas eu violation de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1.
2. Arrêt de la Chambre
127. La chambre a conclu que nulle question distincte ne se posait sous l’angle des articles 8, 10 et 14 de la Convention ainsi que de l’article 2 du Protocole no 1, invoqués par la requérante, les circonstances pertinentes étant les mêmes que pour l’article 9, au sujet duquel elle a conclu à l’absence de violation.
3. Appréciation de la Cour
128. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence désormais bien établie, « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête que la Chambre a examinés précédemment dans son arrêt, aucun fondement ne permettant un renvoi simplement partiel de l’affaire (voir, en dernier lieu, Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 66, CEDH 2004-... et, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 140-141, CEDH 2001-VII). L’« affaire » dont est saisie la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable.
129. La Cour estime que le grief tiré de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 peut être considéré comme distinct de celui tiré de l’article 9 de la Convention, compte tenu des circonstances propres à l’affaire et de la nature fondamentale du droit à l’instruction ainsi que de la position des parties, nonobstant le fait que ce grief équivaut en substance à une critique de la réglementation du 23 février 1998 comme cela était le cas au regard de l’article 9.
130. En conclusion, la Cour examinera ce grief séparément (voir, mutatis mutandis, Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, § 46, CEDH 2002‑V).
B. Sur l’applicabilité
131. La requérante allègue la violation de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, ainsi libellée :
« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. (...) »
1. Champ d’application de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1
a) Thèses des parties devant la Grande Chambre
132. La requérante ne doute pas que le droit à l’instruction, tel que prévu par la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, s’applique à l’enseignement supérieur, étant donné que cette disposition concerne l’ensemble des établissements existant à un moment donné.
133. Le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur cette question.
b) Appréciation de la Cour
134. Aux termes de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. Bien que ce texte ne fasse aucune mention de l’enseignement supérieur, rien ne tend non plus à indiquer qu’il n’est pas applicable à tous les niveaux d’enseignement, y compris le supérieur.
135. En ce qui concerne le contenu du droit à l’instruction et l’étendue de l’obligation qui en découle, la Cour rappelle avoir dit dans l’affaire Linguistique belge ((au principal), arrêt du 23 juillet 1968, série A no 6, p. 31, § 3) que « [l]a formulation négative signifie, et les travaux préparatoires le confirment, que les Parties contractantes ne reconnaissent pas un droit à l’instruction qui les obligerait à organiser à leurs frais, ou à subventionner, un enseignement d’une forme ou à un échelon déterminés. L’on ne saurait pourtant en déduire que l’Etat n’a aucune obligation positive d’assurer le respect de ce droit, tel que le protège la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1. Puisque « droit » il y a, celui-ci est garanti, en vertu de l’article 1 de la Convention, à toute personne relevant de la juridiction d’un Etat contractant. »
136. La Cour ne perd pas de vue que le développement du droit à l’instruction, dont le contenu varierait dans le temps et dans l’espace en fonction des circonstances économiques et sociales, dépend essentiellement des besoins et des ressources de la communauté. Cependant, il est d’une importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires. En outre, elle est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions actuelles (Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, p. 19, § 41, Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 14-15, § 26, et en dernier lieu, Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, 4 février 2005). Or si la première phrase de l’article 2 énonce pour l’essentiel l’accès aux établissements de l’enseignement du primaire et du secondaire, nulle cloison étanche ne sépare l’enseignement supérieur du domaine de l’instruction. En effet, dans plusieurs textes adoptés récemment, le Conseil de l’Europe a souligné le rôle essentiel et l’importance du droit à l’accès à l’enseignement supérieur dans la promotion des droits de l’homme et des libertés fondamentales et le renforcement de la démocratie (voir notamment la Recommandation R (98) 3 et la Recommandation 1353 (1998), paragraphes 68 et 69 ci-dessus). Comme le souligne la Convention sur la reconnaissance des qualifications relatives à l’enseignement supérieur dans la région européenne (paragraphe 67 ci-dessus), l’enseignement supérieur « joue un rôle éminent dans l’acquisition et dans le progrès de la connaissance » et « constitue une exceptionnelle richesse culturelle et scientifique tant pour l’individu que pour la société ».
137. Partant, on concevrait mal que les établissements de l’enseignement supérieur existant à un moment donné échappent à l’empire de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1. Ledit article n’astreint certes pas les Etats contractants à créer des établissements d’enseignement supérieur. Néanmoins, un État qui a créé de tels établissements a l’obligation de veiller à ce que les personnes jouissent d’un droit d’accès effectif à ceux-ci. Dans une société démocratique, le droit à l’instruction, indispensable à la réalisation des droits de l’homme, occupe une place si fondamentale qu’une interprétation restrictive de la première phrase de l’article 2 ne correspondrait pas au but et à l’objet de cette disposition (voir, mutatis mutandis, Linguistique belge, précité, p. 33, § 9, et Delcourt c. Belgique, arrêt du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 14, § 25).
138. Cette approche est conforme à la position retenue dans l’affaire Linguistique belge (arrêt précité, p. 22) par la Commission qui, dès 1965, déclarait que, bien que le champ d’application du droit protégé par l’article 2 du Protocole no 1 ne soit pas défini ou précisé par la Convention, celui-ci comprenait, « aux fins de l’examen de la présente affaire », « l’accès à l’enseignement gardien, primaire, secondaire et supérieur ».
139. Plus tard, dans plusieurs décisions, la Commission a relevé que « le droit à l’instruction, au sens de l’article 2, vise au premier chef l’instruction élémentaire et pas nécessairement des études supérieures comme celles de technologie » (X. c. Royaume-Uni, no 5962/72, décision de la Commission du 13 mars 1975, DR 2, p. 50, et Kramelius c. Suède, no 21062/92, décision de la Commission du 17 janvier 1996). Dans les affaires plus récentes, en laissant la porte ouverte à l’application de l’article 2 du Protocole no 1 à l’enseignement universitaire, elle s’est penchée sur la légitimité de certaines restrictions à l’accès aux établissements de l’enseignement supérieur (voir, en ce qui concerne un système d’enseignement supérieur limité, X. c. Royaume-Uni, no 8844/80, décision de la Commission du 9 décembre 1980, DR 23, p. 228 ; en ce qui concerne des mesures d’exclusion temporaire ou définitive d’un établissement d’enseignement, Yanasik c. Turquie, no 14524/89, décision de la Commission du 6 janvier 1993, DR 74, p. 14, et Sulak c. Turquie, no 24515/94, décision de la Commission du 17 janvier 1996, DR 84, p. 98).
