ECHR AFFAIRE �LKE c. TURQUIE

En l�affaire �lke c. Turquie,

La Cour europ�enne des Droits de l�Homme (deuxi�me section), si�geant en une chambre compos�e de :

�� MM. J.-P. Costa, pr�sident,
�� A.B. Baka,
�� R. T�rmen,
�� K. Jungwiert,
�� M. Ugrekhelidze,
�� M^mes A. Mularoni,
�� E. Fura-Sandstr�m, juges,
et de M^me S. Doll�, greffi�re de section,

Apr�s en avoir d�lib�r� en chambre du conseil les 15 novembre 2005 et 5 janvier 2006,

Rend l�arr�t que voici, adopt� � cette derni�re date :

PROC�DURE

1. A l�origine de l�affaire se trouve une requ�te (n^o 39437/98) dirig�e contre la R�publique de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Osman Murat �lke (� le requ�rant �), avait saisi la Commission europ�enne des Droits de l�Homme (� la Commission �) le 22 janvier 1997 en vertu de l�ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l�Homme et des Libert�s fondamentales (� la Convention �).

2. Le requ�rant a �t� repr�sent� par M. Kevin Boyle, professeur � l�universit� d�Essex, et par M^eTony Fisher, avocat � Essex. Le gouvernement turc (� le Gouvernement �) a �t� repr�sent� par son agent.

3. Le requ�rant all�guait en particulier que la s�rie de poursuites et de condamnations dont il avait fait l�objet pour avoir r�clam� le statut d�objecteur de conscience avait emport� violation des articles 3, 5, 8 et 9 de la Convention.

4. La requ�te a �t� transmise � la Cour le 1^er novembre 1998, date d�entr�e en vigueur du Protocole n^o 11 � la Convention (article 5 � 2 du Protocole n^o 11).

5. La requ�te a �t� attribu�e � la deuxi�me section de la Cour (article 52 � 1 du r�glement). Au sein de celle-ci, la chambre charg�e d�examiner l�affaire (article 27 � 1 de la Convention) a �t� constitu�e conform�ment � l�article 26 � 1 du r�glement.

6. Par une d�cision du 1^er juin 2004, la chambre a d�clar� la requ�te recevable.

7. Tant le requ�rant que le Gouvernement ont d�pos� des observations �crites sur le fond de l�affaire (article 59 � 1 du r�glement).

8. Le 1^er novembre 2004, la Cour a modifi� la composition de ses sections (article 25 � 1 du r�glement). La pr�sente requ�te a �t� attribu�e � la deuxi�me section ainsi remani�e (article 52 � 1).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L�ESP�CE

9. Le requ�rant est n� en 1970 et r�side � İzmir.

10. Jusqu�en 1985, il v�cut en Allemagne, o� il effectua une partie de sa scolarit�. Il se rendit ensuite en Turquie, o� il poursuivit son �ducation ainsi que ses �tudes universitaires.

11. En 1993, il devint membre actif de l�association des opposants � la guerre (Savaş Karşıtları Derneği � ci-apr�s le SKD), qui fut fond�e en 1992. Jusqu�� la fin de l�ann�e 1993, il repr�senta le SKD lors de divers colloques internationaux dans diff�rents pays. Apr�s la dissolution du SKD en novembre 1993, l�association d�İzmir des opposants � la guerre (İzmir Savaş Karşıtları Derneği � ci-apr�s l�ISKD) fut fond�e et le requ�rant en assura la pr�sidence de 1994 � 1998.

12. En ao�t 1995, le requ�rant fut appel� sous les drapeaux. Invoquant le fait qu�il �tait un pacifiste convaincu, il refusa d�effectuer le service militaire et br�la les feuilles d�appel publiquement lors d�une conf�rence de presse tenue le 1^er septembre 1995 � İzmir.

13. Le 8 octobre 1996, il fut arr�t�. Par un acte d�accusation du 18 octobre 1996, le procureur militaire pr�s le tribunal de l��tat-major g�n�ral d�Ankara inculpa le requ�rant en vertu de l�article 155 du code p�nal et de l�article 58 du code p�nal militaire pour avoir incit� des appel�s � se soustraire au service militaire.

14. Par un jugement du 28 janvier 1997, le tribunal de l��tat-major g�n�ral d�Ankara (� le tribunal de l��tat-major �) condamna le requ�rant sur la base de l�acte d�accusation du 18 octobre 1996 � une peine d�emprisonnement de six mois et � une amende. Constatant par ailleurs que le requ�rant �tait d�serteur, le tribunal de l��tat-major prit une ordonnance demandant au procureur militaire pr�s le tribunal de l��tat-major d�incorporer le requ�rant.

15. Le 3 mars 1997, le requ�rant se pourvut en cassation. Dans les motifs de son pourvoi, il invoqua, entre autres, les articles 9 et 10 de la Convention et d�clara qu�il �tait objecteur de conscience.

16. Par un arr�t du 3 juillet 1997, la Cour de cassation militaire confirma le jugement de premi�re instance.

17. Entre-temps, le 22 novembre 1996, le requ�rant fut transf�r� au 9^e r�giment attach� au commandement de gendarmerie de Bilecik. Il refusa de porter l�uniforme militaire et d�ex�cuter les ordres du commandant du r�giment. Il fut plac� en d�tention � la maison d�arr�t du r�giment o� il refusa de porter l�uniforme de la prison.

18. Par un acte d�accusation du 26 novembre 1996, le procureur militaire pr�s le tribunal du commandement des Forces tactiques a�riennes d�Eskişehir (� le tribunal du commandement �) accusa le requ�rant de � d�sob�issance persistante � et requit sa condamnation en application de l�article 87 du code p�nal militaire.

19. Concernant le refus du requ�rant de porter l�uniforme de la maison d�arr�t, le tribunal du commandement, par un jugement de r�f�r� du 2 d�cembre 1996, restreignit le droit du requ�rant de recevoir des visiteurs pendant quinze jours � titre de mesure disciplinaire.

20. Finalement, par un jugement du 6 mars 1997, le tribunal du commandement condamna l�int�ress� � une peine d�emprisonnement de cinq mois pour d�sob�issance persistante.

21. Le 4 juillet 1997, la Cour de cassation militaire confirma le jugement du 6 mars 1997.

22. Entre-temps, le requ�rant, qui fut lib�r� le 27 d�cembre 1996, ne rejoignit pas son r�giment. Il fut arr�t� et mis en d�tention provisoire.

23. Par un acte d�accusation du 7 mars 1997, le procureur militaire pr�s le tribunal du commandement inculpa le requ�rant de d�sertion et de � d�sob�issance persistante �.

24. Par un jugement du 23 octobre 1997, le tribunal du commandement condamna le requ�rant � une peine d�emprisonnement de dix mois et � une peine d�amende.

25. Dans l�intervalle, le 29 mai 1997, le requ�rant b�n�ficia d�une remise en libert� � condition qu�il rejoign�t son r�giment le 31 mai pour remplir ses obligations militaires. N�ayant pas rempli cette condition, il fut arr�t� le 9 octobre 1997 et transf�r� � la prison d�Eskişehir afin d�y purger la peine de r�clusion criminelle prononc�e par le tribunal du commandement le 6 mars 1997.

26. Par un acte d�accusation du 16 octobre 1997, le procureur militaire pr�s le tribunal du commandement requit la condamnation du requ�rant pour d�sertion du 31 mai 1997 au 9 octobre 1997.

27. Par un jugement du 22 janvier 1998, le tribunal du commandement condamna le requ�rant � une peine d�emprisonnement de dix mois pour les faits d�crits dans l�acte d�accusation susmentionn�.

28. Par un arr�t du 30 septembre 1998, la Cour de cassation militaire confirma le jugement du 22 janvier 1998.

29. Le 26 janvier 1998, le requ�rant fut escort� jusqu�� son r�giment � Bilecik. Il fut arr�t� en raison de son refus de porter l�uniforme militaire.

30. Par un jugement du 11 juin 1998, le tribunal du commandement le condamna � une peine d�emprisonnement de sept mois et quinze jours pour les incidents survenus le 28 janvier 1998.