140. Quant à la Cour, à la suite de l’affaire Linguistique belge, elle a déclaré irrecevables plusieurs affaires concernant l’enseignement supérieur, non parce que la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 ne s’y appliquait pas mais en se fondant sur un autre motif d’irrecevabilité (grief d’une personne handicapée n’ayant pas rempli les conditions d’accès à l’université, Lukach c. Russie (déc.), no 48041/99, 16 novembre 1999 ; absence d’autorisation de se préparer et de se présenter à l’examen final du diplôme de droit à l’université pendant une détention, Georgiou c. Grèce (déc.), no 45138/98, 13 janvier 2000 ; interruption des études supérieures en raison d’une condamnation régulière, Durmaz et autres c. Turquie (déc.), noo46506/99, 4 septembre 2001).
141. De l’ensemble des considérations qui précèdent, il ressort que les établissements de l’enseignement supérieur, s’ils existent à un moment donné, entrent dans le champ d’application de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, étant donné que le droit à l’accès à ces établissements constitue un élément inhérent au droit qu’énonce ladite disposition. Il ne s’agit pas là d’une interprétation extensive de nature à imposer aux États contractants de nouvelles obligations : elle se fonde sur les termes mêmes de la première phrase dudit article, lue dans son contexte et à la lumière de l’objet et du but de ce traité normatif qu’est la Convention (voir, mutatis mutandis, Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, § 36).
142. Partant, la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 trouve à s’appliquer en l’espèce. La manière dont elle le fait dépend toutefois à l’évidence des particularités du droit à l’instruction.
C. Sur le fond
1. Thèses des parties devant la Grande Chambre
a) La requérante
143. Pour la requérante, il est évident que l’interdiction du port du foulard islamique émanant des autorités publiques constitue une ingérence dans son droit à l’instruction, qui a consisté dans le refus de l’accès aux épreuves d’oncologie le 12 mars 1998, le refus de l’inscription administrative le 20 mars 1998 et le refus de l’accès au cours de neurologie le 16 avril 1998 et aux épreuves écrites du cours de santé populaire le 10 juin 1998.
144. La requérante admet que, de par sa nature, le droit à l’instruction nécessite d’être réglementé par l’Etat. A ses yeux, la réglementation doit suivre les mêmes critères que ceux valant pour les ingérences autorisées par les articles 8 à 11 de la Convention. A cet égard, elle souligne l’absence d’une disposition en droit interne turc empêchant la poursuite d’études supérieures, et déclare que les lois en vigueur n’attribuent pas au rectorat la compétence et le pouvoir de refuser l’accès à l’université aux étudiantes revêtues du foulard.
145. L’intéressée souligne avoir pu s’inscrire à l’université alors qu’elle portait le foulard et y poursuivre ses études de la sorte sans encombre pendant quatre ans et demi. Ainsi, elle soutient qu’il n’existait aucune source juridique interne qui, au moment de son inscription à l’université et pendant la période où elle poursuivait ses études, aurait permis de prévoir que, quelques années plus tard, elle ne pourrait plus accéder aux salles de cours.
146. Tout en réaffirmant que les moyens employés en l’espèce étaient disproportionnés au but poursuivi, la requérante admet que les établissements de l’enseignement supérieur peuvent, en principe, aspirer à fournir un enseignement dans un climat de sérénité et de sécurité. Toutefois, comme en témoigne l’absence de poursuite disciplinaire à son encontre, elle affirme qu’en portant le foulard islamique, elle n’a nullement troublé l’ordre public ni porté atteinte aux droits et libertés des autres étudiants. En outre, selon elle, les autorités compétentes de l’université ont à leur disposition suffisamment d’instruments pour garantir la protection de l’ordre public, tels que des mécanismes disciplinaires ou la saisine des juridictions répressives, si le comportement de l’étudiant est constitutif d’une infraction pénale.
147. La requérante soutient que le fait de conditionner la poursuite de ses études à la suppression du foulard et de lui refuser l’accès aux établissements d’enseignement en cas de non-respect de cette condition porte effectivement et abusivement atteinte à la substance du droit à l’instruction et rend ce droit inutilisable. Cela vaut d’autant plus qu’elle est une jeune adulte ayant construit sa personnalité et intégré des valeurs de nature sociale et morale et qu’elle s’est vue privée de toute possibilité de continuer ses études en Turquie en accord avec ses convictions.
148. Pour l’ensemble de ces raisons, la requérante soutient que, quelle que soit la portée de la marge d’appréciation qui lui a été accordée, l’Etat défendeur en a outrepassé les limites et a violé son droit à l’instruction, lu à la lumière des articles 8, 9 et 10 de la Convention.
b) Le Gouvernement
149. Se référant à la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement rappelle que les Etats contractants disposent d’une marge d’appréciation pour adopter des réglementations en matière d’enseignement.
150. Il fait valoir également que la requérante s’était inscrite à la faculté de médecine de Cerrahpaşa de l’Université d’Istanbul alors qu’elle poursuivait depuis cinq ans ses études à la faculté de médecine de l’université de Bursa, où elle portait le voile. Par une circulaire, le recteur de l’Université d’Istanbul avait interdit le port du voile dans l’université. Cette interdiction se fondait sur les arrêts de la Cour constitutionnelle et du Conseil d’Etat. Comme l’indiquent la requête et la demande de renvoi, l’intéressée ne s’est heurtée à aucun obstacle lorsqu’elle s’est inscrite à la faculté de médecine de Cerrahpaşa. Cela prouve qu’elle a bénéficié de l’égalité de traitement en matière de droit d’accès aux établissements d’enseignement. Quant à l’ingérence qu’elle a subie en raison de la mise en œuvre de la circulaire du 23 février 1998, le Gouvernement se contente de souligner que celle-ci avait été contrôlée par les instances judiciaires.
151. En conclusion, en demandant que soit confirmé l’arrêt de la chambre, le Gouvernement soutient que la réglementation litigieuse n’était pas contraire à la jurisprudence de la Cour, compte tenu de la marge d’appréciation accordée aux Etats contractants.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
152. Le droit à l’instruction, tel qu’il est prévu par la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, garantit à quiconque relève de la juridiction des Etats contractants « un droit d’accès aux établissements scolaires existant à un moment donné » ; mais l’accès à ces derniers ne forme qu’une partie de ce droit fondamental. Pour que ce droit « produise des effets utiles, il faut encore, notamment, que l’individu qui en est titulaire ait la possibilité de tirer un bénéfice de l’enseignement suivi, c’est-à-dire le droit d’obtenir, conformément aux règles en vigueur dans chaque Etat, sous une forme ou une autre, la reconnaissance officielle des études accomplies » (Linguistique belge, précité, pp. 30-32, §§ 3-5 ; voir également Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 23, pp. 25-26, § 52). De même, le membre de phrase « nul ne peut (...) » implique le principe d’égalité de traitement de tous les citoyens dans l’exercice du droit à l’instruction.
153. Le droit fondamental de chacun à l’instruction vaut pour les élèves des établissements de l’enseignement public comme des établissements privés, sans aucune distinction (Costello-Roberts c. Royaume-Uni, arrêt du 25 mars 1993, série A no 247‑C, p. 58, § 27).
154. Pour important qu’il soit, ce droit n’est toutefois pas absolu ; il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il « appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat » (Linguistique belge, précité, p. 32, § 5 ; voir aussi, mutatis mutandis, Golder, précité, pp. 18-19, § 38, et Fayed c. Royaume-Uni, arrêt du 21 septembre 1994, série A no 294‑B, pp. 49-50, § 65). Certes, des règles régissant les établissements d’enseignement peuvent varier dans le temps en fonction entre autres des besoins et des ressources de la communauté ainsi que des particularités de l’enseignement de différents niveaux. Par conséquent, les autorités nationales jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Afin de s’assurer que les limitations mises en œuvre ne réduisent pas le droit dont il s’agit au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, la Cour doit se convaincre que celles-ci sont prévisibles pour le justiciable et tendent à un but légitime. Toutefois, à la différence des articles 8 à 11 de la Convention, elle n’est pas liée par une énumération exhaustive des « buts légitimes » sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 36, CEDH 2002‑II). En outre, pareille limitation ne se concilie avec ledit article que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
155. De telles limitations ne doivent pas non plus se heurter à d’autres droits consacrés par la Convention et les Protocoles (Linguistique belge, précité, p. 32, § 5, Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1982, série A no 48, p.19, § 41, et Yanasik, décision précitée). Les dispositions de ceux-ci doivent être envisagées comme un tout. Dès lors, il faut lire, le cas échéant, la première phrase de l’article 2 à la lumière, notamment, des articles 8, 9 et 10 de la Convention (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, p. 26, § 52 in fine).
156. Le droit à l’instruction n’exclut pas en principe le recours à des mesures disciplinaires, y compris des mesures d’exclusion temporaire ou définitive d’un établissement d’enseignement en vue d’assurer l’observation des règles internes des établissements. L’application de sanctions disciplinaires constitue l’un des procédés par lesquels l’école s’efforce d’atteindre le but dans lequel on l’a créée, y compris le développement et le façonnement du caractère et de l’esprit des élèves (voir, notamment, Campbell et Cosans, précité, p.14, § 33 ; voir aussi, en ce qui concerne l’exclusion d’un élève de l’école militaire, Yanasik, décision précitée, ou l’exclusion d’un étudiant pour fraude, Sulak, décision précitée).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
157. Par analogie avec son raisonnement concernant l’existence d’une ingérence sur le terrain de l’article 9 (paragraphe 78 ci-dessus), la Cour peut admettre que la réglementation litigieuse sur laquelle était fondé le refus d’accès à plusieurs cours ou épreuves opposé à l’intéressée en raison de son foulard islamique a constitué une limitation au droit de celle-ci à l’instruction, nonobstant le fait que l’intéressée a eu accès à l’université et pu suivre le cursus de son choix en fonction de ses résultats à l’examen d’entrée à l’université. Cependant, une analyse de l’affaire au regard du droit à l’instruction ne saurait en l’espèce se dissocier de la conclusion à laquelle la Cour est parvenue plus haut sous l’angle de l’article 9 (paragraphe 122 ci-dessus). En effet, les considérations énoncées à cet égard valent à l’évidence pour le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1, lequel constitue une critique de la réglementation incriminée présentée dans une optique semblable à celle formulée au regard de l’article 9.
158. A ce sujet, la Cour a déjà établi que la limitation litigieuse était prévisible pour le justiciable et poursuivait les buts légitimes que sont la protection des droits et libertés d’autrui et le maintien de l’ordre public (paragraphes 98 et 99 ci-dessus). Cette limitation avait manifestement pour finalité de préserver le caractère laïque des établissements d’enseignement.