31. Le 7 octobre 1998, la Cour de cassation militaire confirma le jugement du 11 juin 1998.

32. Apr�s avoir �t� de nouveau escort� jusqu�� son r�giment le 20 mars 1998, le requ�rant fut arr�t� le 21 mars 1998 pour son refus de porter l�uniforme militaire.

33. Par un jugement du 4 mai 1998, le tribunal du commandement le condamna � une peine d�emprisonnement de sept mois et quinze jours pour � d�sob�issance persistante � les 20 et 21 mars 1998.

34. Par un arr�t du 7 octobre 1998, la Cour de cassation militaire confirma le jugement du 4 mai 1998.

35. Entre-temps, le 4 mai 1998, le requ�rant fut renvoy� � son r�giment o� il refusa de porter l�uniforme militaire.

36. Par un jugement du 11 juin 1998, le tribunal du commandement le condamna � une peine d�emprisonnement de sept mois et quinze jours pour les incidents du 4 mai 1998.

37. Par un arr�t du 7 octobre 1998, la Cour de cassation militaire confirma le jugement rendu le 11 juin 1998 en premi�re instance.

38. Lib�r� le 24 novembre 1998, le requ�rant fut transf�r� � son r�giment et refusa � nouveau de porter l�uniforme militaire.

39. Il fut poursuivi et arr�t� pour les faits survenus le 24 novembre 1998, et condamn� � une peine d�emprisonnement de sept mois et quinze jours par le tribunal de commandement le 26 novembre 1998.

40. Par un arr�t du 22 septembre 1999, la Cour de cassation militaire confirma le jugement du 26 novembre 1998.

41. Le requ�rant purgea au total 701 jours d�emprisonnement � la suite de ces condamnations, � l�exception de la peine d�emprisonnement inflig�e dans le cadre de sa derni�re condamnation. Il est recherch� par les forces de l�ordre en vue de l�ex�cution de cette peine et vit actuellement dans la clandestinit�. Il a cess� toute activit� associative ou politique. Il n�a pas de domicile officiel et a rompu ses contacts avec l�administration. Il a �t� h�berg� par la famille de sa compagne, avec laquelle il n�a pas pu se marier l�galement. Il ne peut pas non plus reconna�tre officiellement son fils, n� de cette union.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

42. L�article 72 de la Constitution dispose :

� Le service patriotique est un droit et un devoir pour tout citoyen turc. La loi r�glemente les modalit�s suivant lesquelles ce service sera effectu� ou consid�r� comme effectu� au sein des forces arm�es ou dans le secteur public. �

43. Les dispositions juridiques en vigueur r�gissent uniquement l�accomplissement du service national au sein des forces arm�es. La loi ne pr�voit pas un service civil de remplacement.

44. L�article 1 de la loi n^o 1111 du 17 juillet 1927 sur le service militaire dispose :

� (...) tout homme de nationalit� turque est astreint au service militaire. �

45. Selon l�article 10 � 2 de la loi n^o 1111 sur le service militaire, lorsque le nombre d�appel�s est sup�rieur aux besoins de l�arm�e, les conscrits peuvent accomplir, apr�s avoir suivi une formation militaire de base, un service militaire court en �change du paiement d�une taxe ou peuvent terminer leur service dans le secteur public.

46. Le code p�nal militaire pr�cise qu�une fois inscrits sur les listes de recensement du service militaire, les appel�s doivent se pr�senter � l�unit� militaire d�sign�e. A d�faut, l�appel� est consid�r� comme ill�galement absent et peut �tre frapp� d�une sanction p�nale au titre de l�article 63 du code p�nal militaire. Tout acte additionnel de d�sob�issance est consid�r� comme une � d�sob�issance persistante � et tombe sous le coup de l�article 87/1 du code p�nal militaire.

47. Le passage pertinent en l�esp�ce de l�article 155 du code p�nal se lit ainsi :

� (...) Incitation � se soustraire au service militaire

Est passible de deux mois � deux ans d�emprisonnement et d�une peine d�amende (...) quiconque � hormis les cas �num�r�s aux articles pr�c�dents � incite (...) des appel�s � se soustraire au service militaire (...) �

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALL�GU�E DE L�ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

48. Le requ�rant se plaint d�avoir �t� poursuivi et condamn� en raison de ses convictions de pacifiste et d�objecteur de conscience. A cet �gard, il invoque les articles 3, 5, 8 et 9 de la Convention.