159. En ce qui concerne le principe de proportionnalité, la Cour rappelle avoir jugé aux paragraphes 118 à 121 ci-dessus qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, en se fondant notamment sur les éléments suivants qui sont, à l’évidence, pertinents en l’espèce. D’une part, il est manifeste que les mesures en question ne constituent pas une entrave à l’exercice par les étudiants des obligations qui constituent les formes habituelles d’une pratique religieuse. D’autre part, le processus décisionnel concernant la mise en application des règlements internes a satisfait, dans toute la mesure du possible, à un exercice de mise en balance des divers intérêts en jeu. Les autorités universitaires ont judicieusement cherché à trouver des moyens appropriés sans préjudice de l’obligation de protéger les droits d’autrui et les intérêts du monde éducatif pour ne pas fermer les portes des universités aux étudiantes voilées. Enfin, il apparaît aussi que ce processus était assorti de garanties – principe de légalité et contrôle juridictionnel – propres à protéger les intérêts des étudiants (paragraphe 95 ci-dessus).
160. Il est par ailleurs artificiel de penser que la requérante, étudiante en médecine, ignorait les règles internes de l’Université d’Istanbul qui apportaient une restriction de lieu au port des tenues religieuses, et n’était pas suffisamment informée de leur justification. Elle pouvait raisonnablement prévoir qu’elle risquait de se voir refuser l’accès aux cours et épreuves si elle persistait à porter le foulard islamique à partir du 23 février 1998, comme cela s’est produit plus tard.
161. Partant, la limitation en question n’a pas porté atteinte à la substance même du droit à l’instruction de la requérante. En outre, à la lumière de ses conclusions au regard des autres articles invoqués par la requérante (paragraphes 122 ci-dessus et 166 ci-dessous), la Cour observe que la limitation en question ne se heurte pas davantage à d’autres droits consacrés par la Convention et ses Protocoles.
162. En conclusion, il n’y a pas eu violation de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8, 10 ET 14 DE LA CONVENTION
163. Comme devant la chambre, la requérante allègue une violation des articles 8, 10 et 14 de la Convention : la réglementation dont elle se plaint porterait atteinte à son droit au respect de sa vie privée ainsi qu’à son droit à la liberté d’expression, et constituerait également un traitement discriminatoire.
164. La Cour ne discerne cependant nulle violation des articles 8 et 10 de la Convention, l’argumentation tirée de ceux-ci n’étant que la reformulation du grief exprimé sur le terrain de l’article 9 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1, aux sujets desquels la Cour a conclu à l’absence de violation.
165. En ce qui concerne le grief tiré de l’article 14, pris isolément ou combiné avec l’article 9 de la Convention et la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, la Cour relève que celui-ci n’a pas été exposé de manière approfondie dans les plaidoiries de la partie requérante présentées à la Grande Chambre. Par ailleurs, comme cela a déjà été noté (paragraphes 99 et 158 ci-dessus), la réglementation concernant le port du foulard islamique ne vise pas l’appartenance de la requérante à une religion, mais poursuit notamment le but légitime de protection de l’ordre et des droits et libertés d’autrui et a manifestement pour finalité de préserver le caractère laïque des établissements d’enseignement. Par conséquent, les considérations à l’appui des conclusions de la Cour selon lesquelles nulle violation ne peut être constatée au regard de l’article 9 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1 valent sans conteste pour le grief tiré de l’article 14, pris isolément ou combiné avec lesdites dispositions.
166. Partant, la Cour conclut que les articles 8, 10 et 14 de la Convention n’ont pas été enfreints.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention ;
2. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 10 novembre 2005.
Luzius
Wildhaber
Président
T.L. Early
Adjoint au greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions suivantes :
– opinion concordante commune à M. Rozakis et Mme Vajić ;
– opinion dissidente de Mme Tulkens.
L.W.
T.L.E.
OPINION
CONCORDANTE COMMUNE À
M. LE JUGE ROZAKIS ET Mme LA JUGE VAJIĆ
(Traduction)
Nous partageons l’avis de la majorité selon lequel il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 9 de la Convention. Nous avons également voté pour le constat de non-violation de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, principalement au motif que le texte de l’arrêt est libellé de telle sorte qu’il est difficile de séparer ces deux conclusions. Comme indiqué au paragraphe 157 de l’arrêt : « une analyse de l’affaire au regard du droit à l’instruction ne saurait en l’espèce se dissocier de la conclusion à laquelle la Cour est parvenue plus haut sous l’angle de l’article 9 (...) En effet, les considérations énoncées à cet égard valent à l’évidence pour le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1, lequel constitue une critique de la réglementation incriminée présentée dans une optique semblable à celle formulée au regard de l’article 9. »
Toutefois, nous estimons qu’il aurait en réalité été préférable de traiter l’affaire sous le seul angle de l’article 9, comme cela a été fait dans l’arrêt de la chambre. Selon nous, la question principale qui se pose à la Cour est celle de l’ingérence de l’Etat dans le droit de la requérante de porter le foulard à l’université et de manifester ainsi en public ses convictions religieuses. La question centrale en l’occurrence est donc celle de la protection de la liberté de religion de l’intéressée telle que garantie par l’article 9 de la Convention. Cette disposition est dans ces conditions à l’évidence la lex specialis applicable aux faits de la cause ; le grief corollaire concernant les mêmes faits tiré de l’article 2 du Protocole no 1, quoiqu’indubitablement recevable, ne soulève aucune questions distincte sur le terrain de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DE Mme LA JUGE TULKENS
Pour un ensemble de raisons qui se prêtent un appui mutuel, je n’ai pas voté avec la majorité ni en ce qui concerne l’article 9 de la Convention, ni en ce qui concerne l’article 2 du Protocole no 1 relatif au droit à l’instruction, même si je suis entièrement d’accord avec la confirmation, par la Cour, du champ d’application de cette disposition à l’enseignement supérieur et universitaire.
A. La liberté de religion
1. Sur le plan des principes généraux rappelés par l’arrêt, j’ai avec la majorité des points d’accord profonds (§§ 104 à 108). Le droit à la liberté de religion garanti par l’article 9 de la Convention est un « bien précieux » aussi bien pour les croyants que pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Certes, l’article 9 de la Convention ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction et, dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (§ 106). Par ailleurs, pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture sont les caractéristiques essentielles d’une société démocratique et certains effets en découlent. D’une part, ces idéaux et ces valeurs d’une société démocratique doivent se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, ce qui implique nécessairement de la part des personnes des concessions réciproques. D’autre part, le rôle des autorités n’est pas d’enrayer la cause des tensions en éliminant le pluralisme mais de veiller, comme la Cour vient encore de le rappeler, à ce que les groupes opposés ou concurrents se tolèrent les uns les autres (Ouranio Toxo et autres c. Grèce, arrêt du 20 octobre 2005, § 40).
2. A partir du moment où la majorité accepte que l’interdiction de porter le foulard islamique dans l’enceinte de l’université constitue une ingérence dans le droit de la requérante de manifester sa religion garanti par l’article 9 de la Convention, que celle-ci était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, en l’espèce la protection des droits et libertés d’autrui et de l’ordre, l’essentiel du débat porte sur le point de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Par nature, un tel contrôle, par la Cour, s’effectue in concreto, en principe au regard de trois exigences, à savoir le caractère approprié de l’ingérence qui doit pouvoir protéger l’intérêt légitime mis en danger, le choix de la mesure qui est la moins
attentatoire au droit ou à la liberté en cause et, enfin, sa proportionnalité qui requiert une balance des intérêts en présence[1].
En l’espèce, l’approche de la majorité est sous-tendue par la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales et qui consacre, notamment, l’idée de la « meilleure position » dans laquelle celles-ci se trouvent pour apprécier la manière d’exécuter les obligations découlant de la Convention dans un domaine sensible (§ 109). Bien sûr, l’intervention de la Cour est subsidiaire et son rôle n’est pas d’imposer des solutions uniformes, surtout dans « l’établissement des délicats rapports entre l’État et les religions » (Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France, arrêt du 27 juin 2000, § 84), même si, dans certains autres arrêts concernant des conflits entre communautés religieuses, elle n’a pas toujours adopté la même retenue judiciaire (Serif c. Grèce, arrêt du 14 décembre 1999 ; Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, arrêt du 13 décembre 2001). Je partage donc entièrement l’idée que la Cour doit tenter de concilier l’universalité et la diversité et qu’elle n’a pas à se prononcer sur quelque modèle religieux que ce soit.
3. J’aurais peut-être pu suivre l’approche fondée sur la marge d’appréciation si deux éléments ne venaient, en l’espèce, en affaiblir singulièrement la pertinence. Le premier concerne l’argument utilisé par la majorité pour justifier l’ampleur de la marge, à savoir la diversité des pratiques nationales quant à la question de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement et donc l’absence de consensus européen en ce domaine. Or, l’aperçu de droit comparé ne permet pas une telle conclusion : dans aucun des États membres, l’interdiction du port de signes religieux ne s’est étendue à l’enseignement universitaire qui s’adresse à un public de jeunes adultes où le risque de pression est plus atténué. Le second concerne le contrôle européen dont doit s’accompagner la marge d’appréciation, qui va de pair avec celle-ci, même si ce contrôle est plus limité que lorsque aucune marge d’appréciation n’est laissée aux autorités nationales. En fait, il ne trouve tout simplement pas sa place dans l’arrêt si ce n’est en référence au contexte historique propre de la Turquie. Or, la question soulevée dans la requête, dont la portée au regard du droit à la liberté de religion garanti par la Convention est évidente, est une question qui n’est pas seulement « locale » mais qui revêt une importance commune aux États membres. La marge d’appréciation ne peut dès lors suffire à la soustraire à tout contrôle européen.
4. Quels sont les motifs sur lesquels est fondée l’ingérence que constitue l’interdiction du port du foulard dans le droit à la liberté de religion de la requérante ? En l’espèce, en s’appuyant exclusivement sur la position des autorités et juridictions nationales, la majorité développe, sur un plan général et abstrait, deux arguments principaux : la laïcité et l’égalité. J’adhère entièrement et totalement à chacun de ces principes. Mon désaccord porte sur la manière dont ils reçoivent ici application et sur la signification qui leur est donnée par rapport à la pratique litigieuse. Dans une société démocratique, je pense qu’il faut chercher à accorder – et non à opposer – les principes de laïcité, d’égalité et de liberté.
5. En ce qui concerne, tout d’abord, la laïcité, il s’agit à mes yeux, je le répète, d’un principe essentiel et sans doute nécessaire, comme la Cour constitutionnelle le souligne dans son arrêt du 7 mars 1989, à la protection du système démocratique en Turquie. Mais la liberté religieuse est, elle aussi, un principe fondateur des sociétés démocratiques. Dès lors, reconnaître la force du principe de laïcité ne dispense pas d’établir que l’interdiction de porter le foulard islamique qui frappe la requérante était nécessaire pour en assurer le respect et répondait, dès lors, à un « besoin social impérieux ». Seuls des faits qui ne peuvent être contestés et des raisons dont la légitimité ne fait pas de doute – et non pas des inquiétudes ou des craintes – peuvent répondre à cette exigence et justifier une atteinte à un droit garanti par la Convention. En outre, en présence d’une ingérence dans un droit fondamental, la jurisprudence de la Cour est clairement établie en ce sens qu’il ne suffit pas d’affirmer mais qu’il faut étayer les affirmations par des exemples concrets (Smith et Grady c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1999, § 89). Tel ne me paraît pas être le cas en l’espèce.
6. Au regard de l’article 9 de la Convention, la liberté qui est ici en cause n’est pas celle d’avoir une religion (le for interne) mais de manifester sa religion (le for externe). Si la Cour est allée très (peut-être trop) loin dans la protection des sentiments religieux (Otto-Preminger-Institut c. Autriche, arrêt du 20 septembre 1994 ; Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996), elle s’est montrée plus restrictive en ce qui concerne les pratiques religieuses (Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France, arrêt du 27 juin 2000 ; Dahlab c. Suisse, décision du 15 février 2001), qui ne paraissent d’ailleurs être protégées que de manière subsidiaire (§ 105). En fait, il s’agit d’un aspect de la liberté de religion auquel la Cour a été peu confrontée jusqu’à présent et qui ne lui a pas encore permis de se situer par rapport aux signes extérieurs des pratiques religieuses, comme par exemple le port d’un vêtement, dont la portée peut être très différente selon les confessions[2].