A. Th�ses d�fendues devant la Cour

49. Le requ�rant fait observer qu�� chaque fois qu�il a refus� de porter l�uniforme militaire, il a �t� condamn� et emprisonn�. A la suite de sa remise en libert�, il a �t� reconduit � son r�giment, condamn� et emprisonn� � nouveau pour avoir refus� de porter l�uniforme. Il pr�tend que la s�rie de poursuites et de condamnations dont il a fait l�objet en raison de ses convictions s�analyse une situation continue. Pour le requ�rant, cette s�rie de poursuites et de condamnations sans fin constitue une ing�rence au sens de l�article 9 et n�est pas proportionn�e aux buts vis�s par les autorit�s nationales.

Le requ�rant soutient aussi que les r�cents d�veloppements en Europe montrent que le droit de refuser d�accomplir le service militaire et d�opter pour l�objection de conscience devient un droit �tabli. Les nouveaux Etats membres du Conseil de l�Europe ont en principe tous reconnu ce droit. La Charte des droits fondamentaux de l�Union europ�enne reconna�t le droit � l�objection de conscience. La Turquie serait l�unique pays, parmi les vingt-six Etats du Conseil de l�Europe ayant adopt� une loi sp�ciale relative au service militaire, qui n�aurait pas reconnu ce droit.

50. Le Gouvernement conteste l�applicabilit� de l�article 9 au cas d�esp�ce. Il fait valoir que, selon la jurisprudence constante des organes de la Convention, cette derni�re ne garantit pas en tant que tel un droit � l�objection de conscience.

51. Quant au fond, le Gouvernement souligne qu�en droit interne l�obligation d�effectuer le service militaire s�applique � tous les hommes de nationalit� turque, et ne souffre aucune exception pour des motifs de conscience. Il rappelle que le requ�rant a �t� reconnu coupable d�insubordination militaire pour avoir viol� les dispositions relatives � la discipline militaire. Pour le Gouvernement, les faits reproch�s au requ�rant seraient de nature � susciter une certaine inqui�tude, voire un bouleversement chez les appel�s, et pouvaient l�gitimement justifier une sanction p�nale. Se r�f�rant aux affaires Heudens c. Belgique (n^o 24630/94, d�cision de la Commission du 22 mai 1995) et Autio c. Finlande (n^o 17086/90, d�cision de la Commission du 6 d�cembre 1991), le Gouvernement soutient par ailleurs que l�article 9 de la Convention doit �tre interpr�t� � la lumi�re de son article 4 et que le droit � l�objection de conscience n�est pas reconnu en tant que tel par la Convention.

B. Appr�ciation de la Cour

52. Dans sa d�cision sur la recevabilit� de la requ�te, la Cour a joint la question de l�applicabilit� de l�article 9 au fond. Cependant, elle estime qu�il convient d�examiner la pr�sente affaire sous l�angle de l�article 3 de la Convention, pour les raisons suivantes.

53. La Cour rappelle que, dans son arr�t Thlimmenos c. Gr�ce ([GC], n^o 34369/97, � 43, CEDH 2000-IV), elle a jug� inutile de rechercher si la condamnation initiale du requ�rant et le refus ult�rieur des autorit�s de proc�der � sa nomination s�analysaient en une ing�rence dans l�exercice de ses droits au titre de l�article 9 � 1. En particulier, elle a admis qu�elle n��tait pas tenue de se pencher dans cette affaire sur la question de savoir si, nonobstant le libell� de l�article 4 � 3 b), le fait d�infliger de telles sanctions � des objecteurs de conscience refusant d�effectuer leur service militaire peut en soi enfreindre le droit � la libert� de pens�e, de conscience et de religion consacr� par l�article 9 � 1.

54. Il en va de m�me en l�esp�ce. L�affaire posant des questions s�rieuses sous l�angle de l�article 3 de la Convention, la Cour n�estime pas n�cessaire d�approfondir son examen sur l�applicabilit� de l�article 9 de la Convention.