7. En se référant à l’arrêt Refah Partisi et autres c. Turquie du 13 février 2003, l’arrêt soutient qu’« [u]ne attitude ne respectant pas ce principe [de laïcité] ne sera pas nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester la religion » (§ 114). La majorité estime donc que le port du foulard est, en soi, une atteinte au principe de laïcité, prenant ainsi parti sur une question controversée, à savoir le sens du port du foulard et le lien qu’il entretient avec le principe de laïcité[3].
En l’espèce, dans sa généralité, cette appréciation soulève au moins trois difficultés. D’une part, l’arrêt ne répond pas à l’argument de la requérante, non contesté par le Gouvernement, faisant valoir qu’elle n’entendait pas mettre en cause le principe de laïcité auquel elle adhère. D’autre part, rien n’établit que son attitude, son comportement ou ses actes aient constitué des atteintes à ce principe, une approche que la Cour a toujours suivie dans sa jurisprudence (Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993 ; Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998). Enfin, l’arrêt ne fait aucune distinction entre les enseignants et les enseignés alors que dans la décision Dahlab c. Suisse du 15 février 2001 qui concernait une enseignante la dimension d’exemplarité du port du foulard était expressément invoquée par la Cour (p. 14). Si le principe de laïcité requiert un enseignement affranchi de toute manifestation religieuse et doit s’imposer aux enseignants, comme à tous les agents des services publics, qui se sont engagés volontairement dans un espace de neutralité, la situation des élèves et des étudiants me semble différente.
8. Le sens de la liberté de manifester sa religion est de permettre à chacun de l’exercer, individuellement ou collectivement, dans un lieu privé ou dans l’espace commun, à la double condition de ne pas porter atteinte aux droits et libertés d’autrui et de ne pas troubler l’ordre (article 9 § 2).
S’agissant de la première condition, celle-ci aurait pu se trouver remplie si le port du foulard par la requérante, comme signe religieux, avait revêtu un caractère ostentatoire ou agressif ou avait constitué un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande portant atteinte – ou susceptible de porter atteinte – aux convictions d’autrui. Mais cet argument n’est pas soutenu par le Gouvernement et rien ne l’établit en l’espèce dans le chef de Mlle Şahin. S’agissant de la seconde condition, il n’est pas davantage avancé ni démontré que le port du foulard par la requérante ait perturbé l’enseignement ou la vie universitaire ni qu’il ait provoqué quelque désordre. Aucune poursuite disciplinaire n’a d’ailleurs été engagée contre celle-ci.
9. La majorité soutient cependant que « lorsque l’on aborde la question du foulard islamique dans le contexte turc, on ne saurait faire abstraction de l’impact que peut avoir le port de ce symbole, présenté ou perçu comme une obligation religieuse contraignante, sur ceux qui ne l’arborent pas » (§ 115).
Sauf à abaisser le niveau d’exigence du droit à la liberté de religion en fonction du contexte, l’effet éventuel que le port du foulard, présenté comme un symbole, pourrait avoir sur celles qui ne le portent pas ne me paraît pas, à la lumière de la jurisprudence de la Cour, répondre à l’exigence d’un besoin social impérieux. Mutatis mutandis, dans le domaine de la liberté d’expression (article 10), la Cour n’a jamais accepté que des ingérences dans l’exercice de ce droit soient justifiées par le fait que les idées ou les discours ne sont pas partagés par tous et pourraient même heurter certains. Récemment, dans l’arrêt Gündüz c. Turquie du 4 décembre 2003, la Cour a jugé contraire à la liberté d’expression le fait qu’un dirigeant religieux musulman avait été condamné pour avoir violemment critiqué le régime laïc en Turquie, appelé à l’instauration de la Charia et qualifié de « bâtards » les enfants nés d’unions consacrées par les seules autorités laïques. Ainsi, la manifestation d’une religion par le port paisible d’un foulard peut être interdite alors que, dans le même contexte, des propos qui pourraient être entendus comme une incitation à la haine religieuse sont couverts par la liberté d’expression[4].
10. En fait, c’est la menace « des mouvements politiques extrémistes » qui entendent « imposer à la société toute entière leurs symboles religieux et leur conception de la société, fondée sur des règles religieuses » qui justifie, pour la Cour, la réglementation litigieuse laquelle constitue une « mesure destinée à protéger le pluralisme dans un établissement universitaire » (§ 115 in fine). La Cour avait déjà annoncé sa position dans l’arrêt Refah Partisi et autres c. Turquie du 13 février 2003 lorsqu’elle estime que « [d]ans un pays comme la Turquie, où la grande majorité de la population adhère à une religion précise, des mesures prises dans les universités en vue d’empêcher certains mouvements fondamentalistes religieux d’exercer une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas la religion en cause ou sur ceux adhérant à une autre religion peuvent être justifiées au regard de l’article 9 § 2 de la Convention. Dans ce contexte, des universités laïques peuvent réglementer la manifestation des rites et des symboles de cette religion, en apportant des restrictions de lieu et de forme, dans le but d’assurer la mixité des étudiants de croyances diverses et de protéger ainsi l’ordre public et les croyances d’autrui » (§ 95).
Si tout le monde s’accorde sur la nécessité d’empêcher l’islamisme radical, une telle justification se heurte néanmoins à une sérieuse objection. Le port du foulard ne peut, en tant que tel, être associé au fondamentalisme et il est essentiel de distinguer les personnes qui portent le foulard et les « extrémistes » qui veulent l’imposer, comme d’autres signes religieux. Toutes les femmes qui portent le foulard ne sont pas des fondamentalistes et rien ne l’établit dans le chef de la requérante. Elle est une jeune femme majeure et universitaire dont on peut supposer une capacité de résistance plus forte aux pressions dont l’arrêt ne fournit, au demeurant, aucun exemple concret. Son intérêt individuel à exercer le droit à la liberté de religion et à la manifester par un signe extérieur ne peut être entièrement absorbé par l’intérêt public à lutter contre les extrémistes[5].