55. L�article 3 de la Convention se lit comme suit :

� Nul ne peut �tre soumis � la torture ni � des peines ou traitements inhumains ou d�gradants. �

56. Cette disposition consacre l�une des valeurs fondamentales des soci�t�s d�mocratiques (Soering c. Royaume-Uni, arr�t du 7 juillet 1989, s�rie A n^o 161, p. 34, � 88) et ne m�nage aucune exception. M�me l�article 15 de la Convention ne permet pas d�y d�roger en temps de guerre ou dans le cas d�un autre danger national (Chahal c. Royaume-Uni, arr�t du 15 novembre 1996, Recueil des arr�ts et d�cisions 1996-V, p. 1855, � 79).

57. Pour tomber sous le coup de l�article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravit� dont l�appr�ciation d�pend de l�ensemble des donn�es de la cause, notamment de la dur�e du traitement et de ses effets physiques ou mentaux (voir, par exemple, Irlande c. Royaume-Uni, arr�t du 18 janvier 1978, s�rie A n^o 25, p. 65, � 162). De plus, la Cour, afin d�appr�cier la valeur des �l�ments de preuve devant elle dans l��tablissement des traitements contraires � l�article 3, se sert du crit�re de la preuve � au-del� de tout doute raisonnable �. Une telle preuve peut r�sulter d�un faisceau d�indices, ou de pr�somptions non r�fut�es, suffisamment graves, pr�cis et concordants. Le comportement des parties lors de la recherche des preuves entre en ligne de compte dans ce contexte (ibidem, p. 65, � 161).

58. Un traitement est � inhumain � au sens de l�article 3 notamment s�il a �t� appliqu� avec pr�m�ditation pendant une longue dur�e, et s�il a caus� de vives souffrances physiques ou mentales (voir, entre autres, Kudła c. Pologne [GC], n^o 30210/96, � 92, CEDH 2000-XI). En outre, en recherchant si une peine ou un traitement est � d�gradant � au sens de l�article 3, la Cour examinera si le but �tait d�humilier et de rabaisser l�int�ress� et si, consid�r�e dans ses effets, la mesure a ou non atteint la personnalit� de celui-ci d�une mani�re incompatible avec l�article 3 (Albert et Le Compte c. Belgique, arr�t du 10 f�vrier 1983, s�rie A n^o 58, p. 13, � 22). Pour que l�arrestation ou la d�tention d�une personne dans le cadre de poursuites judiciaires soient d�gradantes au sens de l�article 3, l�humiliation ou l�avilissement dont elles s�accompagnent doivent se situer � un niveau particulier et diff�rer en tout cas de l��l�ment habituel d�humiliation inh�rent � chaque arrestation ou d�tention (voir, mutatis mutandis, Raninen c. Finlande, arr�t du 16 d�cembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2821-2822, � 55). Lorsqu�on �value les effets des conditions de d�tention sur le requ�rant, il y a lieu de prendre en compte aussi leurs effets cumulatifs (Dougoz c. Gr�ce, n^o 40907/98, � 46, CEDH 2001-II).

59. A la lumi�re de ce qui pr�c�de, la Cour consid�re que, dans la pr�sente affaire, les condamnations sucessives du requ�rant et le risque pour lui de faire l�objet de poursuites p�nales continues, pour avoir refus� de porter l�uniforme en raison de ses convictions philosophiques, le mettent sans doute dans une situation d�humiliation ou d�avilissement. Elle est invit�e � se prononcer sur la question de savoir si cette situation se d�marque de l��l�ment d�humiliation inh�rente � une condamnation au p�nal ou � une d�tention.

60. La Cour constate en l�esp�ce qu�un nombre important de poursuites et de condamnations n�ont nullement exempt� le requ�rant de l�obligation d�effectuer le service militaire. L�int�ress� a d�j� �t� condamn� huit fois � des peines d�emprisonnement pour avoir refus� de porter l�uniforme. En effet, � chaque fois qu�il a �t� lib�r� apr�s avoir purg� sa peine, il a �t� escort� jusqu�� son r�giment et, � la suite de son refus d�effectuer son service militaire ou de mettre l�uniforme, il a de nouveau �t� condamn� et transf�r� � la prison. De plus, il doit faire face au risque de se voir imposer des peines d�emprisonnement successives jusqu�� la fin de sa vie s�il persiste dans son refus d�accomplir le service militaire obligatoire.

61. La Cour note sur ce point que le droit turc ne contient aucune disposition sp�cifique r�glementant les sanctions pr�vues pour les personnes refusant de porter l�uniforme pour des motifs de conscience ou de religion. Les r�gles applicables en la mati�re sont, semble-t-il, les dispositions du code p�nal militaire qui r�priment de mani�re g�n�rale la d�sob�issance aux ordres des sup�rieurs hi�rarchiques. Ce cadre juridique n�est �videmment pas suffisant pour r�glementer de mani�re ad�quate les situations d�coulant du refus d�effectuer le service militaire pour des raisons de conviction. En raison du caract�re inappropri� de la l�gislation g�n�rale appliqu�e � sa situation, le requ�rant a fait et risque encore de faire l�objet d�une s�rie interminable de poursuites et de condamnations p�nales.

62. La Cour rappelle que dans l�affaire Thlimmenos, apr�s avoir constat� que le requ�rant avait d�j� purg� une peine d�emprisonnement pour avoir refus� de porter l�uniforme, elle a jug� disproportionn�e l�exclusion de l�int�ress� de la profession d�expert-comptable en tant que deuxi�me sanction (pr�cit�, � 47). En l�esp�ce, les multiples poursuites p�nales dirig�es contre le requ�rant, les effets cumulatifs des condamnations p�nales qui en r�sultent, l�alternance continue des poursuites et des peines d�emprisonnement, combin�s avec la possibilit� d��tre poursuivi tout au long de sa vie, s�av�rent disproportionn�s au but d�assurer le service militaire. Elles reviennent plut�t � r�primer la personnalit� intellectuelle du requ�rant, � lui inspirer des sentiments de peur, d�angoisse et de vuln�rabilit� propres � l�humilier, � l�avilir et � briser sa r�sistance et sa volont�. La clandestinit� et m�me la � mort civile �, si on l�ose dire, auxquelles le requ�rant a �t� astreint sont incompatibles avec un r�gime de r�pression dans une soci�t� d�mocratique.

63. Dans ces circonstances, la Cour estime que, pris dans leur ensemble et compte tenu de leur gravit� et de leur caract�re r�p�titif, les traitements inflig�s au requ�rant ont provoqu� des douleurs et souffrances graves, qui d�passaient l��l�ment habituel d�humiliation inh�rent � une condamnation p�nale ou � une d�tention. Force est de consid�rer l�ensemble de ces actes comme des traitements d�gradants au sens de l�article 3 de la Convention.

64. A la lumi�re de ce qui pr�c�de, la Cour conclut qu�il y a eu violation de l�article 3 de la Convention.

II. AUTRES GRIEFS

65. Se fondant sur les m�mes faits, le requ�rant all�gue �galement la violation des articles 5, 8 et 9 de la Convention.

66. R�it�rant les arguments qu�il a pr�sent�s dans le cadre des griefs expos�s ci-dessus, le Gouvernement estime que ces plaintes doivent �tre, elles aussi, rejet�es.

67. Le requ�rant maintient ses dol�ances.

68. Apr�s avoir examin� les griefs, la Cour constate que les faits sur lesquels le requ�rant fonde ses dol�ances sont pratiquement les m�mes que ceux concernant les griefs examin�s dans les parties pr�c�dentes du pr�sent arr�t.

Elle estime en cons�quence qu�il ne s�impose pas de statuer s�par�ment sur les griefs tir�s des articles 5, 8 et 9 de la Convention.

III. SUR L�APPLICATION DE L�ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

69. Aux termes de l�article 41 de la Convention,

� Si la Cour d�clare qu�il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d�effacer qu�imparfaitement les cons�quences de cette violation, la Cour accorde � la partie l�s�e, s�il y a lieu, une satisfaction �quitable. �

A. Dommages

70. Dans le cas o� la Cour conclurait � la violation de l�article 9, le requ�rant demande que le Gouvernement soit invit� � adopter une l�gislation r�gissant l�objection de conscience, conform�ment � la recommandation R (87) et 1518/2001 de l�Assembl�e parlementaire, � annuler ses condamnations et � cesser les poursuites dirig�es contre lui.