11. En ce qui concerne ensuite l’égalité, la majorité met l’accent sur la protection des droits des femmes et le principe de l’égalité entre les sexes (§§ 115 et 116). A contrario, le port du foulard serait la marque de l’aliénation de la femme et, dès lors, l’interdiction assurerait la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes. Mais, quel est le lien entre le port du foulard et l’égalité des sexes ? L’arrêt n’en dit rien. Par ailleurs, quel est le sens du port du foulard ? Comme le relève la Cour constitutionnelle allemande dans son arrêt du 24 septembre 2003[6], le port du foulard n’a pas de signification univoque et cette pratique répond à des motivations variables. Elle ne symbolise pas nécessairement la soumission de la femme à l’homme et, dans certains cas, certains soutiennent qu’elle pourrait même être un instrument d’émancipation de la femme. Dans ce débat, la voix des femmes est absente, celles qui portent le foulard comme celles qui choisissent de ne pas le porter.
12. L’arrêt de la Grande Chambre se réfère ici à la décision Dahlab c. Suisse du 15 février 2001 en reprenant la partie de la motivation de cette décision qui est la plus contestable à mes yeux, à savoir que le port du foulard est un « signe extérieur fort », un symbole qui « semble être imposé aux femmes par un précepte religieux difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes » et que cette pratique est difficile à « concilier (...) avec le message de tolérance, de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que, dans une démocratie, tout enseignant doit transmettre à ses élèves » (§ 111 in fine).
Il n’appartient pas à la Cour de porter une telle appréciation, en l’occurrence unilatérale et négative, sur une religion et une pratique religieuse, tout comme il ne lui appartient pas d’interpréter, de manière générale et abstraite, le sens du port du foulard ni d’imposer son point de vue à la requérante. Celle-ci – qui est une jeune femme adulte et universitaire – a fait valoir qu’elle portait librement le foulard et rien ne contredit cette affirmation. A cet égard, je vois mal comment le principe d’égalité entre les sexes peut justifier l’interdiction faite à une femme d’adopter un comportement auquel, sans que la preuve contraire ait été apportée, elle consent librement. Par ailleurs, l’égalité et la non-discrimination sont des droits subjectifs qui ne peuvent être soustraits à la maîtrise de ceux et de celles qui sont appelés à en bénéficier. Une telle forme de « paternalisme » s’inscrit à contre-courant de la jurisprudence de la Cour qui a construit, sur le fondement de l’article 8, un véritable droit à l’autonomie personnelle (Keenan c. Royaume-Uni, arrêt du 3 avril 2001, § 92 ; Pretty c. Royaume-Uni, arrêt du 29 avril 2002, §§ 65-67 ; Christine Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 11 juillet 2002, § 90)[7]. Enfin, si vraiment le port du foulard était contraire en tout état de cause à l’égalité entre les hommes et les femmes, l’État serait alors tenu, au titre de ses obligations positives, de l’interdire dans tous les lieux, qu’ils soient publics ou privés[8].
13. Dans la mesure où l’interdiction de porter le foulard islamique dans l’enceinte universitaire n’est pas, à mes yeux, fondée sur des motifs pertinents et suffisants, elle ne peut être considérée comme une ingérence « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 9 § 2 de la Convention. Dans ces conditions, il y a atteinte au droit à la liberté de religion de la requérante garanti par la Convention.
B. Le droit à l’instruction
14. A partir du moment où la majorité estime qu’il convient aussi d’examiner le grief de la requérante fondé sur l’article 2 du Protocole no 1, je suis entièrement d’accord avec l’applicabilité à l’enseignement supérieur et universitaire de cette disposition, laquelle était d’ailleurs déjà inscrite dans le rapport de la Commission dans l’Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » du 24 juin 1965. L’arrêt souligne à juste titre que « nulle cloison étanche ne sépare l’enseignement supérieur du domaine de l’instruction » et il rappelle aussi, avec le Conseil de l’Europe, « le rôle essentiel et l’importance du droit à l’accès à l’enseignement supérieur dans la promotion des droits de l’homme et des libertés fondamentales et le renforcement de la démocratie » (§ 136). Par ailleurs, dans la mesure où le droit à l’instruction est le droit de toute personne à bénéficier des moyens d’instruction, l’arrêt précise qu’un État qui a créé des établissements d’enseignement supérieur « a l’obligation de veiller à ce que les personnes jouissent d’un droit d’accès effectif à ces établissements », sans discrimination (§ 137).
15. Toutefois, alors que l’arrêt insiste sur le fait que dans une société démocratique le droit à l’instruction est indispensable à la réalisation des droits de l’homme (§ 137), il est étonnant et regrettable qu’aussitôt après il prive la requérante de ce droit pour des motifs qui ne me paraissent ni pertinents, ni suffisants. La requérante n’est pas une étudiante qui sollicite, en se fondant sur sa conviction religieuse, des dispenses ou des modifications du programme d’enseignement de l’université dans laquelle elle est inscrite (ce qui était l’hypothèse dans l’arrêt Kjeldsen, Busk, Madsen et Pedersen c. Danemark du 7 décembre 1976). Elle souhaite simplement terminer ses études dans les mêmes conditions que celles qui existaient au moment de son inscription à l’université et à l’époque où elle les poursuivait sans que le port du foulard pose problème. Je pense qu’en refusant à la requérante l’accès aux cours et aux épreuves inscrits au programme de la Faculté de médecine, celle-ci a été privée de facto du droit d’accès à l’université et, partant, du droit à l’instruction.