71. Le requ�rant r�clame 20 000 euros (EUR) pour le dommage moral qu�il dit avoir subi en raison de l�angoisse caus�e par les neuf poursuites p�nales ayant toutes abouti � des condamnations, les 701 jours d�emprisonnement et le risque d��tre arr�t� � tout moment comme d�serteur.

72. Le Gouvernement consid�re que la demande du requ�rant est excessive et qu�un �ventuel constat de violation suffirait � compenser les dommages.

73. En ce qui concerne les mesures sp�cifiques demand�es par le requ�rant, la Cour rappelle que ses arr�ts ont un caract�re d�claratoire pour l�essentiel et qu�en g�n�ral il appartient en premier lieu � l�Etat en cause, sous le contr�le du Comit� des Ministres, de choisir les moyens � mettre en �uvre dans son ordre juridique interne pour s�acquitter de son obligation au regard de l�article 46 de la Convention (voir, entre autres, �calan c. Turquie [GC], n^o 46221/99, � 210, CEDH 2005-...)

74. Par ailleurs, compte tenu de l�ensemble des circonstances de l�esp�ce, la Cour admet que le requ�rant a subi un pr�judice moral que ne saurait r�parer le seul constat de violation. Statuant en �quit�, elle alloue � l�int�ress� 10 000 EUR � ce titre.

B. Frais et d�pens

75. Le requ�rant sollicite une somme de 5 250 livres sterling (GBP), soit 7 525,37 EUR, qui se d�composerait ainsi : 4 000 GBP pour les honoraires d�avocat, 750 GBP pour les frais de recherches, et 500 GBP pour d�penses diverses.

76. Le Gouvernement juge ces pr�tentions manifestement excessives. Il fait observer qu�aucun justificatif n�a �t� pr�sent� � l�appui des montants r�clam�s par les conseils du requ�rant.

77. La Cour constate tout d�abord que le requ�rant n�a pas fourni le d�tail du nombre d�heures de travail de son avocat et qu�il n�a soumis aucune note de frais et d�honoraires. Conform�ment � l�article 60 � 2 de son r�glement, elle ne saurait donc accueillir cette demande telle quelle. Il n�en reste pas moins que le requ�rant a n�cessairement encouru des frais pour le travail effectu� par ses avocats aux fins de sa repr�sentation dans cette affaire, qui pr�sente une certaine complexit�.

Partant, la Cour estime raisonnable d�accorder au requ�rant la somme de 1 000 EUR.

C. Int�r�ts moratoires

78. La Cour juge appropri� de baser le taux des int�r�ts moratoires sur le taux d�int�r�t de la facilit� de pr�t marginal de la Banque centrale europ�enne major� de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, � l�UNANIMIT�,

1. Dit qu�il y a eu violation de l�article 3 de la Convention ;

2. Dit qu�il n�y a pas lieu d�examiner s�par�ment les autres griefs du requ�rant au regard des articles 5, 8 et 9 de la Convention ;

3. Dit

a) que l�Etat d�fendeur doit verser au requ�rant, dans les trois mois � compter du jour o� l�arr�t sera devenu d�finitif conform�ment � l�article 44 � 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral, � convertir en nouvelles livres turques au taux applicable � la date du r�glement ;

ii. 1 000 EUR (mille euros) pour frais et d�pens, � convertir en livres sterling au taux applicable � la date du r�glement ;

iii. tout montant pouvant �tre d� � titre d�imp�t sur lesdites sommes ;

b) qu�� compter de l�expiration dudit d�lai et jusqu�au versement, ces montants seront � majorer d�un int�r�t simple � un taux �gal � celui de la facilit� de pr�t marginal de la Banque centrale europ�enne applicable pendant cette p�riode, augment� de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction �quitable pour le surplus.

Fait en fran�ais, puis communiqu� par �crit le 24 janvier 2006 en application de l�article 77 �� 2 et 3 du r�glement.

�� S. Doll�� J.-P. Costa�� Greffi�re�� Pr�sident