16. L’arrêt de la Grande Chambre adopte « par analogie » son raisonnement concernant l’existence d’une ingérence sur le terrain de l’article 9 de la Convention et estime qu’une analyse au regard du droit à l’instruction « ne saurait en l’espèce se dissocier de la conclusion à laquelle elle est parvenue sous l’angle de cette disposition ». En effet, les considérations énoncées à cet égard « valent à l’évidence pour le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1 » (§ 157). Dans ces conditions, je pense que l’arrêt de la Chambre du 30 novembre 2004 avait sans doute raison de décider qu’aucune « question distincte » ne se posait sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1, les circonstances pertinentes et les arguments étant les mêmes que pour l’article 9 au sujet duquel elle avait conclu à l’absence de violation.
Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincue que le raisonnement en matière de liberté religieuse « vaut à l’évidence » dans le cadre du droit à l’instruction. Certes, ce dernier droit n’est pas un droit absolu et il peut être soumis à des limitations implicites mais celles-ci ne peuvent pas le réduire au point de l’atteindre dans sa substance même ni de le priver de son effectivité. En outre, ces limitations ne peuvent pas non plus se heurter à d’autres droits consacrés par la Convention dont les dispositions doivent être envisagées comme un tout. Par ailleurs, quand il s’agit d’une obligation négative, la marge d’appréciation est moins large et il appartient, en tout état de cause, à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Enfin, toute limitation ne peut se concilier avec le droit à l’instruction que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens et le but visé.
17. Qu’en est-il en l’espèce ? Je ne reprendrai pas ici la discussion portant sur le droit à la liberté de religion et je me limiterai à souligner des éléments additionnels qui concernent la proportionnalité des limitations apportées au droit à l’instruction de la requérante.
Tout d’abord, avant de refuser l’accès de la requérante aux cours et aux épreuves, les autorités auraient dû avoir recours à d’autres moyens soit pour tenter de convaincre la requérante de poursuivre ses études en ôtant le foulard (par exemple par une médiation), soit pour garantir la protection de l’ordre dans l’enceinte de l’université si celui-ci était effectivement mis en péril[9]. En fait, nulle autre mesure moins attentatoire au droit à l’instruction n’a été utilisée en l’espèce. Ensuite, il n’est pas contesté qu’en subordonnant la poursuite de ses études à la suppression du foulard et en lui refusant l’accès à l’université en cas de non-respect de cette exigence, la requérante a été contrainte de quitter le pays et de terminer ses études à l’université de Vienne. Aucune alternative ne s’offrait donc à elle alors que cet élément a été pris en considération dans l’arrêt Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France du 27 juin 2000 pour conclure à la non-violation de la Convention (§§ 80 et 81). Enfin, l’arrêt de la Grande Chambre n’opère aucune mise en balance des intérêts en présence : d’un côté, le préjudice causé à la requérante qui non seulement s’est vue privée de toute possibilité de terminer ses études en Turquie en raison de ses convictions religieuses mais qui soutient aussi que le retour dans son pays pour y exercer sa profession sera problématique en raison des difficultés de le reconnaissance des diplômes étrangers ; d’un autre côté, l’avantage qui résulte pour la société turque de l’interdiction du port du foulard par celle-ci dans l’enceinte universitaire.
Dans ces conditions, on peut raisonnablement soutenir que l’exclusion de la requérante des cours et des épreuves et, partant, de l’université a privé son droit à l’instruction de toute effectivité et, dès lors, a porté atteinte à la substance de celui-ci.
18. Il faut d’ailleurs se demander si pareille atteinte au droit à l’instruction ne revient pas, en définitive, à accepter, implicitement, pour la requérante, une discrimination fondée sur la religion. Dans la résolution 1464(2005) du 4 octobre 2005, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe rappelle aux États membres qu’il importe « de protéger pleinement toutes les femmes vivant sur le territoire contre toute violation de leurs droits fondée sur ou attribuée à la religion ».
19. Plus fondamentalement, en acceptant l’exclusion de la requérante de l’université au nom de la laïcité et de l’égalité, la majorité accepte son exclusion d’un lieu d’émancipation où précisément le sens de ces valeurs peut se construire et prendre sens. L’université donne l’expérience concrète d’un savoir libre et affranchi de toute autorité. C’est une telle expérience qui forme les esprits à la laïcité et à l’égalité plus efficacement qu’une obligation imposée sans adhésion. Le dialogue interreligieux et interculturel, fondé sur la tolérance, est une éducation et il est dès lors paradoxal de priver de cette éducation les jeunes filles qui portent le foulard et en raison de celui-ci. Vouloir la liberté et l’égalité pour les femmes ne peut signifier les priver de la chance de décider de leur avenir. L’interdiction et l’exclusion résonnent en écho au fondamentalisme que ces mesures veulent combattre. Ici comme ailleurs, les risques en sont connus : la radicalisation des croyances, les exclusions silencieuses, le retour vers les écoles religieuses. Rejetées par la loi, les jeunes femmes sont renvoyées vers leur loi. Or, nous le savons tous, l’intolérance nourrit l’intolérance.
20. Enfin, l’ensemble de ces questions doit aussi être lu à la lumière des observations contenues dans le rapport annuel d’activités de juin 2005 de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) qui s’inquiète du climat d’hostilité contre les personnes qui sont ou qui croient en la religion musulmane et estime que cette situation requiert attention et action dans le futur[10]. Je pense qu’il faut rappeler, encore et toujours, que ce sont les droits de l’homme qui sont les meilleurs moyens de prévenir et de combattre le fanatisme et l’extrémisme.
1. S. Van Drooghenbroeck, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, Bruxelles, Bruylant, 2001.
2. E. Brems, « The Approach of the European Court of Human Rights to Religion », in Th. Marauhn (éd.), Die Rechtsstellung des Menschen im Völkerrecht. Entwicklungen und Perspektiven, Tübingen, Mohr Siebeck, 2003, pp. 1 et s.
3. E. Bribosia et I. Rorive, « Le voile à l’école : une Europe divisée », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2004, p. 958.
6. Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, arrêt de la Deuxième Chambre du 24 septembre 2003, 2BvR 1436/042.